Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

Langue, science, littérature et réalité

PAR

KNUD TOGEBY

1. Langue et réalité

Depuis Saussure, la théorie de l'arbitraire du signe est universellement admise. Selon cette thèse, il n'y a pas de rapport direct entre la langue et la réalité. La preuve fondamentale en est la pluralité des langues. Et ce sont les deux aspects du signe linguistique qui sont arbitraires par rapport à la réalité, non seulement l'expression, mais aussi le contenu. L'arbitraire de l'expression saute le plus aux yeux: l'aspect phonique des mots cheval, Pferd, horse, est sans aucun rapport avec l'animal cheval.

Mais il en est de même du contenu. Les mots forment des systèmes différents dans les différentes langues, et par conséquent ces systèmes ne peuvent pas refléter d'une façon univoque la réalité, dont l'essence, d'ailleurs, nous est en principe inconnue (voir § 2). Au système allemand de trois éléments, Mensch, Mann, Weib, correspond en français un système à deux termes: homme et femme. En anglais on a un mot pour l'animal en soi, un autre pour l'animal comme viande : sheep et mutton, auxquels correspond en français le seul mot mouton, etc.

On fait parfois état de mots dits expressifs qui imiteraient les bruits de la nature, les onomatopées. Mais même dans ce cas, on constate que les langues n'ont pas recours à des termes identiques, et que, par conséquent, ia nature n'en dicte pas. On rend les cris des animaux, ceux du chien et du chat par exemple, par des onomatopées différentes en français et en anglais. C'est que le système phonologique d'une langue joue un rôle jusque dans ces cas extrêmes.

La confusion entre langue et réalité s'appelle magie verbale. Elle n'est peut-être pas aussi répandue dans la société moderne que dans les sociétés primitives. Mais on peut voir les gens les plus civilisés attribuer à certains mots plus d'importance qu'ils n'en ont en réalité. Cette dernière formule, «en réalité», n'est pas une contradiction. Tout en étant dépourvue de rapport univoque avec la réalité, la langue fait

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évidemment partie de la réalité et peut, en tant que telle, être décrite
par la science (§ 2).

La langue est le propre de l'homme. Elle lui est un instrument indispensable, qui lui a permis de maîtriser la nature, la réalité. Mais la langue, par le fait même d'être l'intermédiaire entre l'homme et la réalité, devient aussi une barrière entre les deux. C'est la langue qui crée l'aliénation fondamentale de l'homme, lequel ne saurait s'intégrer à la réalité comme le font les animaux. D'où toutes sortes de nostalgies romantiques.

2. Science et réalité

Depuis Kant, on sait que la perception chez l'homme ne peut jamais atteindre la réalité, das Ding an sich, mais seulement le phénomène. On peut appliquer cette formule à la science et à la philosophie en général et alors constater que celles-ci ne sauraient jamais atteindre la réalité en soi. Les scientifiques et les philosophes ne peuvent qu'élaborer des hypothèses, des théories, des modèles qu'ils peuvent essayer de vérifier en les confrontant avec la réalité. Mais ces modèles ne sauraient jamais se confondre avec la réalité. Si cela était, la science pourrait atteindre son but final et cesserait ainsi d'être science.

La confusion entre la description scientifique et la réalité est une erreur ontologique. Elle est de nos jours autrement répandue que la magie verbale. La raison en est que, si les langues sont multiples, la science, dans une certaine mesure, est une. Les langues sont là, depuis toujours, dans leur disparité, mais la science constitue un effort constant d'approcher la réalité. Quoi de plus naturel que de voir dans la répartition des espèces zoologiques et botaniques la nature elle-même, au lieu d'y voir seulement des théories scientifiques.

Mais il faut se rappeler que si ceux qui s'occupent d'une science peuvent être d'accord dans les grandes lignes, ils ne le sont jamais entièrement, et même les grandes lignes d'une science sont bouleversées de temps en temps. L'univers de Ptolémée est remplacé par celui de Copernic, celui de Newton par celui d'Einstein, mais la science n'atteint jamais l'univers de la réalité. Et si l'on se tourne vers les deux sciences qui sont les miennes, linguistique et critique littéraire, on constate que la différence entre description scientifique et réalité saute aux yeux.

