Revue Romane, Bind 8 (1973) 1-2

Répartition des modes après 'il semble que' Essai de statistique linguistique comparée

PAR

BENGT HASSELROT

«Grâce aux contributions récentes de Lars Bôrjeson et de Helge Nordahl, il est légitime de prétendre que nous savons désormais l'essentiel sur le comportement modal de l'expression impersonnelle // (me) semble que. Cela vaut du moins pour l'aspect quantitatif du problème [. . .] il s'agit donc, en ce qui concerne le français, d'un problème en grande partie résolu». Voilà ce que dit Lennart Carlsson de façon un peu trop optimiste, dans un article par ailleurs remarquable2 et qui m'a servi de modèle dans les pages qui vont suivre. A l'origine de la présente étude s'est trouvé mon désir de discerner l'importance du facteur bien pour le choix modal après la construction en cause. Favorise-t-il l'indicatif, comme l'avait pensé Knud Togeby, ou au contraire le subjonctif, selon l'avis de Helge Nordahl3 ? Mes enquêtes ont plutôt confirmé le résultat de Nordahl : la présence de bien, d'après les chiffres bruts, est légèrement «subjonctivigène», mais non au point de se laisser établir statistiquement, au moyen du test x2. Désireux de faire des découvertes moins banales, j'ai réuni de la construction 7/ semble que'' prise affirmativement exactement autant d'exemples que Nordahl, à savoir 404. La documentation de Nordahl provient de 156 romans du XXe siècle, la mienne de l'équivalent de 100 livres4, pratiquement tous de 1970 et de 197!. Voici le résultat:



1: J'emploie les sigles qui entourent ici il semble que, lorsque je parle expressément du type même en faisant abstraction du facteur temps.

2: Sur Vusage des modes après (me) parece que en castillan et fem) sembla que en catalan, Studia Neophilologica 42 (1970), p. 405 et 406.

3: Les Systèmes du subjonctif corrélatif, Bergen-Oslo, 1969, pp. 158-172.

4: Un «livre» — 375 000 unités de frappe (250 pages à 1500 unités de frappe). -En fait, 85% de mes exemples émanaient de journaux, quotidiens ou hebdomadaires, et de revues scientifiques, constituant 75% de mon corpus.

Side 71

DIVL1084

Tableau I

A première vue, nos chiffres peuvent paraître assez concordants. Mon enquête fait tout au plus ressortir un certain recul du subjonctif; on pourrait être tenté de le mettre sur le compte de la qualité plus «littéraire » de l'enquête de Nordahl. Mais un examen moins superficiel révèle, au contraire, une différence si flagrante entre nos chiffres qu'il y aurait de quoi désespérer de l'utilité de la linguistique statistique. Tandis que je n'ai relevé que 12 exemples de il semblait que, dont la moitié seulement régissant le subjonctif, Nordahl a recueilli pratiquement autant de il semblait que que de il semble que, et le recours au subjonctif atteint son maximum précisément dans les subordonnées introduites par il semblait que. Nordahl (p. 162) explique ce fait comme une conséquence naturelle de ce que l'imparfait serait le temps qui adopte la perspective la moins précisée sur le plan du passé.

Nous reviendrons tout à l'heure sur cette question. Je voudrais d'abord, selon la métode inaugurée par Lennart Carlsson, procéder à l'analyse de la répartition des temps dans les subordonnées à mode indicatif introduites par /7 semble {semblait) que. Le résultat ressort du tableau suivant :


DIVL1087

Tableau II

Side 72

II n'y a que les chiffres obtenus pour il semble que qui soient assez élevés pour permettre un examen fructueux. On sait que dans beaucoup de contextes, les temps du futur se substituent au subjonctif, dont le système morphologique plus pauvre se prête mal à expliciter la valeur futurales. Gerhard Boysen6 en a conclu qu'il faut éliminer le futur/conditionnel des statistiques devant illustrer la lutte entre indicatif et subjonctif. Mettons qu'en tout cas il est indiqué de le traiter à part. En adoptant le système de Boysen, on compte dans mon enquête (celle de Nordahl confond tous les non-subjonctifs) 256 subjonctifs s'opposant à 68 indicatifs «purs» après // semble que, soit 79 % de subjonctifs.

