Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

La peste soit des traducteurs sans vertus!

PAR

FRANÇOIS MARCHETTI

A la fin de son article «Anachronismes et Traduction», publié récemment dans l'organe de la Société Française des Traducteursl, Monsieur J.-J. Villard se targue d'avoir purement et simplement supprimé, dans sa traduction de «L'lle au Rhum» du romancier néerlandais Vestdijk, le chapitre conclusif de l'ouvrage, sous prétexte que cette fin remettait en cause tout l'esprit de ce qui précédait. A un critique notant: «... mais un point d'interrogation demeure et la réalité ne rejoint jamais le rêve: là est le plus grand charme du livre», M. Villard assure en un bel élan de candeur et de satisfaction: «... c'est parce que j'ai supprimé le dernier chapitre - où Vestdijk s'acharnait précisément à détruire ce charme par des explications détaillées. » ! !

Qui n'aura frémi devant cette violation flagrante d'une déontologie des traducteurs qui pour n'avoir pas été codifiée n'en existe pas moins tacitement, devant cet inqualifiable abus de confiance, devant ce procédé scandaleux qui consiste à attenter à la lettre et à l'esprit d'une œuvre en ne respectant pas son intégralité première? Depuis quand le traducteur aurait-il à s'ériger en censeur et à quelles extrémités une telle façon d'agir ne mènerait-elle pas si elle devenait monnaie courante? Point besoin d'être grand clerc pour le deviner : je n'aime pas que tel ou tel personnage meure à la fin du roman que je suis en train de traduire; je supprime donc le chapitre où ledit héros est soustrait à mon affection, ou mieux, j'ajoute un chapitre qui le voit ressusciter, recueillir la petite marchande d'allumettes (qui, elle, faisait semblant d'être morte), pour plus tard l'épouser et lui offrir un splendide magasin d'appareils de chauffage modernes. Je laisse à l'imagination de mon lecteur le soin de transformer ainsi à son gré quelques chefs-d'œuvre de la littérature universelle. Bel exercice de style, en vérité, dont les résultats, parfois, ne laisseraient pas de surprendre ... peut-être agréablement.



1: Traduire, n" 69, décembre 1971, pp. 8 -9.

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Soyons sérieux: la vertu fondamentale du traducteur devrait être la modestie, le respect inné d'oeuvres qu'il est chargé de révéler à tout un public qui les jugera en fonction de leur nouvel habillage linguistique. Est-il mission plus honorable et plus dangereuse à la fois? Aussi, le traducteur, à moins d'y être expressément autorisé par l'auteur ou ses ayants droit (encore ne saurais-je l'affirmer), et ne serait-ce que par simple scrupule d'honnête homme, n'a pas à tronquer un texte qui lui est confié, même sous le prétexte de le servir. Il ne lui est pas interdit - et c'est du reste I'ABC du métier - d'adapter légèrement la lettre pour mieux dégager l'esprit, mais pratiquer des coupures sans le mentionner, c'est de la trahison pure et simple, de la malhonnêteté intellectuelle.

Tant pis si le charme du livre de Vestdijk disparaît à la lecture du dernier chapitre, dussent le goût et le sens critique de M. Villard en souffrir ! C'est au lecteur et à lui seul de juger, à lui de garder l'émeraude et de rejeter le strass qu'on lui a offerts dans un même écrin!

Je me souviens que, voici une quinzaine d'années, un savant critique du Figaro (ou était-ce Le Figaro Littéraire ?) écrivait à propos d'une des traductions françaises de Niels Lyhne (1881), roman de Jens-Peter Jacobsen: (Je cite en substance) «Les procédés elliptiques de J.-P. Jacobsen préfigurent ce que les grands romanciers européens mettront à la mode vers 1910-1920. L'art du romancier danois à introduire des personnages in medias res, les continuelles ruptures de temps, c'est déjà Proust, Joyce ...» etc. Ellipses? Procédés d'avant-garde? Que non! Mais incroyable carence du traducteur sautant des passages entiers qu'il était incapable de traduire! Abusé par cette lamentable traduction, le critique avait vu des ellipses là où il n'y avait que défaillance, hélas! indécelable pour le profane. Tous ces personnages apparemment surgis d'une boîte à malice, Jens-Peter Jacobsen, dans le texte original, nous les avait présentés en un luxe de détails que n'aurait pas désavoué Balzac.

