Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

Ambivalence ou ambiguïté? Analyse de deux romans de La comédie humaine

PAR

JOAN HØBERG-PETERSEN

Le lecteur averti de Balzac a souvent été gêné par l'aspect apparemment contradictoire de l'œuvre. En effet, le créateur de La Comédie humaine était-il monarchiste ou révolutionnaire, catholique ou immoraliste, romantique ou réaliste? Ce sont là des questions que la critique balzacienne ne se lasse pas de poser, sans parvenir à une réponse satisfaisante.l Balzac reste pour la plupart des chercheurs un créateur romanesque, fécond et merveilleux, dont l'œuvre, cependant, semblerait manquer de cohérence.

M. Nykrog a été le premier à montrer la nature systématiquement polyvalente et ambiguë de la structure balzacienne.2 En confrontant les «écrits théoriques» et les «écrits réalistes», M. Nykrog a voulu «vérifier à l'aide de l'œuvre créatrice ce qu'il faut retenir comme authentique dans les premiers, et . . constater, à l'aide des théories exposées, comment le romancier conçoit les faits dépeints dans les derniers», (p. 57). 11 s'mtéréssedonc à la structure de la totalité de l'œuvre dans sa forme définitive et non pas à l'œuvre dans son devenir. C'est là un point de vue qu'un grand nombre de ses critiques ne semblent pas avoir tout à fait compris.



1: Voir àce propos des ouvrages tels que : Engels, Lettre à Mlle Harkness, 1888 ; Bevernis, Christa, «Das Weltbild Balzacs und der Sieg des Realismus in der Comédie humaine», Wissenschaft. Zeitschr. der Humboldtuni. zu Berlin. Gesells& sprachwiss. Reihe, 5, 1954, p. 123-138. Wurmser, André, La comédie inhumaine, Paris, 1964. Daix, Pierre, «Balzac et le réalisme», La nouvelle critique, 6, 1949, p. 58-65. Donnard, J. H., «La vie économique et les classes sociales dans l'œuvre de Balzac», Paris, 1961, p. 443-454. Fischer, J. 0., «Réalisme et conception du monde», Philologica pragensia, no. 5, v. 2, 1962, p. 95-108. Schober, Rita, «Zolas àsthetische Auseinandersetzung mit Balzac», Wissensch. Zeitsch. der Humboldtuni. zu Berlin. Gesell. <& Spr. R., 5, 1954, p. 123-138. Guyon, Bernard, «La Pensée politique et sociale de Balzac», Paris, 1947, p. 793. Bertault, Philippe, «Balzac et la religion», Paris, 1922.

2: Nykrog, Per, «La Pensée de Balzac», Copenhague, 1965.

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Accoutumés aux études de genèse, de biographie ou d'histoire littéraire,
ils n'ont pas su dominer leurs préconceptions pour aborder ce qu'il y a
de nouveau dans l'ouvrage de M. Nykrog.3

L'essence même de l'œuvre balzacienne est son ambiguïté systématique, nous montre M. Nykrog, qui part de la parabole balzacienne du «fou et du savant»: «Un fou est un homme qui voit un abîme et y tombe. Le savant l'entend tomber, prend sa toise, mesure la distance ...4 De l'avis de M. Nykrog, c'est là «le principe le plus fondamental» de toute l'œuvre de Balzac (p. 24). L'optique du fou (c'est-à-dire la perspective subjective du poète romantique, du rêveur, de l'idéaliste ou du mystique) et l'optique du savant (c'est-à-dire la perspective objective du réaliste, du savant ou du matérialiste) sont «deux 'asymptotes' absolument inconciliables et contradictoires » (p. 28). Seul Dieu saurait choisir entre elles :

Dieu seul sait qui du fou, qui du savant, a été le plus près du vrai ... il n'y a pas un seul de nos mouvements, ni une seule de nos actions qui ne soit un abîme, où l'homme le plus sage ne puisse laisser sa raison, et qui ne puisse fournir au savant l'occasion de prendre sa toise et d'essayer à mesurer l'infini .. . Ici, je serai toujours entre la toise du savant et le vertige du fou. Je dois en prévenir loyalement celui qui veut me lire; il faut de l'intrépidité pour rester entre ces deux asymptotes. Cette Théorie ne pouvait être faite que par un homme assez osé pour côtoyer la folie sans crainte et la science sans peur». (Balzac, Théorie de la Démarche, cité par Nykrog, op.cit., p. 25)

Ainsi, pour résumer la pensée de M. Nykrog, peut-on dire que Balzac choisit à bon escient, tantôt l'optique du «fou», tantôt celle du «savant», à la fois dans ses écrits théoriques et dans sa création romanesque. Loin d'être contradictoire, l'ambiguïté est voulue, c'est l'essence même de sa pensée.