Ce qui est plutôt nouveau et à mon avis intéressant, ce sont les cas de // semble que suivis d'un imparfait et d'un passé simple (mon corpus ne comporte pas d'exemple parallèle avec il semble que + un imparfait du subjonctif). A ma connaissance, il n'y a que Boysen à avoir noté le phénomène, et je pense comme lui (p. 30) que l'imparfait et le passé simple ont été choisis «pour exprimer une nuance aspectuelle que le subjonctif ne rend pas». En réalité, on peut constater une nette dominance de l'indicatif, quand le temps de la subordonnée n'est pas du même registre que celui de la principale. Il est temps de donner une série d'exemples permettant au lecteur de vérifier mes dires :

En réalité, il semble que le gendarme avait les yeux fixés sur le véhicule qu'il
poursuivait {Gaz. de Lausanne, 23-24 janv. 1971, p. 11.1).

Il semble qu'elle éprouvait du plaisir à se trouver avec un homme capable
de comprendre ses aspirations artistiques (Michel Déon, Les Poneys sauvages,
Gallimard, 1970, p. 331).

Il est difficile de savoir par qui ou par quoi est régie la terre, mais il semble
bien que, sous Napoléon, elle ne Vêtait pas par des lois (Jean Orieux. Talleyrand
ou le sphinx incompris, Mammarion, 1970, p. 443).

Il semble plutôt qu'Anatole France ne le prenait guère au sérieux (José
Cabanis, Plaisirs et Lectures, Gallimard, 1968, p. 173).

li sembie bien que íes huées ne visaient en Sainte-Beuve que le professeur
nommé par le ministre (Pascal Pia, Romanciers, poètes, essayistes du XIXe
siècle, Denoël, 1971, p. 56).

Il semble bien que Leeuwenhoek, une fois expédiée sa lettre de novembre



5: Ces temps se présentent même après // ne semble pas: «II ne semble pas, toutefois, que les militaires recommenceront le pilonnage systématique ordonné par le président Johnson» (Gaz. de Lausanne, 15 déc. 1970, p. 1.4); «il ne semble pas qu'ils maintiendront jusqu'au bout cette exclusive» (Gaz. de Lausanne, 19 mars 1971, p. 3.3).

6: Subjonctif et hiérarchie, Odense University Press, 1971, p. 28.

Side 73

1667, s'était désintéressé de la question (Jacques Roger, Les Sciences de la vie
dans la pensée française du XVIIIe siècle, Armand Colin, 1971, p. 297).

Il semble même qu'elle était descendue au rang des bêtes des champs
(André Schwarz-Bart, La mulâtresse Solitude, Ed. du Seuil, 1972, p. 74).

Mon enquête a fourni 9 exemples de ce type, auxquels il faut en joindre
16 résultant d'une post-enquête. A ceux-ci s'opposent seulement 5 cas,
tous hors enquête, avec le subjonctif (imparfait ou plus-que-parfait) :

II semble bien, en tout cas, que les temps de la passion fussent révolus (Pierre
Cordey, Madame de Staël et Benjamin Constant sur les rives du Léman, Payot,
1966, p. 67).

Il semble bien qu'elle préférât la jolie abbaye [. . .] au fastueux Carnavalet
(E. Gérard-Gailly, Madame de Sévigné, Hachette, 1971, p. 185).

Il semble bien qu'il ne s'agit que d'une querelle d'intérêt (Jean d'Ormesson,
La Gloire de l'Empire, Gallimard, 1971, p. 128).

Il semble bien qu'il fût blond ou châtain clair {ibid., p. 129).

Il semble pourtant que l'événement s'inscrivît très naturellement dans tout
ce que nous savons de Bruince {ibid., p. 430)7.

Dans le type il semble que -(- imparfait (plus-que-parfait) dans la subordonnée, l'indicatif est donc prédominant (83 %) ; dans le cas il semble que + présent ou passé composé, c'est là, ou peu s'en faut, le chiffre atteint par le subjonctif (82 %). Lars Borjeson a trouvé un était même dans une subordonnée régie par // semble que pris négativement: «Mes souvenirs ne sont pas très précis, mais il ne semble pas qu'il était question de l'occupation de Paris »8. Il pense que le non-subjonctif est justifié par ce qu'il appelle le facteur saviez.