Pou! Hoybye m'a souvent montré, pièces en mains, à quelles aberrations pouvaient conduire l'incompétence et la désinvolture d'un traducteur. J'aurais beau jeu à citer des exemples d'ignorance crasse du danois de la part de certains traducteurs, mais quelques-uns sont - involontairement - si comiques qu'il serait dommage de les passer sous silence:


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Jeg husker den gode garnie Regenstid: Je me souviens du bon vieux

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temps de la Régence (ce que fait dire le traducteur à un personnage
dans un roman qui se situe vers 1920!).

Mais voici le bouquet :

Lofîet var fuldt af Gravcnstenere: Le grenier était plein de monuments
funèbres ! !

Ce ne sont là que quelques échantillons d'un gigantesque inventaire qu'il reste à dresser et auquel Poul Hoybye apporterait une précieuse contribution: avec les innombrables «perles» qu'il a recueillies, il pourrait sans doute offrir un beau collier à toutes les traductrices du monde.

Pareil ouvrage aurait déjà valeur de mise en garde.

Mais ce n'est pas tout: il y a ceux aussi qui, possédant bien la langue à partir de laquelle ils traduisent mais ignorant les ressources profondes de leur langue maternelle, affadissent les œuvres qui passent entre leurs mains. D'autres encore, excellents manieurs de vocables, virtuoses de la périphrase, qui ne savent pas résister aux sollicitations d'une imagination débordante ou d'une plume galopante et qui allongent la sauce, sœtter boiler pá suppen, comme on dit en danois. Un des exemples les plus célèbres pour ce qui est de la littérature danoise est la fin de cette petite marchande d'allumettes (envers laquelle je me suis montré, tout à l'heure, si irrévérencieux). Dans la traduction de Soldi, on lit ce qui peut passer pour la transposition directe de l'original :

'•"Fue a voulu se chaufferl» dit quelqu'un. Tout le monde ignora les belles
choses qu'elle avait vues, et au milieu de quelle splendeur elle était entrée
avec sa grand'mère dans la nouvelle année. »2

Or, voici ce que donne ce même passage sous la plume de Grégoire:

««Quelle sottise! dit un sans-cœur; comment a-t-elle pu croire que cela la réchaufferait?». D'autres versèrent des larmes sur la pauvre enfant: c'est qu'ils ne savaient pas toutes les belles choses qu'elle avait vues pendant la nuit du nouvel an, c'est qu'ils ignoraient que, si elle avait bien souffert, elle goûtait maintenant dans les bras de sa grand'mère la plus douce félicité.»3

Un éminent andersénien comme Poul Hoybye, qui possède dans sa bibliothèqueun nombre de traductions françaises des Contes à faire pâlir d'envie le directeur du Musée Andersen à Odense, s'est souvent penché sur les infidélités commises par les traducteurs français à l'égard des



2: et 3: Cité par Erik Dal, Andersen en quatre-vingts langues, in Un livre sur le poète danois Hans Christian Andersen, sa vie et son œuvre. Det Berhngske Bogtrykkeri, Copenhague 1955, p. 176.

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Contes: selon lui, la palme revient sans conteste à Grégoire. On a trop tendance à l'oublier: Poul Hoybye est lui-même coauteur d'une traductionde quinze Contes que je tiens pour la meilleure à ce jour, la plus fidèle à l'esprit et à la lettre de ces joyaux, mélange de poésie et de langage faussement naïf àla simplicité redoutable4. Quel dommage que l'éditeur n'ait pas jugé bon de poursuivre cette publication: Poul Hoybye a dans ses tiroirs d'autres traductions de la même veine.