Cette dualité systématique de la pensée a des manifestations romanesquesfort intéressantes, comme le montre M. Nykrog. Elle entraîne, par exemple, diverses écritures: «écriture fervente», «écriture analytique» et «écriture mixte» (p. 392), et des vocabulaires «de provenance occultiste»et



3: Voir en particulier: Hunt, H. J., «Review of La Pensée de Balzac», French Studies, 20, 1966, 416ss. Jacques, G., «Per Nykrog. La Pensée de Balzac», Les lettres romanes, 21, 1967, p. 75-79. - D'autres articles qui montrent plus de compréhension, notamment ceux de: Barbéris, P., «La Pensée de Balzac: histoire et structures», Revue d'histoire littéraire de la France, jan.-mars 1967, p. 18-54. Van Laere, François, «Attitudes critiques à l'égard de la Comédie humaine», Revue des sciences humaines, juillet-sept. 1968, p. 435-464. et surtout celui de Svend Johansen, «c. r. de La Pensée de Balzac», Revue Romane, I, fase. 1-2, 1966.

4: Balzac, «Théorie de la Démarche», fragment de «la Pathologie de la Vie sociale», cité par Nykrog, op.cit., p. 24-25.

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tiste»et«de provenance matérialiste» (p. 80). Par la célèbre technique des «personnages reparaissants», un même protagoniste, qui, dans un roman, se situe dans une perspective subjective, celle du fou (l'Etre), peut, dans une œuvre différente, être réduit à l'état d'un fait divers, celle du savant (la Chose). Il y a donc une abolition systématique et réciproque des perspectives qui a entraîné une confusion certaine dans certaines analyses de l'œuvre balzacienne. En somme, la vraie portée de La Comédie humaine ne peut être saisie que si l'on considère la totalité de l'œuvre; selon M. Nykrog, ce n'est qu'en elle que l'on perçoit l'optique de l'auteur, fusion de toutes les optiques contradictoires.

C'est ici que surgissent de multiples questions. Peut-on considérer que La Comédie humaine est un tout composé de petites cellules, chacun de ces romans-cellules étant conçu comme une œuvre individuelle, chacun ayant ses propres lois? La structure ambivalence-ambiguïté se retrouvet-elle dans ces romans comme dans l'œuvre totale? Leur construction diffère-t-elle de celle de l'œuvre dans son ensemble ou sont-ils des microcosmes du tout? Peut-on parler d'une structure balzacienne qui serait répétée dans chaque ouvrage? Nous essaierons de répondre à ces questions en nous fondant sur une analyse de La Femme de trente ans et du Père Goriot.

Il faut tout d'abord définir d'une façon précise ce que nous entendons par «ambivalence» et par «ambiguïté». Si l'on se réfère, par exemple, au Petit Robert, on trouvera que l'ambivalence est le caractère «de ce qui se présente sous deux aspects, sans qu'il y ait nécessairement opposition ou ambiguïté». Nous tenterons de montrer que les deux romans en question sont «ambivalents», c'est-à-dire qu'un même thème, un même personnage, une même idée représentent deux valeurs contraires.

Il faut maintenant distinguer l'ambivalence de l'ambiguïté. Le même dictionnaire rappelle que l'ambiguïté est le caractère «de ce qui présente deux ou plusieurs sens possibles, dont l'interprétation est incertaine». Il est évident que l'ambiguïté peut provenir de l'ambivalence, mais aussi que cela n'est pas nécessairement le cas. Un même personnage, par exemple,peut être à la fois bon et mauvais, sympathique et répugnant. Un tel personnage serait donc ambivalent. Si le lecteur parvient à voir clairement l'optique de l'auteur, il se rend compte que celui-ci contrôle ces deux valeurs opposées et alors le personnage en question n'est pas ambigu;car son interprétation n est pas incertaine. En revanche, si le lecteur sent que Fauteur change constamment de perspective et qu'il passe tour à tour de l'approbation à la condamnation, le lecteur éprouvera le sentimentd'ambiguïté. Bref, l'ambivalence est simplement le fait du livre (un

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même thème reflète des valeurs contradictoires) alors que l'ambiguïté est
le fait du lecteur (jugement esthétique d'incertitude qui peut être porté
par le lecteur.)

