Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

Quelques formules de salutation en ancien français

PAR

ANKER TEILGÅRD LAUGESEN

La salutation la plus courante en ancien français est Diex vos sait (Perceval
767), cf. prov. Deus vos sal (Roman de Jaufre 941), it. Dio ti salvi
(Novellino LXI), esp. Dios vos salve (Libro de Buen Amor 14942, 14951).

On rencontre çà et là des variantes comme Diex beneïe toi (Perceval 1364, cf. ibid. 7381 ss.), Damedix vos i ait (Aucassin et Nicolette XVIII), Dieus vous seint (de saner, Bodel: Fabliaux II 29, ms. H). Citons aussi le salut des jongleurs: Deus vos croisse bonté (Charroi de Nîmes 1), que Dex vos beneïe (Prise d'Orange 1), que Deus vos seit aidanz (Couronnement de Louis 1), cf. que Dieus vous soit garons as ames (Bodel: Jeu de saint Nicolas 2).

Le matin, on peut souhaiter le bon jour, le jour heureux, ce qui est logique. Dès l'aube, la pucelle aux petites manches se rend à l'hôtel de Gauvain. Celui-ci revient de la messe; à sa vue, elle se dresse et dit: Diex vos sait /Et doinst honor hui en cest jor (Perceval 5490). De même les deux reines qui viennent saluer Gauvain au matin :

Sire, bien soiez vos levez,
Font les roïnes ambesdeus,
Cist jors vos seit liez et joieus.
Ce doinst icil glorïeus père
Qui de sa fille fist sa mère.
- Grant joie, dame, vos doinst cil
Qui en terre tramist son fil
Por essalchier crestïenté.

ibid. 8296 ss.i

Faut-il ranger dans la même catégorie, salut matinal, l'exemple suivant :
Dieus vous doinst boinjour (Bodel: Robin et Marión 13)?



1: Helmut Hatzfeld trouve dans ce passage dialogué ce qu'il appelle une harmonie contrastée (in kontrastharmonischer Weise), voir son article: Deuten Stilelemente in Chrétiens «Perceval» aufeine strukturelle Einheit Y m Medium Aevum Rumanicutn, t'estschrifl fur Hum Rheinfeldcr Miinchen 1963, p. 145.

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Comme aujourd'hui, on souhaite la bienvenue à une personne qu'on accueille avec plaisir: bien veigniez (Perceval 4557), vos soiez H bien venus (ibid. 4023). S'agit-il d'un hôte qu'on attend avec impatience depuis longtemps, qu'on désespérait peut-être de voir, alors on peut s'exprimer comme Guenièvre à la venue de Perceval : vos soiez H bien trovez (ibid. 4593).

Il ressort des exemples que le salut type est très simple : phrase optative comportant le nom de Dieu accompagné d'un verbe approprié au présent du subjonctif (sauver, bénir, aider, et autres) et d'un pronom régime représentant la personne que l'on salue. Cependant, il arrive assez souvent que la salutation prenne une forme plus développée, surtout dans le cas où elle s'adresse à une personne de qualité princière, comme le roi Arthur. Arrivé à sa cour, Clamadeu le salue en ces termes :

. . . Diex sait et beneïe Le meillor roi qui soit en vie, Le plus large et le plus gentil, etc.

ibid. 2831 ss.

Cf. les vers 8296 ss. de Perceval, déjà cités, ainsi que ces deux passages du
Roman de Jaufre, roman arthurien provençal :

Aqel seinor qe fes lo tro E tot cant es el segle dona, Qe sobre se non a persona, Sai lo rei e cels q'ap lui son.

554 ss.

Seiner, lo rei qe tut cant es
Fes e formet, e seiner es
De iiiiz 3os autres reis qe son,
Qe non a par ni compainon,
Qe nasqet de sancta Maria,
Sa! vos e vostra cornpanìia.

1279 ss.

