Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2Morphonologie du nom roumainPAR MICHAEL HERSLUND 1.0. Parmi les faits qui distinguent le roumain des autres langues romanes, la flexion nominale tient une place à part. Abstraction faite des phénomènes bien connus: flexion casuelle, forme vocative, article défini postposé, noms ambigènes (ou neutres), le présent article vise à donner, dans le cadre de la phonologie generative, une description des alternances phonologiques qui caractérisent les noms roumains (plusieurs d'entre elles sont des phénomènes généraux de la phonologie roumaine, c'est-à-dire qu'elles ne présupposent pas des environnements marqués explicitement [Nom]). La flexion (nominale) du roumain présente un champ très fécond en alternances morphonologiques; c'est donc à très juste titre que le professeur Hoybye a composé son article: «Pour rendre le roumain moins difficile» (1970). Un des buts de la phonologie generative est de découvrir les régularités, dans les systèmes morphologiques, qui ne sont pas immédiatement apparentes .l Par un ensemble de règles on relie des représentations de base aux manifestations phoniques ; c'est seulement au niveau de la représentation abstraite (de base) que se laissent découvrir les régularités profondes du système linguistique. Des alternances comme : mare/mari, mâr/meri, masa/ mese se laissent difficilement expliquer dans le cadre d'une description taxonomique, où l'on peut faire l'inventaire des alternances vocaliques des types mentionnés, mais où la distribution des allomorphes semble assez fortuite, cf. p.ex. V. Gu{u Romalo (1968), P. Diaconescu (1971). Une méthode qui présuppose des formes de base et qui, parmi ses outils,possède des notions comme règle et organisation des règles peut prétendre à expliquer des faits de ce genre. Voici en effet la dérivation 1: M. Halle (1959), p. 24: The phonological description must be appropriately integrateci into thè giammai* of thè ianguage. Particularly, in selecting phonological représentations of individuai morphèmes, thèse must be chosen so as to yield simple statements of ali grammatical opérations - iike inflection and dérivation - in which they may be involved.
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des formes en question comme proposée ici (les nombres renvoient aux 1.1. Le système phonologique Voici le tableau des phonèmes roumains, représentés par traits distinctifs : la classe entière des voyelles (abréviation V) étant définie par les traits [-f vocalique], [- consonantique], tandis que les liquides (abr. L) sont [-f vocalique], [+ consonantique], les semi-voyelles [- voc], [- cons], et les consonnes (abr. C) [- voc], [+ cons]. Tableau des consonnes: Ces tableaux appellent des remarques: les traits choisis comme pertinents sont à peu près ceux de Chomsky & Halle (1968). Du point de vue phonétique, [i], [a], [a] sont des voyelles centrales, cf. A. Avram (1970). Mais du point de vue phonologique, elles peuvent être traitées comme des voyelles postérieures, non-arrondies. Les affriquées /£/, /j/, /c/ (le 't' de l'orthographe) sont interprétées comme des unités: plutôt que d'établir un inventaire de phonèmes minimum, la phonologie generative s'efforce
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de décrire le comportement des morphèmes à partir de règles d'un maximum de simplicité et de généralité. Ainsi, des alternances comme barbai/barba¡i sont décrites par le changement d'un seul trait: le /-t/ devenant [-+- strident], c'est-à-dire /-c/ devant le /-i/ du pluriel, simplicité que n'obtiendra pas la solution biphonématique /ts/. Les [k'], [g'] palataliséssont considérés comme des variantes des phonèmes /k/, /g/: /kj/, /gj/. Comme toute analyse phonologique, celle proposée ici implique une série de choix qui sont discutables de plusieurs points de vue. La justification des choix opérés ici sera la formulation des règles qui seront appliquées aux morphèmes roumains représentés par ces phonèmes primaires. 1.2. La structure morphologique d'un nom roumain sera représentée par le diagramme suivant qui n'appellera pas beaucoup de commentaires (pour la distribution des flexifs, voir p.ex. V. Gu^u Romalo (1968), A. Belchiçà (1969), P. Diaconescu (1971)). Comme on le voit, toutes les occurrences d'un nom sont dérivées d'une seule forme de base : Les frontières qui sont pertinentes pour les règles phonologiques, et, par là, pour la manifestation phonique finale, sont les suivantes: 1. -: frontière de racine2 (lup-u: racine (mase.) + singulier), 2. +: frontière de thème (lup-u+lu: thème (mase, sg.) + élément enclitique, c'est-à-dire, l'article défini), 3. #: frontière de mot (# lup-u-\-lu #). Ces trois frontièressemblent nécessaires pour une description du roumain. Si l'on 2: Cette notion traditionnelle correspond à ma «forme de base». Les racines abstraites ont, comme on le sait, une longue tradition dans les descriptions du sanskrit et des langues sémitiques. Elles n'ont guère été de mise dans les descriptions des langues européennes du type flexionnel avant la grammaire generative transformationneile. On trouve pourtant cette notion chez Z. S. Harris (1951), p.ex. p. 226.