En réalité, pour approfondir ce problème, il faudrait examiner les deux romans en se posant les questions suivantes: Comment les thèmes centraux sont-ils développés? Quelles métaphores l'auteur emploie-t-il, et dans quel but? Comment ces choix affectent-ils l'action? Enfin, et c'est l'essentiel, ces prises de position reflètent-elles celles de l'auteur-narrateur ou sont-elles tout simplement celles d'un des personnages?

Il ne nous est malheureusement pas possible, dans le cadre de cet article, de faire l'analyse, pourtant si fructueuse, de chacune de ces questions. Nous nous bornerons à traiter certains des passages où il est clair que c'est l'auteur-narrateur qui s'exprime. Ainsi, nous espérons montrer que ces deux romans sont ambivalents mais non pas nécessairement ambigus - et que l'ambiguïté aussi peut avoir une fonction esthétique.

Il ne serait pas inexact de dire que le thème central de La Femme de trente ans est celui du rôle de la femme dans la société et de sa lutte contre cette société. Dans ce roman, le personnage central, Julie d'Aiglemont, ainsi que la société dans laquelle Julie évolue, sont des thèmes ambivalents. D'une part, Julie est noble et adorable, la Société, cruelle et corrompue, la Religion, vide, et l'amour et le bonheur représentent les seules vraies valeurs (perspective subjective de M. Nykrog): mais d'autre part, il est dit que Julie est égoïste, que les lois de la Société sont nécessaires et que la Religion est la seule valeur (perspective objective de M. Nykrog.) Il est intéressant de voir que, dans ces deux cas, c'est l'opinion de l'auteur qui apparemment est instable et non celle d'un des personnages. Nous examinerons ici quelques-uns des nombreux passages où cette ambivalence se retrouve.

Julie est souvent angélique et «noble». Le monde matériel dans la création balzacienne correspond souvent exactement au monde des idées; aussi l'élégance physique de Julie symbolise-t-elle sa noblesse d'âme. Par exemple :

Puis le luxe de sa longue robe consistait dans une coupe extrêmement distinguée; et, s'il est permis de chercher des idées dans l'arrangement d'une étoffe, on pourrait dire que les plis nombreux et simples de sa robe lui communiquaient une grande noblesse.s



5: Balzac, «La Femme de trente ans», éd. Garnier-Flammarion, Citron, 1965. Les références à cet ouvrage seront extraites de cette édition.

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Faut-il rappeler que ce n'est pas l'avis de son amant, Vandenesse, mais
celui de l'auteur lui-même ?

Julie cependant est aussi égoïste ; ce qui, pourrait-on dire, n'est pas un trait noble. Ayant décidé de séduire son mari pour sauver sa fille, elle fait preuve de vanité et de vengeance et non pas seulement d'amour maternel :

A l'insu de Julie, sa vanité féminine, son intérêt et un vague désir de vengeance s'accordèrent avec son amour maternel pour la faire entrer dans une voie où de nouvelles douleurs l'attendaient. Mais elle avait l'âme trop belle, l'esprit trop délicat et surtout trop de franchise pour être longtemps complice de ces fraudes, (p. 95)

Dans le même paragraphe, Balzac et avec lui le lecteur, évidemment, change d'optique, passant du rôle de juge à celui de complice. Balzac condamne le plus sévèrement Julie quand il décrit les rapports de celle-ci avec sa fille Hélène. Qu'on se réfère, par exemple, au passage, dans Les Deux Rencontres (p. 194-195), où Julie ordonne à Hélène de désobéir à son père et de découvrir ce qui se cache en haut. La mère est mesquine, hypocrite et injuste à l'encontre de sa fille, qu'elle traite d'une façon honteuse.

Balzac dépeint Julie tantôt froidement comme un procureur, tantôt
avec la tendresse d'un amant. Ce mélange d'optiques opposées est l'essence
même de l'œuvre balzacienne:

Elle était un de ces types, qui, entre mille physionomies dédaignées parce qu'elles sont sans caractère, vous arrêtent un moment, vous font penser; comme, entre les mille tableaux d'un Musée, vous êtes fortement impressionné, soit par la tête sublime où Murillo peignit la douleur maternelle, soit par le visage de Béatrix Cinci où le Guide sut peindre la plus touchante innocence au fond du plus épouvantable crime ... Certaines figures humaines sont de despotiques images qui vous parlent, vous interrogent, qui répondent à vos pensées secrètes, et font même des poèmes entiers. Le visage glacé de madame d'Aiglemont était une de ces poésies terribles, une des faces répandues par milliers dans la Divine Comédie de Dante Alighieri, (p. 233).

