Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

Note sur quelques préfaces de florilèges latins du XIIe siècle

PAR

B. MUNK OLSEN

Les florilèges contenant des extraits d'auteurs classiques latins ont connu une grande popularité dans la deuxième moitié du XIIe siècle, et on assiste, notamment en France, à un véritable pullulement de ces recueils; le plus important et le mieux étudié d'entre eux est le Florilegium Gallicum, qui contient des extraits tirés d'une quarantaine d'auteurs.l

Mis à part les florilèges prosodiques et ceux qui étaient destinés à
illustrer des règles de grammaire ou des emplois de mots difficiles, on
peut distinguer, en gros, trois types :

1) Les florilèges systématiques, où les extraits sont classés par matières.

2) Les florilèges alphabétiques, où chaque notion retenue est illustrée
par une ou plusieurs citations d'auteurs patristiques ou classiques.2

3) Les florilèges qui prennent les auteurs un à un, en suivant en général
l'ordre de chaque texte.

Nous nous limiterons, dans la suite, à la dernière catégorie qui est de
beaucoup la plus répandue.

Si, grâce aux efforts des philologues, nous commençons à bien connaîtrel'importance des extraits pour rétablissement de certains textes peu répandus, nous sommes encore mal renseignés sur le rôle que jouaient ces florilèges dans la vie culturelle du XIIe siècle et, le plus souvent, nous



1: Cf. notamment H. Ullman, Tibullus in the Medioeval Florilegio, dans Classiceli Philology 23 (1928), p. 128-174; The Text Tradition and Authorship of the Laus Pisonis, ibid. 24 (1929), p. 109-132; Petronius in the Medioeval Florilegio, ibid. 25 (1930), p. 11-21 ; Valerius Flaccus in the Medioeval Florilegio, ibid. 26 (1931), p. 21-30; Classica! Authors in Certain Medioeval Florilegio, ibid. 27 (1932), p. 1-42. A. Gagner, Florilegium Gallicum. Untersuchungen und Texte zur Geschichte der mittellateinischen Florilegienliteratur, Lund 1936 (Skrifter utgivna av Vetenskaps-Societeten i Lund, 18).

2: Par exemple le florilège du ms. Troves. Bibl. mun., 854 (s. XII2), copié probablement à Clairvaux.

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sommes réduits à des hypothèses plus ou moins bien fondées, lorsqu'il s'agit de déterminer le public auquel ils étaient primitivement destinés et la manière dont ils étaient utilisés. Une source de renseignements non négligeable est constituée par les préfaces qui précèdent quelques-uns des florilèges de cette époque. Malgré leur caractère vague et général, on peut y glaner quelques éléments précieux pour l'histoire du genre au XIIe siècle.

Le but de cette note est de rappeler deux préfaces qui ont déjà été
éditées et étudiées et d'en publier une troisième qui, jusqu'à présent, ne
semble pas avoir retenu l'attention des médiévistes.3

FLORILEGIUM SANCTICRUCIANUM

Ms. Heiligenkreuz, Stiftsbibliothek, 227 (s. XII2, d'origine allemande ou autrichienne). Florilège de textes poétiques divisé en quatorze livres (auteurs païens: Ovide, Horace, Virgile, Lucain, Perse, Maximien, Juvénal ; auteurs chrétiens : Juvencus, Boèce, Sédulius, Prudence, Arator, Avit, Vénantius Fortunatus, Sulpice Sévère). A l'intérieur de chaque auteur, les extraits sont classés par thèmes relevés dans des tables au début de la plupart des livres. Le prologue, qui se trouve au f. 73r, a été publié par J. Huemer.4 Il se retrouve dans trois autres manuscrits du florilège copiés au XIIIe siècle.

FLORILEGIUM TRECENSE

Ms. Troyes, Bibliothèque municipale, 215 (s. XII/XIII; d'origine française,probablement
copié à Clairvaux). C'est un recueil contenant deux



3: II semble que ce soient les seules préfaces de florilèges par auteurs que nous ait léguées le XIIe siècle. Des préfaces intéressantes précèdent deux florilèges systématiques d'éthique: le Moralium dogmaphilosophorum, généralement attribué à Guillaume de Conches, et le Florilegium Morale Oxoniense, conservé dans le ms. Oxford, Bodl. Libr., Bodley 633; cf. J. Holmberg, Das Moralium Dogma Philosophorum des Guillaume de Conches, Upsal 1929, et Ph. Delhaye, Florilegium Morale Oxoniense. Ms. Bodley 633. Prima pars: flores philosophorum, Louvain et Lille 1955 (Analecta Mediaevalia Namurcensia 5).