Je dispose de 8 exemples (dont 6 hors enquête) d'un passé simple dans la subordonnée introduite par il semble que. Je les cite tous, puisqu'une simple retouche orthographique ferait des imparfaits du subjonctif de ces passés simples. Au lecteur d'apprécier si j'ai fait erreur en interprétant les exemples en conformité avec l'orthographe:



7: Cf.: «Pour Pétain, il semble bien qu'il [= le général de Gaulle, sauf erreur] eût souhaité la clémence » (Les Nouv. litt., 4 févr. 1971, p. 3.6). Dans cet exemple, le plus-que-parfait du subjonctif semble équivaloir à aurait souhaité.

8: La fréquence du subjonctif dans les subordonnées complétives introduites par «que». StudiaNeophilologica 38 (1966), p. 48. - KnudTogeby, Fransk Grammatik, Kobenhavn 1965, § 434, cite un exemple presque identique. Notons en passant que les exemples pruduitb par Togcby pour attester l'usage de l'indicatif après ril semble que'' sont en majorité des imparfaits.

Side 74

mais il semble que jamais ne fut si répandue cette conviction (José Cabanis,
Plaisir et Lectures, Gallimard, 1964, p. 50).

Il semble que la C.G.T., apprenant l'organisation du meeting, résolut
d'étouffer le projet gauchiste dans l'œuf en mettant fin à la grève (A. Dansette,
Mai 1968, Pion, 1968, p. 349).

Il semble que cette rencontre n'eut lieu qu'une fois (Jacques Laurent, Les
Bêtises, Grasset, 1971, p. 549).

Il semble qu'il lui donna les moyens de monter une boutique de modiste
à Deauville {Les Nouv. litt., 24 janv. 1971, p. 3.2).

Mais il semble bien qu'il vCadopta jamais lui-même les croyances d'Hadrien
(Jean d'Ormesson, La Gloire de /''Empire, Gallimard, 1971, p. 429).

Il semble que la dissertation de Perrault n'eut pas un grand retentissement
(Jacques Roger, Les Sciences de ¡a vie dans la pensée française du XVIIIe
siècle, Armand Colin, 1971, p. 391).

A voir tant de charmants portraits de l'époque, il semble en effet que cet
attrait/i/i fort goûté (Françoise Mallet-Joris, Marie-Claire, déc. 1971, p. 9).

Comment je la vois, comment il semble qu'elle fut, la Commune de Paris
en 1871 ? {Gaz. de Lausanne, 15 juin 1971, p. 3.1)'.

Selon mes statistiques, conformes sur ce point à celles de Nordahl, l'emploi modal après il semblerait que se distingue peu de celui constaté pour il semble que: 11 subjonctifs contre 7 non-subjonctifs (Nordahl 4-2). J'ai cru utile de procéder ici aussi à une enquête plus poussée. En voici le résultat :


DIVL1090

Tableau 111

Des 5 exemples illuLtratifs qu'on va lire, seuls les derniers sont intéressants.
Vers la fin de mon article on verra pourquoi.

Il semblerait que vous délirez encore, non? (San-Antonio, Ça ne mange
pas de pain, Le Fleuve noir, 1970, p. 184).

Il semblerait que la vie politique de la femme, comme sa vie conjugale,
est soumise encore au Code Napoléon (A. Pieyre de Mandiargues, Les Nouv.
litt., 25 févr. 1971, p. 8.1).



9: Je dois admettre que ce dernier exemple n'est pas des plus heureux.

Side 75

II semblerait, à première vue, que leur groupe puisse entraîner une notable
partie des troupes (Ch. de Gaulle, Mémoires d'espoir, Pion, 1970, p. 112).

elle se serait couchée sur le dos [. ..] tandis qu'il semblerait que sa voix
montât de l'abîme (A. Pieyre de Mandiargues, Mascarets, Gallimard, 1971,
p. 187).