Julie, personnage littéraire, est une œuvre d'art, tout comme ces tableaux. Comme le Murillo, elle est sublime dans sa douleur maternelle vis-à-vis de Moïna. Comme le portrait de Béatrix, elle unit la plus touchante innocenceau crime le plus épouvantable. En d'autres termes, l'aspect positif du portrait correspond à la perspective subjective et l'aspect négatif, à la perspective objective. C'est la fusion de ces pôles opposés, l'innocence et le crime, qui donne à Julie sa force et fait d'elle «une de ces poésies

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terribles». L'essence du personnage est son ambivalence systématiquementambiguë.

La Société, son antagoniste, est double aussi. Après s'être donnée à son mari pour prévenir sa fille de la pénurie (action qualifiée de «douloureuse prostitution» (p. 99)), Julie ne se considère plus comme une femme vertueuse. Son raisonnement est le suivant: s'étant déjà vendue à un mari qu'elle hait, pourquoi ne pourrait-elle chercher le bonheur avec un amant, tel qu'aurait pu l'être Lord Grenville, tel que le devient Vandenesse? Dans le passage suivant, Balzac met en relief les imperfections de cette société qui contraindra Julie à l'infidélité:

La répulsion instinctive que Julie manifestait pour tout ce qui froissait son amour et les vœux de son cœur est une des plus belles choses de la femme, et vient peut-être d'une vertu naturelle que ni les lois ni la civilisation ne feront taire. Mais qui donc oserait blâmer les femmes? Quand elles ont imposé silence au sentiment exclusif qui ne leur permet pas d'appartenir à deux hommes, ne sont elles pas comme des prêtres sans croyance? Si quelques esprits rigides blâment l'espèce de transaction conclue par Julie entre ses devoirs et son amour, les âmes passionnées lui en feront un crime. Cette réprobation générale accuse ou le malheur qui attend les désobéissances aux lois, ou de bien tristes imperfections dans les institutions sur lesquelles repose la Société Européenne, (p. 108)

De la part de l'auteur, c'est une condamnation sévère du mariage sur lequel repose la société. C'est un panégyrique de l'amour, car la «vertu naturelle» est écrasée par «les lois» et «les devoirs». L'amour devient donc une sorte de religion, car les femmes sans ce sentiment exclusif « ne sont-elles pas comme des prêtres sans croyance » ?

L'amour n'est pas seulement un bien précieux pour Julie mais aussi
pour sa fille Hélène qui, elle, trouvera ie bonheur hors des cadres de ia
Société, ce qui suscite l'admiration du lecteur:

Cette situation offrait une étrangeté qui le surprenait, une sublimité de passion et de raisonnement qui confondait les idées vulgaires. Les froides et étroites combinaisons de la société mouraient devant ce tableau. Le vieux militaire sentit toutes ces choses, et comprit aussi que sa fille n'abandonnerait jamais une vie si large, si féconde en contrastes, remplie par un amour si vrai; puis, si elle avait une fois goûté le péril sans en être effrayée, elle ne pouvait plus revenir aux petites scènes d'un monde mesquin et borné, (p. 220)

(II est vrai que c'est ici le sentiment du général, le père d'Hélène, qui s'exprime, mais il y a, de toute évidence, identification entre l'optique de ce personnage et celle de l'auteur, par exemple parce que Balzac emploie le terme «comprendre» (plutôt que «penser» ou «juger») pour décrire la réaction du vieux militaire).