Pour ce qui est de la linguistique, c'est peut-être cette différence que
Saussure a voulu marquer par ces termes un peu énigmatiques de langue

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et parole. La langue est le réseau de règles grammaticales que peuvent formuler les grammairiens, tandis que la parole est la phrase vivante dont aucune description scientifique ne saurait jamais rendre entièrement compte. Certains philosophes modernes ont cru que les linguistes structuralistesvoulaient et pouvaient réduire le langage à un réseau de règles et rendre ainsi superflu ou secondaire le sujet parlant. Si, en effet, les linguistes ont pour idéal un modèle aussi complet, ils savent cependant qu'ils ne l'atteindront jamais, que la parole vivante ne saurait être renferméedéfinitivement dans des formules scientifiques.

Pour ce qui est de la littérature, le désaccord entre science et réalité est encore plus voyant. Personne ne songerait à confondre l'œuvre littéraire avec son interprétation critique. On peut tout au plus trouver une école critique qui préconise l'effacsment du critique devant l'œuvre, ce qui peut conduire à la paraphrase, ou mieux, à la lecture et à la représentation.

3. Langue et science

Si le rapport arbitraire entre langue et réalité, et l'état de modèle ou d'hypothèse où se trouve la science devant la réalité, sont des faits reconnus d'une façon générale, il en va autrement du rapport entre langue et science, ou entre langue et philosophie. Loin de les distinguer et de les séparer, une tendance moderne, venue aussi bien de la linguistique que de la philosophie, veut confondre ces deux aspects de l'activité humaine.

Le positivisme logique, représenté par exemple par Carnap, a voulu faire de la logique scientifique une syntaxe, et a également voulu faire de la sémantique un terme philosophique. La philosophie d'Oxford a voulu réduire tous les problèmes philosophiques au niveau de la langue quotidienne. Les différentes sciences sont regardées comme des langues, par exemple la linguistique, que certains linguistes appellent une métalangue.

Cette confusion est, à mon avis, une erreur tout aussi grave que la magie verbale et l'erreur ontologique. Il est vrai, évidemment, que la logique, les mathématiques, toute autre science ou toute autre philosophie sont formulées dans une langue, mais cela ne veut pas dire que ces sciences et ces philosophies peuvent être conçues comme des langues. Le propre des langues naturelles est justement leur universalisme. Grâce à elles, les hommes peuvent communiquer entre eux à propos de n'importe quoi, à propos de la réalité. Mais les langues sont des assistantes qui

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s'effacent, qui sont prêtes à tous les services, mais qui ne sont rien en
soi, qui servent à penser, mais qui n'ont pas d'influence sur la pensée.

C'est, encore une fois, la pluralité des langues qui prouve leur neutralité. La même logique, la même mathématique, le même raisonnement philosophique peuvent être formulés dans n'importe quelle langue. Il est très peu pratique d'appeler syntaxe la logique, car la syntaxe linguistique qui varie d'une langue à l'autre diffère du tout au tout de la logique universelle. Sémantique philosophique et sémantique linguistique sont deux choses radicalement différentes, et la terminologie commune est pleine de risques. La sémantique philosophique est la même pour les philosophes de toutes les nationalités. La sémantique linguistique est particulière à chaque langue et dépend des possibilités combinatoires des mots dans chaque langue.

Il est particulièrement néfaste qu'on ait appelé langues des sciences telles que la logique, la mathématique, la linguistique. Ce ne sont pas des langues de la même espèce que les langues naturelles. Ce sont des «langues» artificielles et internationales, créées par les spécialistes des sciences en question et transformées par eux. Ces «langues» se réduisent d'ailleurs à un vocabulaire spécial et n'ont pas de syntaxe particulière, sinon celle de la logique, également internationale. C'est ainsi qu'on a appelé métalangue la linguistique, bien qu'il s'agisse en réalité d'un simple emploi de la langue ordinaire, qui peut évidemment servir a parler des langues comme de n'importe quoi.

C'est dans cette perspective qu'il faut voir, je crois, la conception de structure profonde de l'école de grammaire transformationnelle. Chomsky veut chercher sous la structure superficielle des multiples langues naturelles une structure profonde, commune à toutes les langues et indépendante des particularités de toutes les langues. Cette structure profonde ressemble curieusement à la logique, comme l'a remarqué Chomsky lui-même dans l'ouvrage où il traite de ce qu'il appelle, très improprement, la linguistique cartésienne, c'est-à-dire celle de la grammaire de Port-Royal.