4: J. Huemer, Zur Geschichte der classischen Studien im Mittelalter dans Zeitschrift fiir die ôsterreichischen Gymnasien 32 (1881), p. 415-416. Le florilège a fait l'objet récemment d'une étude détaillée par G. Glauche, Einige Bemerkungen zurn »Flurilng vun llei!tgenkrtu¿« daiis Fesischri/i Bernhard Bischuff, Stuttgart 1971, p. 295-306.

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florilèges chacun précédé d'un prologue: f. 1-70: florilège patristique; f. 71-130: florilège où voisinent des textes classiques, patristiques et même médiévaux. Comme le contenu de ce dernier recueil est très compliqué, le plus simple me semble être de reproduire la table de matières sommaire qui se trouve après son prologue:

Cato, Prosper, Flores auctorum, Sicomachia Prudentii, Boetius de consolatione, Boetius de sancta Trinitate, De fide christiana, Pro persona et natura, Salustius, Terentius, Tullius, Sententie philosophorum, Seneca de beneficiis, Epistole Senece ad Lucilium, De clementia ad Neronem, De naturalibus causis, De honesto et utili, De moribus, De remediis fortuitorum, De paupertate, De quatuor uirtutibus, Epistole Senece et Pauli ad inuicem, Prouerbia Senece, De concordia ueteris et noui sacrifiai, De sacramento altaris, Vita sánete Marie egyptiace, Secuntur uersus de diuersis causis.

Les prologues des deux florilèges sont en partie identiques. Le premier a
été publié par Dom H.-M. Rocháiss, qui relève également les particularités
les plus importantes que présente le second.

Le florilège se termine au milieu de la première colonne du f. 129r, et sur le reste du feuillet, laissé en blanc par le premier copiste, de même que sur le f. 130, feuillet adventice, une main du XIIIe siècle a copié un long poème sur la vie monastique6, qui est suivi d'un colophon:

Explicit opusculum domini Yteri de Wascheio uenerabilis et Deo digni monachi
Clareuallensis cuius anima requiescit in pace. Amenl

II est difficile de dire si le mot opusculum se rapporte uniquement au poème ajouté ou également aux deux florilèges contenus dans le manuscrit. Dom Leclercq penche pour la seconde hypothèseB, et il est vraisemblable, en effet, que le poème final et le colophon ont été ajoutés afin de rendre un dernier hommage à ce moine dont la culture littéraire et le goût pour la poésie sont tout à fait exceptionnels dans un milieu cistercien au XIIe siècle.

Il reste à savoir si Itier de Wassy est également l'auteur des deux



5: Florilèges spirituels latins dans Dictionnaire de Spiritualité 5 (1965), col. 455-456.

6: Le poème a été publié par Dom Jean Leclercq, Textes et manuscrits cisterciens dans diverses bibliothèques. V: Les divertissements poétiques d'ltier de Vassy dans Analecta Sacri Ordinis Cisterciensis 12 (1956), p. 296-304.

7: M. André Vernet a retrouvé le nom d'itier de Wassy dans des tableaux de service utilisés à l'abbaye de Clairvaux au début du XIIIe siècle, cf. Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1948-1949, p. 277.

8: «Toutes les parties de ce florilège sont d'une même venue et il n'y a aucune raison de supposer qu'elles ne sont point du même auteur», op. cit., p. 297.

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prologues. Un prologue,9 presque identique à ceux-ci, se trouve en effet au début du Florilegium Duacense, conservé dans le ms. Douai, Bibliothèquemunicipale, 285, qui provient de l'abbaye bénédictine d'Anchin et qui est nettement plus ancien que le manuscrit de Troyes (s. XII2). Comme le contenu du florilège ne correspond pas tout à fait au plan annoncé à la fin du prologue, il est possible, cependant, que celui-ci ne soit pas primitif et que son compilateur l'ait puisé, avec une bonne partie de ses extraits, dans une première rédaction du Florilegium Trecense, maintenant perdue.