Brunetto Latini, comme les théoriciens médiévaux en général, n'admettaitpas de distinction entre la composition d'une lettre et celle d'un discours. Selon lui, une telle distinction n'est qu'apparente, car due à un malentendu qu'il explique comme suit: (Selon Cicerón, le discours comporte six parties) «Mais li ditteour ki ditent letres et epistles par maistrie de rectorique dient que une letre n'a que .v. parties, c'est la saluence, le prologue, le fait, la demande, et la conclusion. Et se aucuns demandoit pour quoi il i a descorde entre Tuille et les ditteours, puisque

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chascuns ensiut l'ensegnement de rectorique, je li diroie que la descorde est par samblance, non pas sor vérité. Car la u li ditteour dient que la saluence est la premiere branche de la letre et du message, Tuilles entendí et volt que la saluence soit sous le prologue ...» (Li Trésors III14). Ce que Brunetto dit sur la salutation des lettres (III16) vaut donc aussi pour la langue parlée: «Salus est le commencement de la letre, ki nome ciaus ki mandent et ciaus ki reçoivent les letres, et la dignité de chascun, et la volente de coer ke cil ki envoie a contre celui ki reçoit; ce est a dire que s'il est ses amis, il li mande salus et autres dous mos ki autant valent et plus; et se c'est anemis il se taist ou il mande aucun autre mot covert ou descovert de mal ... ».

En effet, les exemples littéraires montrent qu'on peut omettre le salut,
qu'on peut refuser de le rendre, qu'on peut prononcer des vœux maléfiques.

Perceval, contemplant les gouttes de sang sur la neige, est interpellé,
sans salut, par Sagremor, puis par Keu. Il leur fait vider les arçons. Puis
c'est le tour de Gauvain, qui engage ainsi la conversation :

.. . Sire, je vos eusse
Salué, s'autretel seûsse
Vostre cuer com je sai le mien.

Perceval 4435 ss.

Et voici l'arrivée à la cour d'Arthur de la demoiselle à la mule :

Le roi et ses barons salue
Tos ensamhle comunement.
Fors que Percheval solement,
Ains dist desor la mule fauve:
Ha! Perchevax, Fortune (est) cauve
Detriers et devant chavelue.
Et dehais ait qui te salue
Ne qui nul bien t'ore ne prie.

ibid. 4642 ss.

La salutation officielle, due à un prince, éventuellement à son entourage, est une cérémonie qu'on manque rarement de mentionner: Alixandres le roi salue (Cligès 333). A plus forte raison, on ne peut passer sous silence la suppression intentionnelle de cette salutation. Nous puisons dans Cligès l'exemple suivant d'une telle omission. Le messager d'Alexandre arrive au palais de l'usurpateur:

Et trueve assez qui le conjot,
Mes ne respont ne ne dit mot
A nul home qui le conjoie.

2435 ss.

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Toujours sans mot dire, il va tout droit à l'empereur Alis,

II nel salue, ne aneline, Ne empereor ne Tápele: - Alis, fet il, une novele De par Alixandre t'aport.

2442 ss.

On note aussi le tutoiement. Sans se mettre en colère, Alis, qui croyait
son frère mort, répond doucement à la provocation:

. . . Biax dolz amis,
De folie t'ies antremis.

2457 s.

Mais le messager le défie au nom d'Alexandre et le quitte sans prendre
congé: nouvel outrage!

Enfin un exemple de salut maléfique. Un vavasseur vient accabler
l'amie de Gauvain:

Feme, honie soies tu!
Et Diex te destruie et confonde.

Perceval 5840 s.

formule évidemment modelée sur cette autre : bénie soies tu.