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Les lecteurs ont souvent été choqués par l'insertion, dans un roman par ailleurs réaliste, de ces scènes extravagantes où il est question d'Hélène et de son pirate. Balzac, du reste, s'en est rendu compte et a voulu les modifier. Pourtant, cette invraisemblance elle-même souligne le caractère inéluctable du choix de Julie. La solution d'Hélène, en effet, est impossible ; c'est un idéal romantique, un rêve, «... une idée, un souvenir » (p. 223). Le bonheur pour la femme réelle se trouve dans l'amour, dans la liaison extra-maritale. Il n'y a pas de perspective transcendantale :

Dès ce moment, ils entrèrent dans les cieux de l'amour. Le ciel et l'enfer sont deux grands poèmes qui formulent les deux seuls points sur lesquels tourne notre existence: la joie ou la douleur. Le ciel n'est-il pas, ne sera-t-il pas toujours une image de l'infini de nos sentiments qui ne sera jamais peint que dans ses détails, parce que le bonheur est un; et l'enfer ne représente-t-il pas les tortures infinies de nos douleurs dont nous pouvons faire œuvre de poésie, parce qu'elles sont toutes dissemblables? (p. 159)

Ainsi, le ciel et l'enfer sont des notions esthétiques (Balzac parle de «deux grands poèmes» et d'«une image») qui symbolisent la joie et la souffrance. Le ciel, image par laquelle l'auteur représente «l'infini de nos sentiments», évoque dans ce roman la passion et l'amour; tandis que l'enfer, «représentation des tortures infinies», fait penser aux angoisses infligées par la Société. Dans cette optique, Dieu n'existe pas et la souffrance ici-bas n'a dès lors aucun sens.

Pourtant, à ce sujet, l'auteur n'a pas dit son dernier mot. N'a-t-il pas,
du reste, rédigé ce passage sous forme d'une longue interrogation? En
outre, il est intéressant de comparer ce texte à la citation suivante:

Enfin, le silence et l'hiver, la solitude et la nuit prêtaient leur majesté à cette sublime et naïve composition, délicieux effet de nature. La vie conjugale est pleine de ces heures sacrées dont le charme indéfinissable est dû peut-être à quelque souvenance d'un monde meilleur. Des rayons célestes jaillissent sans doute sur ces sortes de scènes, destinées à payer à l'homme une partie de ses chagrins, à lui faire accepter l'existence. Il semble que l'univers soit là, devant nous, sous une forme enchanteresse, qu'il déroule ses grandes idées d'ordre, que la vie sociale plaide pour ses lois en parlant de l'avenir, (p. 185)

Les termes tels que «sublime», «délicieux», «charme», «nature», qui, ailleurs, étaient les attributs du paradis de l'amour, sont associés ici à la vie conjugale et sociale, à l'ordre et aux lois Les notions de «société» et de «mariage» acquièrent dans ce passage une perspective en fait transcendantale, grâce à l'emploi d'expressions telles que «céleste», «sacrée», «monde meilleur», «avenir», etc. Julie et sa quête du bonheur

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apparaissent condamnées; encore que l'auteur ne soit pas catégorique,
puisqu'il se sert d'un «peut-être» ou d'un «il semble».

Chacun des thèmes du roman est donc ambivalent. Chacun d'eux est à la fois positif et négatif, non seulement pour les personnages mais également pour l'auteur. De la perspective subjective ou de la perspective objective on ne saurait dire laquelle attire le plus fortement le lecteur. Chacune a sa propre justification qui met en doute la validité de l'autre. Dès que l'auteur paraît s'engager, sa pensée se nuance d'une hésitation ou d'un point d'interrogation. Cette présentation systématiquement ambiguë, cette fusion des valeurs contraires dans un tout esthétique, est le principe fondamental de La Femme de trente ans. Le roman est, de ce fait, un véritable microcosme de La Comédie humaine.

Il n'en est pas de même pour Le Père Goriot, où les thèmes centraux sont ambivalents mais non pas ambigus. Balzac prend nettement parti et le lecteur attentif sait toujours comment il faut interpréter l'attitude de l'auteur. S'il la trouve ambiguë, c'est qu'il s'identifie à Rastignac, à l'inverse de Balzac qui, tout au long de son roman, maintient ses distances entre lui-même et son personnage.

Admettons avec M. Yarrow6 que Le Père Goriot soit un Bildungsroman, puisqu'il s'agit de l'éducation mondaine du jeune Eugène de Rastignac, qui se voit peu à peu obligé de choisir entre la Famille, la Lutte ou la Révolte.