Selon la thèse officielle il semblerait en tout cas que le jeu de l'échange
commercial en lui-même permit une transformation des connaissances technologiques
(Gaz. de Lausanne, 13 sept. 1972, p. 11.3).

C'est en abordant // semblait que qu'on ressent un vrai choc en constatant que Nordahl a relevé 188 cas (46,5% de la totalité de ses exemples) de cet imparfait, régissant le subjonctif dans 83% des subordonnées; mon enquête a fourni 12 exemples seulement (3% du total), 6 S. et 6 non-S. Il y aurait de quoi proclamer la faillite de cette statistique linguistique que nous avons si souvent prônée et pratiquée. Ces chiffres déroutants m'ont déterminé à entreprendre une enquête supplémentaire, qui m'a valu, grâce à un corpus double du précédent et, cette fois-ci, équitablement partagé entre journaux et romans, 64 nouveaux cas de // semblait que. C'est de la nature même de nos corpus respectifs que découle la surreprésentation dans mes matériaux de // semble que (et // semblerait que), tournures chères aux journalistes comme aux savants. Les romanciers, surtout ceux de jadis et de naguère, ressentent plus souvent le besoin de recourir à // semblait que. Il n'y a donc pas lieu de s'attarder sur le chiffre total de // semblait que. La dissemblance majeure réside dans le choix modal. Comment expliquer la chute de la fréquence du subjonctif de 83 % chez Nordahl à50% chez moi ?10 Avant d'essayer de répondre à cette question, il est bon d'extraire de mon fichier un large choix d'exemples :

1) il semblait que + indicatif

II semblait que la jupe ne pouvait pas entreprendre d'autres démarches que
de descendre pour démoder la mini (Gaz. de Lausanne, 7 déc. 1970, p. 5.2).

Il semblait que l'engin était voué à tourner dans l'espace [.. .] jusqu'à ce
qu'il se consume dans l'atmosphère. (L'Express, 14-20 juin 1971, p. 26.1).



10: Même si, m'inspirant de Boysen, je déduis de mes 38 exemples de non-subjonctif les 6 cas avec dans la subordonnée un conditionnel ou la périphrase allait + infinitif, il me reste 32 exemples avec l'indicatif «pur» (46%). - Ma vaste postenquête concentrée sur // semblait, il semblerait et il semble + imparfait m'a valu des exemples intéressants et m'a permis de me prononcer avec plus d'assurance. Mais elle n'a fait que confirmer ¡es résultats des statistiques établies à l'aide de l'enquête de base.

Side 76

Depuis quelque temps, il semblait que le conseil de guerre de Burgos
pouvait se permettre de renoncer à faire tomber des têtes (Le Monde, 24-30
déc. 1970, p. 1.2).

une mémoire dont il semblait, au demeurant, qu'elle ne faisait pas tout
pour se laisser feuilleter {Paris-Match, 31 juillet 1971, p. 56.3).

Il semblait que la nuit il travaillait aux Halles quand il trouvait de l'embauche
(Simenon, Maigret et F homme tout seul, Presses de la Cité, 1971, p. 33).

Et là, comme le long de l'étang, il semblait que l'ombre vous cachait (Paul
Vialar, La Chasse aux hommes, Julliard, 1962, p. 526).

Il semblait que, à ces simples mots, une peur lancinante avait pris Sonia
aux entrailles. (Jean-Louis Cotte, Les Semailles du ciel, Albin Michel, 1970,
p. 215).

Soudain une vache mugissait, et, du coup, il semblait que le ciel s'amplifiait
pour dérouler plus à l'aise sa grande fête rutilante du crépuscule (Jean Cassou,
Le Voisinage des cavernes, Albin Michel, 1971, p. 339).

Il semblait tout de même que Paul Nikolaïevitch était maintenant épuisé
et qu'il était prêt à s'endormir (A. Soljénitsyne, Le Pavillon des cancéreux,
Julliard, 1968, p. 308).