FLORILEGIUM ANGELICUM

Ms. Rome, Biblioteca Angelica, 1895 (s. XII2; d'origine française). Il contient, aux f. 1-79, un florilège de textes en prose, mutilé de la fin, avec notamment des extraits de Macrobe, Apulée, Pline le Jeune, Cicerón, Sénèque et Aulu-Gelle pour les païens, et de saint Jérôme, saint Grégoire le Grand et Sidoine Apollinaire pour les chrétiens (le reste du ms., f. 80-137, est du XIIIe et du XIVe siècle et n'intéresse pas directement notre texte).

C'est un recueil qui a eu un certain succès : il se retrouve dans les mss Vatican, Palat. lat. 957 (f. 97-184; mutilé de la fin) et Florence, Bibl. Laur., Strozzi 75, qui sont d'origine française et à peu près contemporains du manuscrit de Rome. Une version abrégée est conservée dans le ms. Sidney, University Library, Nicholson 2, qui, d'après le catalogue de Sinclair,lo serait de la fin du XIIe siècle et d'origine française. M. Richard H. Rouse, qui prépare une étude importante sur la filiation des manuscrits du florilège et sur l'utilisation qui en a été faite au XIIIe siècle, a trouvé encore une dizaine de manuscrits des XIIIe ou XIVe siècles qui le reproduisent ou s'en inspirent.

Le ms. 1895 de la Biblioteca Angelica est cependant le seul à contenir
le prologue qui y occupe le f. lr-v. Il ne contient pas de renseignements



9: II a été publié par Ph. Delhaye, «Grammatica» et «JSthica» au XIIe siècle dans Recherches de Théologie ancienne et médiévale 25 (1958), p. 89-90. Le début de l'édition est déparé par de nombreuses fautes d'impression qui rendent difficile la compréhension du texte; voici les plus importantes: 1. 6: Farxi (lire: Parui), uise (juisa), maximaque (maximeque) ; 1. 8 : Nunc (Hune) ; 1. 9 : madide {madida), considere (consulcrem).

10: K. V. Sinclair, Descriptive Catalogue of Medieval and Renaissance Manuscripts in Australia, Sydney 1969, p. 175-178.

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suffisamment précis pour nous permettre de déterminer, de façon certaine,
le pape à qui sont destinés ces extraits, en échange d'une protection dont
les circonstances exactes demeurent également obscures.

Le critère le plus sûr est la date du manuscrit, qui constitue un terminus ante quem excluant en tout cas Innocent 111 (1198-1216). Eugène 111 (1145-1153) vient un peu tôt et, élève de saint Bernard, il n'aurait certainement pas apprécié un don de cette nature et l'odeur de vanité qui se dégage de la préface. Il reste deux candidats de quelque importance, Adrien IV et Alexandre 111 : la date semble mieux convenir à ce dernier, surtout si l'on admet que notre copie n'est pas trop éloignée dans le temps de l'original.ll Pape de 1159 à 1181, il séjourna en France pendant quatre ans (de 1161 à 1165) et eut de nombreux contacts avec ce pays. L'éloge que lui adresse le compilateur anonyme, quoique stéréotypé et apparemment intéressé, correspond bien à ce que nous savons de ce pontife, qui avait une réputation de solide érudition et d'amour des lettres.l2

Il n'est pas exclu d'ailleurs que nous ayons dans le manuscrit de la Biblioteca Angelica l'exemplaire envoyé au pape. Non seulement cette copie est parmi les plus anciennes que nous connaissions, mais elle est aussi la seule à posséder la préface, trop personnelle peut-être pour que les utilisateurs postérieurs aient jugé utile de la reproduire (les deux autres préfaces, conservées dans plusieurs exemplaires, ne sont pas des lettres d'envoi et ne contiennent que des idées générales). Il est possible également qu'un autre exemplaire, sans préface, ait été mis en circulation en France, afin que le pape ne fût pas le seul à en profiter.

Sans être luxueux, ce manuscrit est très soigné et contient au début de chaque chapitre des initiales discrètement ornées. De plus, c'est un volume de modestes dimensions (18,5 x 12,3 cm), que le pape pouvait avoir constamment sous la main, comme cela est conseillé dans la préface {ut semper in manum habeas), et porter facilement sur lui, pendant ses



11: C'est également Alexandre 111 que propose, sans commentaire, S. Vitale dans G. Mazzatinti et A. Sorbelli, Inventari dei Manoscritti delle Biblioteche d'ltalia, t. 56 (1934), p. 82.