Rastignac se présente partout sous un jour constamment favorable: il est jeune, généreux, spontané, charmant, beau et sensible. Sa funeste ambition même est dans une certaine mesure inspirée par son désir sincère de venir en aide à ses sœurs et sa soif de Paris et du luxe jaillissent de sa nature esthétique:

... il était difficile à un homme d'ardente imagination de ne pas préférer
cette vie constamment élégante à la vie de privations qu'il voulait embrasser
le matin,7



6: Yarrow, «Le Père Goriot Re-considered», Essays in Criticism, 1, 1957, p. 363-373. thème central du Père Goriot est un sujet fort débattu par les critiques contemporains. Le lecteur pourra consulter en particulier les articles suivants: Adamson, Donald, «Le Père Goriot: Notes towards a Reassessment», Symposium, 19, summer 1965, p. 101-114. Connor, J. Wayne, «On Balzacs Goriot», Symposium, summer 1954, p. 68-73. Edgren, C. H., «On Balzac's Goriot», Notes and Queries, 202, 1957, p. 393-394. Reizov, 8., «Rastignac et son problème», Europe, 44, 447-448, 1966, p. 223-230.

7: Balzac, «Le Père Goriot», éd. livre de poche, Beck, 1961. Les références à cet ouvrage seront extraites de cette édition.

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Cette «ardente imagination» qui, à la différence de la vanité et de
l'égoïsme de Julie d'Aiglemont, est un «beau» trait de caractère, est
la raison même de son destin.

Pourtant, Balzac, tout en trouvant son personnage sympathique, a toujours soin de prendre du recul. Pour distinguer entre l'optique de Rastignac et celle de Balzac, il suffit de considérer la célèbre citation qui suit:

IL voyait le monde comme un océan de boue dans lequel un homme se plongeait jusqu'au cou, s'il y trempait le pied. «Il ne s'y commet que des crimes mesquins! se dit-il. Vautrin est plus grand. Il avait vu les trois grandes expressions de la société: l'Obéissance, la Lutte et la Révolte; la Famille, le Monde et Vautrin. Et il n'osait prendre parti. L'Obéissance était ennuyeuse, la Révolte impossible, et la Lutte incertaine». Sa pensée le reporta au sein de sa famille. Il se souvint des pures émotions de cette vie calme, il se rappela les jours passés au milieu des êtres dont il était chéri. En se conformant aux lois naturelles du foyer domestique, ces chères créatures y trouvaient un bonheur plein, continu, sans angoisses. Malgré ses bonnes pensées, il ne se sentit pas le courage de venir confesser la foi des âmes pures à Delphine, en lui ordonnant la vertu au nom de l'Amour. Déjà son éducation commencée avait porté ses fruits. Il aimait égoïstement déjà. Son tact lui avait permis de reconnaître la nature de Delphine. Il pressentait qu'elle était capable de marcher sur le corps de son père pour aller au bal, et il n'avait ni la force de jouer le rôle d'un raisonneur, ni le courage de lui déplaire, ni la vertu de la quitter, (p. 384-5)

C'est bien Rastignac qui voit le monde comme «un océan de boue» où se commettent des «crimes mesquins»; c'est bien lui qui ne peut choisir, qui trouve l'Obéissance ennuyeuse, la Révolte impossible, la Lutte incertaine, mais il se rend également compte que le « bonheur plein » se trouverait dans la voie de l'Obéissance. Balzac, pour sa part, approuve l'amour exprimé pour la Famille - ce sont là de «bonnes pensées» - mais il condamne l'absence de moralité, la faiblesse de son personnage qui s'avoue incapable de suivre la ligne de conduite vertueuse, courageuse et forte (quitter Delphine, l'empêcher de marcher sur le corps de son père pour aller au bal).

Il conviendrait maintenant d'examiner de près l'attitude de l'auteur
vis-à-vis des «trois grandes expressions de la société » - à savoir la Famille,
le Monde et la Révolte - et d'évaluer leur fonction dans le cadre du roman.

Contrairement à la Femme de trente ans, Le Père Goriot présente un
portrait toujours flatteur de la Famille. Elle y est pure et sainte, prodiguant
un bonheur plein et constant: «Quelques larmes roulèrent dans les yeux

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d'Eugène, récemment rafraîchi par les pures et saintes émotions de la
famille ...» (p. 127).

Cependant, ces «saintes émotions» se meurent à Paris; les sentiments
de famille sont dénaturés par les intérêts; l'enfant est rejeté par son père
(Victorine Taillefer) et le père exploité par ses enfants (Goriot).

Victorine, à l'instar des sœurs de Rastignac, n'est pas ambivalente. Elle est toujours sainte, toujours sincèrement religieuse et chrétienne: «Elle suppliait Dieu de dessiller les yeux de son père, d'attendrir le cœur de son frère, et priait pour eux sans les accuser» (p. 35). A la différence de Julie, la vanité ne se mêle jamais à ses sentiments religieux. Néanmoins, elle est très belle - ce que Balzac aimait tant chez les femmes !