Je tiens à souligner que ce que je critique ici n'est pas la grammaire transformationnelle en soi, mais seulement la conception de structure profonde. L'importance des transformations grammaticales me paraît évidente: il n'y a là qu'un autre mot pour les possibilités combinatoires des unités de la langue, base indispensable à toute grammaire. En étudiantces transformations, on constatera que certaines constructions sont plus simples, d'autres plus compliquées. Mais cela aussi change

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d'une langue à l'autre, et l'on ne saurait arriver à une structure profonde d'avant la tour de Babel. Ce à quoi on arrive, c'est seulement que toutes les langues peuvent tout exprimer. Et ce fonds commun, c'est la logique et la sémantique communes à la pensée humaine, mais extérieures aux langues naturelles.

4. Littérature et réalité

Une des plus anciennes théories sur la nature de la poésie, de la littérature, est celle de Platon, qui y voyait une mimesis, une imitation de la réalité. Une telle conception de la littérature en fait quelque chose de dérivé, de secondaire, de passif, et l'on comprend que Platon, sur ces prémisses, l'ait rejetée de son État idéal.

Au lieu de confondre ainsi littérature et réalité, une autre tendance consiste à souligner l'aspect créateur de la littérature. L'auteur n'imite pas la réalité, mais en crée une autre. La littérature est une espèce de révolte, dit Camus. Avec son œuvre d'art, le poète veut transformer le monde et l'homme.

5. Littérature et science

La littérature ne se confond pas non plus avec la science. Un programme formulé par plusieurs écoles littéraires a voulu faire de la littérature une espèce de description scientifique de la réalité. C'était, avant tout, l'idéal de l'école naturaliste. Zola s'est imaginé de pouvoir faire des expériences en littérature comme Claude Bernard en faisait en chimie.

Mais les romans et les pièces de théâtre ne sont pas des hypothèses ou des modèles scientifiques dont on peut vérifier l'exactitude, en les comparant à la réalité. Ces œuvres d'art littéraires créent une réalité nouvelle qui peut, à son tour, être soumise à une description scientifique faite par une science qu'on appelle la critique littéraire.

La différence entre littérature et science saute peut-être le plus aux yeux dans les genres littéraires qui veulent s'approcher le plus de la science et qui deviennent ainsi particulièrement faux : le roman historique et la science-fiction.

6. Langue et littérature

Nous avons vu jusqu'ici que, malgré certains risques de confusion, il y
a en principe un rapport d'indépendance entre langue et réalité (§ 1),

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science et réalité (§ 2), langue et science (§ 3), littérature et réalité (§ 4), littérature et science (§ 5). Mais, chose frappante et curieuse, on doit constater, par contre, qu'entre langue et littérature il y a une relation de dépendance, puisque la langue est le matériau dont est faite l'œuvre d'art littéraire.

Est-ce à dire qu'on doive les confondre? Non point. En effet, la langue n'est pas seulement matériau artistique, mais également bien d'autres choses, puisqu'elle peut servir à la communication orale et écrite (§ 1), et à formuler toutes les hypothèses et tous les modèles des sciences (§ 3). Mais dans ces autres fonctions, chaque langue n'est qu'instrument; elle peut être remplacée par d'autres langues, exerçant la même fonction, exprimant la même chose : elle peut être traduite.

II n'en est pas ainsi de la langue en tant que matériau artistique. Une œuvre d'art littéraire, un poème, un roman, un drame, est créée dans une langue donnée et ne saurait, à strictement parler, être traduite. Cela se fait, il est vrai, mais une telle traduction ne peut jamais être fidèle à l'original, puisque l'aspect sonore ne peut pas être le même et puisqu'elle implique une interprétation qui écarte la possibilité d'autres interprétations de l'original.

Si l'œuvre d'art littéraire est inséparable de la langue, elle ne s'y réduit cependant pas, et l'on ne saurait la décrire à l'aide de la science qui décrit la langue, à savoir la linguistique, ainsi que certains sémiologues modernes l'ont cru. Car la langue n'est que le matériau de l'œuvre littéraire, son expression, pourrait-on dire par une analogie linguistique qui, peut-être, est déjà un peu dangereuse. La langue, et aussi bien son aspect sonore que son aspect intellectuel, est utilisée par l'artiste pour former un univers littéraire, dont l'interprétation rend nécessaires les méthodes d'une science proprement littéraire.

Knud Togeby

COPENHAGUE