Il semblait aussi que pour être inscrit à Moscou il fallait donner de bons
pots-de-vin (idem, Le premier Cercle, Robert Laffont, 1968, p. 271).

il regardait gaiement le général; il semblait bien qu'il appréciait son plan
(idem, Août quatorze, Ed. du Seuil, 1972, p. 78).

il semblait bien que la sympathie du public allait plutôt du côté de Morel
(Romain Gary, Les Racines du ciel, Gallimard, 1956).

il semblait que personne n'obéissait plus dans les entreprises (Raymond
Aron, La Révolution introuvable, Fayard, 1968, p. 103).

il semblait qu'elle émergeait comme une promesse des brumes de l'avenir
(Angelo Rinaldi, La Maison des Atlantes, Denoël, 1971, p. 184).

2) il semblait que + subjonctif

On disait d'un homme: il écrit. H semblait qu'on eût iout dit. Un petit silence
tombait (Gaz. de Lausanne, 24-25 juillet 1971, p. 21.1).

A voir les deux chaînes de télévision [. . .] il semblait que la leçon essentielle
du rapport DiHigent fût l'innocence de 1'0.r.t.f., que la tâche de salubrité ¡a
plus urgente fût de le disculper (L'Express, 2-7 mai 1972, p. 15.1).

De ce drame [. . .] il semblait qu'on ne pût faire qu'un film bouleversant
{Le Monde, 11-17 févr. 1971, p. 11.4).

Il semblait que le monde entier se disloquât (Sélection du Reader's Digest,
mars 1971, p. 138 a).

Il lui fallait [...] souffrir même pour un médiocre, mais non demeurer
solitaire, sans but, et il semblait que sa vie n'en eût jamais eu d'autre but que
celui-là (Paul Vialar, La Chasse aux hommes, p. 43).

Il semblait que trois personnes se trouvassent sur le siège (Jean-Louis
Cotte, Les Semailles du ciel, p. 342).

Side 77

II semblait qu'on respirât là une odeur différente (Jean Cassou, Le Voisinage
des cavernes, p. 30).

Dans cette lumière chaude, il semblait qu'il ne dût pas mourir (A. Soljénitsyne,
Le Pavillon des cancéreux, p. 270).

Il semblait la frapper d'un poignard et qu'elle en mourût. (Jacques Laurent,
Les Bêtises, Grasset, 1971, p. 215).

la fascinante minute pendant laquelle il semblait que la vie hésitât à naître
(André Malraux, Les Chênes qu'on abat . . „ Gallimard, 1971, p. 79).

Il semblait que par une espèce de fatalité, chaque nouvel événement poussât
un peu plus Alexis (Jean d'Ormesson, La Gloire de l'Empire, Gallimard, 1971,
p. 342).

Il semblait donc plutôt [...] qu'on assistât à l'incessante mobilité d'une
marche (Jean Ricardou, Révolutions minuscules, Gallimard, 1971, p. 17).

Grave, solennel, il semblait qu'il 1= le carillon] allât chercher ses notes
très loin dans le passé (Robert Sabatier, Trois sucettes à la menthe, Albin
Michel, 1972, p. 71).

A Modène, où il semblait que ce fût le Carnaval (A. Pieyre de Mandiargues,
Le Cadran lunaire, Gallimard, 1972, p. 88).

Il semblait bien qu'aujourd'hui le diable s'en mêlât (J. Carrière, VEpervier
de Maheux, J.-J. Pauvert, 1972, p. 350).

Il faut invoquer tout simplement, je crois, la défaveur bien connue de l'imparfait du subjonctif. Elle n'est pas de date récente, mais ma petite statistique comparée semble prouver qu'elle a fait de rapides progrès durant ce siècle. Rien que chez Gide, Nordahl a pu réunir 27 cas de // semblait que + l'imparfait du subjonctif. Il serait difficile de trouver un auteur d'aujourd'hui qui, fût-ce de loin, puisse rivaliser avec Gide sur ce pointll. En analysant soigneusement les 29 exemples précédents, on découvrequ'ilne se trouve parmi eux aucun imparfait susceptible d'être remplacé par un présent du subjonctif. Ce procédé qui rend normalement