... si l'amour eût ranimé ses yeux tristes, Victorine aurait pu lutter avec les
plus belles jeunes filles. Il lui manquait ce qui crée une seconde fois la femme,
les chiffons et les billets doux. (p. 34)

Justement, c'est ce qui empêche Eugène de s'attacher à elle. Elle est sans argent, sans chiffons, sans billets doux, sans tous ces symboles du Monde qu'il recherche frénétiquement et qui le retiennent auprès des femmes du monde, auprès de Delphine.

L'idée de Famille s'incarne non seulement en Victorine mais dans le
personnage de Goriot, qui, lui, est ambivalent. L'auteur le décrit soit
comme un «Christ de la paternité»:

Pour bien peindre la physionomie de ce Christ de la Paternité, il faudrait aller chercher des comparaisons dans les images que les princes de la palette ont inventées pour peindre la passion soufferte au bénéfice des mondes par le Sauveur des hommes, (p. 331)

soit comme un être grossier et stupide (p. 188), lascif même à l'occasion.B

Le vieillard ressemblait à un amant encore assez jeune pour être heureux d'un
stratagème qui le met en communication avec sa maîtresse sans qu'elle puisse
s'en douter, (p. 187)

Evidemment, c'est une pensée typiquement balzacienne que cette élévationd'une nature inférieure par une passion forte. Mais, en réalité, dans le cadre du roman cette ambivalence aboutit à une condamnation de la société, corruptrice du bonheur familial. C'est la vanité de la vie mondaineparisienne qui empoisonne l'amour paternel de Goriot. Elle le



8: A cet égard il y a dans ce roman toute une structure métaphorique qui assimile la passion paternelle de Goriot à la passion amoureuse. Goriot est, en effet, un «homme à passions» dont parle Vautrin. Voir en particulier p. 83, 84, 147, 273, 333, 407, 408.

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transforme en Christ, car elle le contraint à tout sacrifier à ses filles, mais, en même temps, fait inexorablement de lui un « homme à passions » qui se cache pour les épier. Aussi, la Famille n'est, en aucune façon, un thème ambigu dans cet ouvrage.

Le Monde, en revanche, est équivoque. Tout y paraît séduisant, tout
y est, en fait, avilissant :

Cette vie extérieurement splendide, mais rongée par tous les taenias du remords, et dont les fugitifs plaisirs étaient chèrement expiés par de persistantes angoisses, il l'avait épousée, il s'y roulait en se faisant comme le Distrait de La Bruyère, un lit dans la fange du fossé; mais, comme le Distrait, il ne souillait encore que son vêtement, (p. 244)

Ainsi, Paris est ambivalent mais non pas ambigu. La ville de Paris par sa nature est un «bourbier»9 moral, mais par sa beauté féerique peut paraître désirable. Dans un premier temps, l'auteur en définit l'essence; dans un second, l'apparence: «.. .le peu de travail que veulent les premiers grades à prendre dans la Faculté l'avait laissé libre de goûter les délices visibles du Paris matériel» (p. 59-60). «Un étudiant se passionne alors pour des niaiseries qui lui paraissent grandioses» (p. 60). Pour l'auteur, ces niaiseries n'ont aucune fascination; ce n'est que pour le personnage qu'elles paraissent séduisantes. Les dandys, notamment, qui font tant impression à Rastignac, ne sont, pour Balzac, que des sots qui vivent dans «la gloire de leurs fatuités» (p. 65).

Ces tentations par lesquelles le Monde éprouve les personnages,
l'auteur, en outre, les représente en termes nettement transcendantaux. Il
écrit, par exemple :

II avait vu passer au-dessus de sa tête ce démon qu'il est si facile de prendre pour un ange, ce Satan aux ailes diaprées, qui sème des rubis, qui jette ses flèches d'or au front des palais, empourpre les femmes, revêt d'un sot éclat les trônes, si simples dans leur origine; il avait écouté le dieu de cette vanité crépitante dont le clinquant nous semble être un symbole de puissance, (p. 191)

Sous le masque funeste d'un ange, la tentation du luxe n'est en réalité
qu'un démon, un Satan; le clinquant du monde, qui «semble» symbole
de puissance, est clairement aux yeux de Balzac le comble de la vanité.