Albertanus Brixiensis conclut son traité sur YArs loquendi et tacendi par un chapitre intitulé : Quando loquendum et dicendum sit, et quo ordine, où il s'étend complaisamment sur les ambassades. Deux choses frappent dans ce développement: Io l'importance que l'auteur accorde àla salutation et à la recommandation, et 2° le prototype évangélique qu'il choisit pour illustrer sa théorie, savoir l'annonciation faite à Marie par Gabriel, à laquelle il consacre un exposé détaiiìé. Voici íes deux passages de ce morceau qui nous intéressent plus particulièrement: Io «Si autem de condonando in ambaciatis faciendis studeas, primo loco et tempore salutationem dicas, secundo vero commendationem tam illorum, ad quos ambaciata dirigitur, quam sociorum tecum ambaciatam portantium, sive narrationem ejus, quod tibi impositum fuerit ... 2° Et hoc facias ad exemplum Gabrielis archangeli, qui, quum missus esset a Deo ad beatam virginem Mariam, primo posuit salutationem dicens: Ave gratia plena: Dominus tecum; Benedicta tu, etc. Secundo confortationem sive exhortationem de Deo ...» (p. CXVII).

Les formules employées dans la cérémonie des ambassades, missions
officielles et audiences, sont construites sur un même schéma. Le fragment
de la Résurrection nous en offre un exemple prolixe:

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Joseph:

Deus, qui des mains le rei Phraon
Salva Moysen e Aaron,
I sault Pilate le mien seignur,
E dignetez lui doinst e honur!

Pilatus:

Hercules, qui occist le dragon E destruist le viel Gerion, Doinst à celui ben e honur Qui saluz me d;t par amur!

Joseph :

Sire Pilate, bénéit seies-tu!
S'ait te Deus par sa grant vertu!
Deus par la sue puissance
Te doinst vers moi bone voillance!
Ceo me doinst Deus omnipotent,
Que oïr me voilles bonement!

Pilatus:

Dan Joseph, ben seiez-tu venuz!
Ben deiz estre de mei receuz.
Ben es de mei sanz dotance:
Si cel2 en quides, ceo est enfance.
Sachez ben e verraiment
Que jeo te orrai mult dulcement.

Joseph:
Beal sire, ne vous en peist mie
Si jo vus di del fiz Marie . . .

29 ss.

En effet, la bénédiction bénéit seies-tu rappelle l'Ave Maria, mais il y a aussi dans ce salut officiel certaine réminiscence de la prière épique, ainsi qu'un rapport avec la formule si fréquente si m'ait Dieus. Ici tout se passe avec la plus grande civilité de part et d'autre. Sur ce chapitre, le prince ne le cède en rien au solliciteur. On pourrait noter que celui-ci s'adresse d'abord à Piiate indirectement, à la 3e personne, signe de déférence, et que Piiate use du même procédé. L'apostrophe directe commence seulement dans les répliques suivantes. Il n'en est pas toujours ainsi.

Ordinairement - dans les textes du moins - le prince se dispense de



2: Corr. eel (H).

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rendre le salut. C'est ce que nous trouvons dans la longue série de saluts
officiels que comporte le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel : Auberon,
le courrier, salue le roi (début de la pièce) :

Roys, chil Mahom qui te fist né
Saut et gart toi et ten barné
Et te doinst forche de resqueurre
De chiaus qui ...

115 ss.

11 va sans dire que le messager peut saluer au nom de son maître
au premier émir :

Auberon

Mahom saut l'amiral del Coinè,
De par le roy, qui sans essoigne
Li mande . . .

315 ss.

au deuxième émir

Mahom te saut et beneïe,
Riches amiraus d'Orkenie,
Par le roy, qui secours te mande!

321 ss.

ici, exceptionnellement, l'émir lui rend son salut:

Auberons, Mahom sauve lui !

Auberon au troisième émir:

Chis Mahommés qui tout gouverne
Te saut, riches roys d'Olifferne,
De par le roy, qui te semont!

327 ss.

au quatrième émir, pas de salut.
Auberon revient au roi :

Roys, Mahom toi et te maisnie
Saut et gart!