11: Cela vaut même pour un pastiche comme La Gloire de l'Empire par Jean d'Ormesson. Immédiatement après Gide comme grand fournisseur de il semblait que vient chez Nordahl Henri Troyat. J'ai lu les deux derniers romans de cet auteur {La Pierre, la Feuille et les Ciseaux et Anne Prédaille, Flammarion, 1972 et 1973) sans trouver un seul il semblait. Serait-ce là une répercussion du désir évident de Troyat de mettre au goût du jour son répertoire et sa technique ? Mon plus grand fournisseur de il semblait que est J. Carrière, dont VEpervier de Maheux, et ceci n'est pas une critique de ma part, relève d'une technique toute classique. - L'honnêteté m'oblige à reconnaître que certains auteurs qui préfèrent l'indicatif après // semblait que ne reculent pas, dans d autres circonstances, devant l'imparfait du subjonctif.

Side 78

de si grands services aux personnes désireuses d'éviter un sussiez désuet, fausserait ici la perspective temporellel2. L'incompatibilité entre les résultatsdeNordahl et les miens, pour ce qui est 1) de la proportion des il semblait que et 2) de l'usage modal dans la subordonnée, se trouve donc expliquée: le numéro 1) par la nature différente de nos corpus, celui de Nordahl étant plus «littéraire», le numéro 2) du fait que l'enquête Nordahlportesur tout le XXe siècle et la mienne sur les années 60 et surtout sur la décennie en cours. C'est là un résultat modeste et provisoire, mais j'ai du moins sauvé l'honneur de la statistique linguistique et posé un jalon qui pourra être utile, quand le besoin de vérifier ce qu'il en est de



12: Marcel Cohen, Le Subjonctif en français contemporain, Soc. d'Ed. d'Enseignement supérieur, 1965, p. 142, a expressément noté qu'à la place de «il semblait qu'elle y fût nécessaire» on pourrait dire «... qu'elle y était nécessaire». Marcel Cohen cite, p. 143, deux «exemples de non-concordance»: «Dès lors il semblait que ce soit un défi d'attaquer sur ce terrain-là» et «II semblait que chaque soirée ne soit que le prologue de la suivante». Comme il ne les condamne ni ne les commente, je dois conclure qu'il les trouve acceptables. La non-concordance constatée me paraît légèrement étrange. La post-enquête m'a valu deux exemples semblables: «II semblait que nous recherchions tous un mode de politesse et de gentillesse élémentaire. Il semblait que chacun de nous ait besoin de sparadrap partout» (Françoise Sagan, Des Bleus à rame, Flammarion, 1972, p. 200) et «Nous nous sommes promenés dans le jardin. J'ai pris, moi aussi, quelques photos, il semblait qu'après tout ce soit une chose à faire. Et Ezra Pound a levé la tête» (L'Express, 4-10 déc. 1972, p. 81). Pour ce qui est du premier exemple, on comprend que Françoise Sagan ait reculé devant un '"¦recherchassions. J'interprète recherchions comme un imparfait, mais l'auteur s'est peut-être laissé égarer par le syncrétisme imparfait de l'indicatif- présent du subjonctif, ce qui nous a valu le ait de la seconde phrase, dans un contexte où le présent gnomique n'est pas justifié. Le présent du subjonctif de L'Express me paraît plus légitime; n'étant pas locuteur natif, je rnc prononce, naturellement, sous toute réserve. Dans LEpervier de Maheux, J. Carrière fait deux fois suivre /'/ semblait d'un subjonctif passé : « Immobile devant son fourneau, dont il semblait qu'après trente ans de vie commune elle ait emprunté quelques traits» (p. 180) et «ces hêtres [. . .] parmi ces granits dont il semblait qu'un mimétisme leur ait donné l'aspect grisâtre» (p. 297). - Du même livre, je cite un dernier exemple (p. 223), qui n'entre pas dans mes statistiques, puisque eût y équivaut à aurait: «Elle descendait [.. .] prudemment [. ..] donnant moins l'impression de faiblesse que d'une grande fragilité qui eût ralenti tous ses gestes: il semblait que le moindre choc Veut brisée comme un verre». - Lennart Carlsson, Le type C'est le meilleur livre qu'il ait jamais écrit . . „ Studia Romanica Upsaliensia, Uppsala 1969, p. 62, dit, à propos de la construction qu'il étudie, des paroles qui conservent toute leur valeur ici également: «Devant un sussiez impossible, c'est d'abord à l'indicatif saviez que vont les préférences, ou, si la nuance aspectuelle ne s'y oppose pas, à un ayez su ».