Si bien que l'art et la poésie du luxe ne sont que des feux follets, et que la réalité du Monde est le lit de fange qui se cache sous des apparences scintillantes. Quand le lecteur se laisse lui aussi aveugler comme Rastignac, le caractère inéluctable du choix d'Eugène est tragiquement mis en



9: voir en particulier p. 85, 130.

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relief; l'attraction du monde corrupteur en est rendue d'autant plus
funeste.

Cependant, bien qu'il soit avili par son contact avec le Monde, Eugène est sauvé par un miracle de la perdition totale à laquelle l'entraîne son association avec Vautrin. Celui-ci, en effet, troisième expression de la Société, personnifie l'ange déchu, le démon. C'est un Satan que tous, la pure Victorine exceptée, prennent pour un ange. Personnage sympathique et captivant pour ceux qui l'entourent, il faut attendre le dénouement pour que se révèle pleinement sa nature vraie:

Le bagne avec ses mœurs et son langage, avec ses brusques transitions du plaisant à l'horrible, son épouvantable grandeur, sa familiarité, sa bassesse, fut tout à coup représenté dans cette interpellation et par cet homme, qui ne fut plus un homme, mais le type de toute une nation dégénérée, d'un peuple sauvage et logique, brutal et souple. Et un moment Collin devint un poème infernal où se peignirent tous les sentiments humains, moins un seul, celui du repentir. Son regard était celui de l'archange déchu ... (p. 311)

L'auteur parle de «poème» mais le qualifie d'«infernal». Le charme du personnage était donc purement esthétique, car Balzac, en définitive, le condamne sur le plan moral, et quand il mentionne «l'archange», c'est pour préciser qu'il est déchu et infernal, qu'il est Lucifer.

La tentation qu'éprouve Eugène d'épouser Victorine et tout ce que cet
acte entraînerait, représente l'abîme, produit de l'«infernal génie» (p.
269) de Vautrin, et il faudra un miracle pour l'en sauver:

Dans son for intérieur, il s'était abandonné complètement à Vautrin, sans vouloir sonder ni les motifs de l'amitié que lui portait cet homme extraordinaire, ni l'avenir d'une semblable union. Il fallait un miracle pour le tirer de î'abime où il avait déjà mis le pied depuis une heure, en échangeant avec Mlle Taillefer les plus douces promesses, (p. 268)

En fait: «le miracle eut lieu» (p. 269). Vautrin entre dans la pièce où sont Eugène et Victorine et celle-ci disparaît, fuyant la présence de Vautrin qu'elle hait et dont elle n'a jamais été la dupe. Eugène, dès lors, est sauvé de l'abîme où il s'engageait.

Aussi l'ambivalence de Vautrin est-elle une forme de l'ambivalence centrale du roman - sans qu'il y ait ambiguïté. C'est celle du contraste entre le «paraître» esthétique («splendeur», «extérieur», «scintiller», «féerie», «luxe», «poème», «paraître») et la réalité morale qui lui est sous-jacente («bourbier», «grabat», «infernal», «Satan», «démon», «vanité », «être »). Si Eugène rejette les vraies valeurs de la Famille, il n'en

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résiste pas moins à Vautrin - et s'il se fait un lit de fange, il ne s'y couche
pas.

L'ambivalence dans le Père Goriot a donc une tout autre fonction que celle qu'elle exerçait dans La Femme de trente ans. Dans ce dernier roman, elle aboutissait à une ambiguïté systématique. La perspective subjective du personnage et la perspective objective de la société étaient tour à tour employées et justifiées. L'optique de l'auteur se situait dans le roman et reflétait la fusion de ces deux points de vue.

Dans le Père Goriot, l'optique de Balzac se situe en dehors de son monde romanesque. L'auteur ne s'identifie jamais au point de vue subjectif du personnage. Les valeurs de la Famille, de l'Obéissance et de la Religion sont ici les seules vraies, alors que celles du Monde et de la Révolte paraissent séduisantes.

Aussi n'est-il pas possible d'affirmer que le Père Goriot soit un microcosme
de la Comédie humaine, de même qu'on ne peut pas parler d'une
structure balzacienne répétée dans chaque ouvrage.

Mais alors dans quelle mesure la structure de l'œuvre individuelle peutelle
varier dans le cadre du tout? L'interrogation suggère d'autres analyses
à faire, dépassant le cadre des recherches présentées ici.

Joan Hoberg-Petersen

COPENHAGUE