339 s.

et le roi répond :

... Et toi beneïe,
Auberons!

340 s.

Arrivent les émirs. Seul le premier salue:

Roys, d'Apolin et de Mahom
Te salu con tes liges hom

349 s.

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II est vrai que les musulmans sont caractérisés par la brutalité en paroles et en actes, mais l'explication du manque de politesse que nous constatons ici n'est pas à chercher de ce côté-là. Il est bien plus probable que Jean Bodel a voulu éviter ce qu'une kyrielle de réponses presque identiques aurait eu de fastidieux. Il est aussi à remarquer que seul le premier des émirs salue le roi. Notons enfin l'habileté avec laquelle Auberon, s'adressant aux émirs, sait varier la formule du salut, et qu'il néglige même de l'employer dans la dernière audience.

Dans la Chanson de Roland, la trahison amène deux missions officielles. Les messagers sarrasins arrivent dans le camp des Français. Ils mettent pied à terre devant Charlemagne, sil saluèrent par amur et par bien. Blancandrin prend la parole et dit au roi :

... Salvet seiez de Deu
Le Glorius, que devuns aiïrer!
Iço vus mandet reis Marsilies, li bers

123 ss.

mais, pour toute réponse, Charles lève les mains au ciel et loue son Dieu (137 et 419 s.). Pourtant, après réflexion, il reconnaît que les Sarrasins ont très bien parlé (143). Revenu au roi Marsile, Blancandrin le salue comme suit:

.. . Salvez seies de Mahum
E d'Appolin, qui seintes leis tenuns!

4165.

Puis c'est au tour de Ganelon quijar grani saver cumencet a parler / Cume
celui ki ben faire le set (426 s.):

.. . Salvez deiez de Deu,
Li Glorius, qui devum aùrer!
Iço vus mandet Carlemagnes li ber

428 ss.

A son retour, il se contente de saluer Charles par la formule réduite au
strict minimum.

... Salvez seiez de Deu!

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Dans ces scènes parallèles, on notera que Baligant, feignant la soumission, impressionné aussi sans doute par la majesté de l'empereur, recourt au salut de ses adversaires, tandis que Ganelon, fier et digne représentant des Français, s'en tient, devant Marsile, à la formule chrétienne, provocationévidente,

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tionévidente,suivie d'autres propos offensants. Ces deux procédés cadrentfort
bien avec l'idée stéréotypée qu'on se faisait des deux peuples
ennemis, chrestien et païen.

Enfin nous avons la scène où les messagers de Baligant viennent annoncer à Marsile, blessé à mort, que leur seigneur va lui porter secours. Ils entrent dans la chambre voûtée mais par beV amur malvais saluz H firent (2710):

Cil Mahumet ki nus ad en baillie,
E Tervagan e Apollin, nostre sire,
Salvent le rei e guardent la reine!

salut malencontreux, en effet, qui est vivement blâmé par la reine:

... Or oi mult grant folie!
Cist nostre deu sunt en recreantise.

2714 ss.

présage, dirait-on, de sa conversion prochaine

Le salut officiel est un thème varié. Tout comme le salut solennel déjà mentionné, il ne diffère du salut ordinaire qu'en ce qu'il se trouve le plus souvent amplifié de diverses manières, de préférence par l'addition ou l'intercalation d'une proposition relative. C'est une formule vivante qui peut s'adapter à la situation, au style et aux besoins de la versification.

Le petit fragment de Y Auto de los Reyes Magos confirme les conclusions
que nous avons tirées des textes français. Le salut solennel adressé
par les mages à Hérode n'est pas payé de retour. Le voici :

Salve te el Criador, Dios te curie de mal!
Un poco te dizeremos, non te queremos al,
Dios te de longa vita i te curie de mal.

74 ss.

Entre eux, les mages usent de la formule ordinaire: Caspar à Balthasar:

Dios vos salve!

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Anker Teilgàrd Laugesen

COPENHAGUE