Side 79

l'emploi modal après 77 semble que'l redeviendra actuel. Si ces pages tombent sous les yeux d'un lecteur francophone, il dira probablement que je ne lui ai rien appris. A défaut de cette réaction, je croirais être arrivé à des résultats erronés. Mais un étranger, surtout s'il est chargé d'enseigner le français, est obligé de connaître exactement non seulement les normes en vigueur dans le français contemporain, mais aussi les écarts de ces normes qui restent dans les limites de ce qui est acceptable. Et il y a des Français assez libéraux pour admettre la légitimité de ce désir et l'utilité des précisions chiffrées.

Avant de terminer, je ferai deux excursions, une dans l'espace, l'autre dans le temps. Toutes deux ont pour but de montrer qu'il faut avoir grand soin de distinguer l'usage de l'imparfait de l'indicatif selon qu'il suit // semble que ou il semblait que. Lennart Carlsson a montré (pp.cit., p. 421) qu'en catalan sembla que régit le subjonctif dans 60% (147 ex.) des subordonnées au présent et au passé. Les proportions subjonctifindicatif sont exactement les mêmes après semblava que + présent ou passé. Mais si la subordonnée après sembla que est à l'imparfait ou au plus-que-parfait (35 ex.), l'indicatif domine à 100%. Ces constructions avec le changement de registre qu'on y observe, L. C. les commente ainsi (pp. 422-423) : «Ce qui explique que ces constructions hétérogènes favorisent si nettement l'indicatif, c'est d'abord une proportion insolite d'exemples du genre 'on dit/raconte que', mais il se peut bien que ce ne soit pas là toute la vérité ».

Enfin, Margareta Silenstam m'a permis d'extraire la statistique que
voici de sa thèse sur l'usage modal en français classique des années 1675—
1695, qui paraîtra au printemps de 1973:


DIVL1179

Tableau IV

Side 80

DIVL1182

Tableau V

Ces chiffres mériteraient des commentaires circonstanciés. Le pourcentage relativement bas des subjonctifs après // semble que à cette époque surprendra plus d'un lecteur, mais le fait a été en tout cas observé par Ferdinand Brunot. Après il semblait que (et je rappelle à ce propos le commentaire de Nordahl), la part du subjonctif augmente sensiblement. Constatons aussi la dominance presque complète du non-subjonctif après il semblerait que, aujourd'hui nettement propice au subjonctif. Mais le fait vraiment intéressant est qu'il n'y a dans les matériaux de Mme Silenstam aucun subjonctif à opposer aux 17 imparfaits (et plus-que-parfaits) régis par il semble que. C'est là exactement le comportement catalan, et le français contemporain adopte le même usagel3. Peut-être cette observation aura-t-elle quelque valeur pour qui voudrait tenter un nouvel effort afin de pénétrer plus avant dans le secret du subjonctif.

Bengt Hasselrot

UPSAL



13: A ¡'exception de quelques auteurs qui, sans doute par hypercorreciion, recourent au subjonctif. - Addition de dernière heure: Voici le titre exact de la thèse de Mme Silenstam: VEmploi des modes dans les propositions complétives étudié dans des textes français de la seconde moitié du XVIIe siècle, Studia Romanica Upsaliensia, 11, 1973. - Mon jeune et toujours généreux collègue Lars Olsson m'a fourni un exemple, avec variation modale, digne d'être cité ici: «On peut s'étonner que l'évêque, profondément français, ancien aumônier du 19e Corps, n'ait pas été alors plus compréhensif à l'égard de certaines questions. Il semble que la situation était très délicate et que son autorité dans le diocèse ait été très relative» (François G. Dreyfus, La Vie politique en Alsace 19191936, Armand Colin, Paris 1969, p. 97).