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considère p. ex. la diphtongaison des /é/ et /ó/ sous l'influence d'un /-a/, on s'aperçoit que cette influence franchit la frontière - (sér-a -> [seára], r 3), mais non pas + (sét-e+a -> [sétea]). Les règles seront donc formulées par rapport aux frontières ainsi délimitées. Deux notions ne sont pas prises en considération ici: les règles de la structure morphématique ont été traitées par A. Belchijâ (1967). C'est dans le cadre de telles règles que la notion de syllabe, qui jusqu'ici a été presque totalement négligée en phonologie generative, doit être incorporée, je pense. En ce qui concerne Xaccent, chaque mot sera représenté avec indication de son accentuation; dans une description plus complète de la phonologie roumaine, la formulation de règles accentuelles constituera un chapitre central. 2.0. Les changements vocaliques que subit la racine, changements déclenchés par une voyelle posttonique, finale ou non (— V (X) +), constituent un paradigme de règles (organisation disjonctive): il est permis d'appliquer une seule de ces règles. Une règle subséquente ne peut donc pas être appliquée au résultat d'une règle précédente; après application éventuelle d'une des règles, le résultat sort à jamais du paradigme. A l'intérieur d'une règle abrégée au moyen de parenthèses ou des variables a (-{- ou -, mais la même valeur partout dans la même règle), les différents cas constituent de même un paradigme. P 1: II existe une sorte d'harmonie vocalique qui fait qu'une voyelle centrale
r 1: a = +: kuvint- : kuvint-u+ / kuvint-e+ (+, supprimée par la suite), vinvin-a a = - : par- : par-u / pér-i, mar- : mar-u / mér-i, númar- : númar-u / númer-e, Changement de deux voyelles, l'organisation disjonctive n'empêchant pas
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l'application des règles à deux segments différents dans le même morphème,Chomsky saminc- : saminc-a / seminc-e, tinar- : tinar-u / tiaer-i (exceptions au contexte: La troisième voyelle centrale, /a/, subit une sorte de métaphonie: sous l'action de la voyelle finale /-i/, elle est fermée d'un degré et devient /a/. A la différence des autres règles examinées, celle-ci a un champ d'application limité par les traits syntaxiques du nom: elle s'applique seulement aux noms féminins:
r 2: une convention générale disant que tous les traits impliqués par [+ bas], mar- : már-e / mar-i, kart- : kárt-e / ksrc-i (r 6), universitát- : universitát-e / Dans le cas des diphtongaisons des /é/ e /ó/, on se trouve devant une situation assez caractéristique de la morphonologie roumaine: deux changements parallèles, présupposant pourtant des contextes pas tout à fait identiques (é -> eá / — a, 9, ó -» oá/ — a, a, e), ce qui empêche le recours commode aux variables a : r 3: a. sér- : seár-a / sér-i, diminéc- : dimineác-a / diminéc-i, sté-: steá-a / sté-le b. piíór- : picór-u / picoár-e, flor- : floár-e / flór-i, nópt- : noápt-e / nópc-¡
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Ce n'est pas nécessairement la voyelle finale qui déclenche la diphtongaison L'alternance stea/stele, cafea/cafele s'explique en ce contexte: 1. ajouter la désinence féminine -a au singulier (sté-a), 2. appliquer r 3 (steá-a), 3. deux segments identiques sont réduits à un seul (steá). Reste le pluriel dont la désinence -le nécessite une règle ad hoc, mais dont le vocalisme permet de conclure à celui de la forme de base. Je présuppose donc que la voyelle finale dans ces mots féminins est /a/ dans la représentation phonologique. Cette voyelle est réduite plus tard à [s], comme le /-i/ final est réduit à [i], et le /-u/ à 0, excepté après voyelle ou groupe muta cum liquida. La condition commune à ces réductions est que rien ne suit la frontière +. Voici une esquisse du vocalisme final : où la manifestation phonique (2.) est le résultat d'un paradigme de règles La diphtongue /eá/ est réduite à /a/ après consonne labiale ou semivoyelle R4: bien- : bieán-a -> blán-a / bién-e, mes- : más-a / més-e, nevést- : nevást-a / nevést-e, vér- : vár-a / vér-i, fét- : fát-a / fét-e; jérb- : járb-a / jérb-e, pjétr- : pjátr-a / pjétr-e, sjétr- : §átr-a / §étr-e (si l'on présuppose la règle: sj -»¦ /). Exceptions: cafea. La règle ne semble pas applicable aux verbes: a avea, a bea, rupea, sa meargà, etc. 2.1. Les règles, consonne{s)finale(s), constituent aussi un paradigme, dans 3: Pour les détails phonologiques, voir p. ex. A. Avram (1957), V. Guju Romalo (1968); pour les détails phonétiques, Lombard (1936).