Modestie, compétence, goût et honnêteté, cela suffit-il à garantir la qualité d'une traduction? Oui, s'il n'y avait pas ces impondérables qui rendent ennuyeuse une traduction pourtant soignée, ou ces coups du sort qui frappent même les traducteurs les plus consciencieux. Une des «bêtes noires» du traducteur peut être le réviseur que, par méfiance devant un texte tout juste traduit, l'éditeur ou le directeur de publication commettent pour revoir, éventuellement retoucher, le texte en question. Qu'on ne se méprenne pas: je ne crie pas haro sur tous les réviseurs. Il en est de fort habiles, soucieux de ménager le style de ce qu'on leur soumetet de conférer avec le traducteur sur les points où ils estiment qu'une modification s'impose. Mais malheur au traducteur à l'insu duquel la retouche s'est muée en massacre et qui ne découvre l'irréparable qu'à la « sortie » du livre en librairie ! J'en ai fait moi-même l'amère expérience il y a une douzaine d'années. Une traduction que je venais de terminer - du danois vers le français - avait été confiée par un éditeur danois peutêtreeffrayé par mon manque d'expérience aux «bons» soins d'un réviseur.Je l'ignorais. Parti en vacances après avoir laissé mon adresse à la maison d'édition, j'attendis jour après jour des épreuves dont je ne vis jamais la couleur. Mais, de retour en ville, je trouvai à mon domicile un spécimen du livre qui avait paru entre temps. Je l'ouvre: mon texte est méconnaissable; non seulement les fautes de syntaxe et de langue (glissons sur les «coquilles») y abondent comme les termites dans le bois de ma vieille armoire provençale, mais le tout semble avoir passé au laminoir. Je ne fais qu'un bond chez l'éditeur: tout étonné devant mon indignation, il m'assure que mon texte a été «retouché» par quelqu'unde très bien: un Danois, diplômé d'allemand, mais qui a passé cinq ans de sa vie en France ... à fréquenter d'autres Danois, je présume.



4: Andersen, Contes, Tome I, traduits par Jean-Jacques Gâteau en collaboration avec Poul Hoybye. Les Presses de la Cité, Paris 1951. Six de ces traductions ont été reprises dans Six contes du poète danois Hans Christian Andersen, publiés à l'occasion de son 150ème anniversaire. Copenhague

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Une maigre consolation: les erreurs étaient si grossières qu'on n'aurait même pas pu les attribuer àun élève de 11e. Eh bien, cela n'a pas empêchécertains critiques de m'éreinter dans des journaux et des revues, les uns ayant néanmoins la délicatesse de ne pas me nommer, les autres m'accablant des épithètes les plus discourtoises après m'avoir désigné nommément. Mauvaise foi et pure méchanceté, assurément, car quiconqueprend la peine de pousser la lecture de l'ouvrage au delà de l'introduction(je vous concéderai qu'il y faut une bonne dose de courage) doit se rendre à l'évidence: jamais un Français ou même un Danois simplement pourvu de quelques rudiments de français ne pourraient commettre d'aussi incroyables bévues que les belles tableaux, la écrivaine, une millionneuse, etc.

La mauvaise action s'est finalement retournée contre ses auteurs: le livre ne s'est pas vendu, la publicité de bouche à oreille s'étant chargée, bien mieux que les critiques officiels, de l'envoyer au pilon. Quant à mes censeurs, je veux espérer qu'ils en ont été pour leurs frais de «bedrevidende », le peu de perspicacité dont ils avaient fait preuve en l'occurrence laissant planer des doutes sur leur intégrité professionnelle. Je n'ai jamais su l'identité de mon réviseur, «ce pelé, ce galeux» de qui - contrairement à l'âne de la fable - «venait tout le mal». Je ne le souhaite pas atteint de la peste, mais d'une ferme résolution d'apprendre enfin le français.

François Marchetti

COPENHAGUE