12: Cf., par exemple, la Vita Alexandri 111 du cardinal Boson, un des familiers du pape : Erat enim uir eloquentissimus, in diuinis atque humanis scripturis sufficienter instructus, et in eorum sensibus subtilissima exercitatione probatus; uir quoque scholasticus et eloquentia polita facundus ... ; éd. L. Duchesne, Le Liber Pontificalis, t. 2, Paris 1892, p. 397.

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nombreux déplacements, afin de mémoriser, à ses moments perdus, les
pensées profondes et les belles phrases qu'il renferme.

[f. Ir]

Suo domino suus seruus sedulam in omnibus seruitutem. Et hune librum tibi offero, sedias apostolice gloria, qui et sententiarum maiestate scintillet et eloquii prefulgeat claritate. Clausule breues sunt et uerbis memorabilibus insignite. Ediderunt eas ueteris eloquentie uiri et cum summo eloquutionis ornatu posteris reliquerunt. In unum corpus meo labore liber iste compactus est et redactus in formam; et quia omnes mittere non potui, elegi et collegi de omnibus in quibus letaretur et delectaretur anima tua. Et ut commendem ministerium meum in hac parte, non paruum putes uel reputes hune laborem; uigilanti quippe oculo opus fuit ad cernendum et discernendum tôt et tantorum sentientias oratorum, cum philosophus dicat: Non habetur admirationi una arbor, übi in eandem altitudinem tota silua surrexit. Totus contextus illorum uirilis tit, et eminerent singula nisi inter paria legerenîur. Defloraui tamen flosculos digniores et candidiores manipulos tuis oculis presentaui. Patet ibi tam philosophorum quam diuinorum numerosa facundia et profundi sensus uenustissimis sermonibus uestiuntur. Et hoc multum credidi illi tue singulari excellentie conuenire ut semper ad manum habeas unde possis et personis et locis et temporibus aptare sermones. Nichil [f. lv] quippe tam cognatum sapientie, nichil eloquentie tam innatum quam singula uerba suis librare ponderibus et quid cuique conueniat inuenire. Accedit ad hec quod iuxta prophetam dédit tibi Dominus linguam eruditam ut noueris quando debeas proferre sermonem: eruditam plane et lucidissimo sermonum flore uernantem que speciali dulcedine mulceat auditores; in miraculum uertitur et stuporem quod tocius mundi negociis intricatus repentinis responsionibus inuoiucra causarum détermines ut mirentur omnes in uerbis gratie que procedit de ore tuo. Ego, ut uerum latear, sepius admiratus sum et plerumque nicnil aiiud timebam nisi ne desineres cum cepisses. Sed parco uerbis ne adulationis notam incurram, testes mihi sunt qui audierunt uerba oris tui - si tamen intelligere potuerunt.

5

10

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Et nunc, domine pater, quid a te uolui super tenam nisi dignantissimam gratiam tuam que me peruenit in benedictionibus dulcedinis. O custus hominum, illa mihi custos sit et custodem alium non requiro. Ecce non dormit neque dormitat inuidia, uirtutum uirus, caritatis exclusio, tinea sanctitatis. Sub timbra alarum tuarum protège me, ne quando dicat inimicus meus: Preualui aduersus eum. Scio, dulcissime pater, quia in me perfides quod cepiste et quem recepisti ad gratiam, in gratiam conseruabis ut tibi semper illum uersiculum et memoriter teneam et ore decantem: Quoniam ex omni tribulatione eripuisti me, et super inimicos meos despexit oculus meus. Filius Virginis, qui te fecit sacerdotem magnum et excelsum in uerbo glorie, incolumen te conseruet ecclesie sue sibi ad honorem, tibi ad uirtutem, orbi ad salutem in longitudinem dierum.

30

35

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9 oculo 1 s. s. I 37 despexit oculus ] d. o. cod.

10—1 1 Non - i>urrexit ] SEN. episl. 33, 1 \ 11-12 Totus - es>t ] SEX. epist. 33, 1 \

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12 nisi -legerentur] cf. SEN. epist. 33, 4 | 16-17 et personis - aptare] Q VINT, inst. 6, 5, 11 | 20 dédit - eruditam ] Is. 50, 4 | 30 in - dulcedinis ] Ps. 20, 4 \ 30 O custos hominum ] lob 7, 20 \ 32-33 sub - me ] Ps. 16, 8 \ 33-34 ne quando - eum ] Ps. 12, 5 \ 36 memoriter - decantem ] cf. Deut. 31, 19 \ 36-37 - meus ] Ps. 53, 9.

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