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Les groupes /sC/ présentent la même particularité par rapport aux règles phonologiques que celle de la diphtongaison des /éj et /ó/: /sk/, /sk/ deviennent /st/ devant un /-i/ ou un /-e/, tandis que /st(r)/ donne le même résultat seulement devant /-i/ (cf. les deux adjectifs brusc et albastru: brusc/bruscâ, bru;///bruste; albastru/albastrâ, albaj/rZ/albasire). Je préfère décrire ces changements, aboutissant au même résultat, par deux étapes : 1. s -> s / — ki, e, ti (ce qui n'affecte pas /sk/), 2. k -> t/s —i, e (ce qui n'affecte pas /st(r)/) :
P2: a: musk- : musk-a / múák-e, optimíst- : opiimísi-u / optimíst-i, minístrminístr-u b: músk-e — mú§t-e, púSlc-e -*¦ púst-e; optimíst-i, miníStr-i (pas d'effet) r 6 Si a = +, on obtient: /s/, /z/ -> /s/, /z/ devant /-i/; si a = - : /t/, /d/ -> Exemples: úrs- : úrs-u / úrs-i, minzobráz-i; : minz-u / minz-u / obráz- : obráz-u / straz-i, lord- : lórd-u / lórzj- -> lórz-i (une règle phonétique subséquente 4: * indique que le segment en question n'est pas parmi les phonèmes primaires.
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La présupposition de l'affriquée ¡\] permet donc une généralisation importante, à la base de laquelle se trouve le trait [± cont], en liant des faits qui évidemment sont apparentés.s Pour la réalité phonique, cf. Lombard (1936), p. 109: «L'affriquée sonore correspondante, dz, manque à Bucarest (elle existe dans certains dialectes)»; elle doit aussi représenter une étape dans l'évolution historique du /z/ qui alterne avec /d/, cf. M. Sala (1970). r 7 a = + :/g/ -»• /}/, a = - :/k/ -> /c/, devant /-i, e/. Exemples: frág- : frág-a / 2.2. La dernière règle est celle qui rend compte de l'alternance du type : cal/cai; /-l/ disparaît souvent devant /-i/. Cette règle explique aussi le pluriel de l'article défini masculin: [-i] <- /-li/. Elle ne fait pas partie du P 2 (assibilation des consonnes finales) :
R8: Exemples: kál- : kál-u / ká-i, kál- : kál-e / ka-i (r 2), val- : vál-e / va-i, kopíl- : Cette règle souffre pourtant beaucoup d'exceptions, comme p. ex.: dascâl/dascâli, hamal/hamali, difficulté que A. Belchi^á (1969) propose de surmonter en marquant tous les morphèmes qui sont sujets à la règle [-neologie] dans le lexique. Une autre solution serait de les représenter avec /11/6 dans leur forme de base, ce qui est en accord avec les faits historiques de la langue, où c'est justement le /H/ latin qui tombe. Les 5: cf. A. Belchità (1969), p. 522, 524. Elle n'étend pourtant pas la généralisation aux segments [+ cont] /s/, /z/. En ce cas, l'étape /zj n'a guère de justification. 6: ou bien avec ¡Vf qui doit représenter une étape dans l'évolution historique du /11/ latin.
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occurrences du /11/, ailleurs que dans le contexte décrit ici, seront traitées par la règle mentionnée plus haut (p. 92) : deux segments morphonématiquesidentiques deviennent un segment phonétique, le roumain ne connaissant ni consonnes doubles ni voyelles doubles. 3. Le terme morphonologie a été défini par M. Halle (cit. Akhmanova (1971), p. 81, n. 9): « (morphonology) describes processes and devices that do not convey meaning directly, but are conditioned by processes and devices that do. » De cette définition, que j'accepterai, il s'ensuit que la règle R4 est de caractère phonétique, tandis que les règles P 1 (r 1, r 2, r 3), P 2 (r 5, r 6, r 7) et R 8 sont morphonologiques et constituent donc la morphonologie du nom roumain.
Michael Hersiund COPENHAGUE BIBLIOGRAPHIEOlga Akhmanova (1971): Phonology, Morphonology, Morphology. 'S-Gravenhage Andrei Avram (1957): Les semi-voyelles roumaines au point de vue phonologique. Andrei Avram (1970): Sur la structure acoustique des voyelles neutres du roumain. Anca Belchijâ (1967): Morphème structure rules in the generative grammar of the Anca Belchijâ (1969): Flexiunea nominalâ în gramatica transforma{ionalâ a limbi N. Chomsky & M. Halle (1968): The sound pattern of English. New York 1968. Valeria Guju Romalo (1968): Morfologie structuralâ a limbii romane. Bucuresti Morris Halle (1959): The sound pattern of Russian. 'S-Gravenhage 1959. Poul Hoybye (1970): Pour rendre le roumain moins difficile. Revue Romane, Alf Lombard (1936): La prononciation du roumain. Uppsala 1936. Marïus Sala (1970): Le consonaniisrnc du roumain, commun. Revue Romane, Appendice 1 : Exemples de dérivations.II n'est pas nécessaire de définir un ordre dans l'application des deux Appendice 2:Pour un traitement plus adéquat de la phonologie roumaine, on devra Je n'ai pas pu faire sur ce sujet des recherches supplémentaires |