Revue Romane, Bind 6 (1971) 2

Andreas Blinkenberg: Montaigne. Gyldendal, Copenhague, 1970, 399 p.

Ebbe Spang-Hanssen

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Monsieur Andreas Blinkenberg, qui a occupé la chaire de philologie romane de l'université d'Aarhus de 1934 jusqu'en 1963, s'est surtout fait connaître comme auteur d'importants ouvrages linguistiques, en particulier Vordre des mots en français moderne (1928-33), Le problème de la transitivité en français moderne (1960). Toutefois, la linguistique ne l'a pas empêché d'écrire sur des sujets littéraires, et, quoique toujours occupa de la rédaction de grands dictionnaires franco-danois, il a, depuis sa retraite, consacré le plus clair de son temps à l'étude de son auteur préféré, Michel de Montaigne. Le livre qu'il vient de publier est le fruit longuement mûri d'un amour qui date de ses années d'étudiant, à l'époque de la première guerre mondiale.

Autant que d'un ouvrage d'érudition, il s'agit ici d'un livre destiné à faire comprendre au public cultivé l'importance du message de Montaigne pour les hommes d'aujourd'hui. Monsieur Blinkenberg fait siennes les convictions fondamentales - celles qu'on peut croire telles - de Montaigne, et c'est probablement à cause de cet engagement personnel que l'auteur a choisi d'écrire son livre dans sa langue maternelle. D'autre part en choisissant le danois, il s'est condamné à une audience assez restreinte; ce qui est une raison de plus pour nous de donner, en français, un compterendu relativement circonstancié de ce livre qui est à fois une contribution à la philologie romane et une contribution à la littérature danoise. Nous aimerions le situer dans son contexte. Les amis de Montaigne, fidèles à l'esprit du maître, ne dédaigneront peut-être pas un témoignage de la présence de Montaigne dans une culture étrangère.

Montaigne occupe une place de choix dans la littérature danoise, puisque celui qu'on nomme - avec quelque exagération, mais pourtant d'une manière essentiellementvraie - le père des lettres danoises, Ludvig Holberg (1694-1754), s'est largementinspiré de son exemple. Par l'intermédiaire de Holberg, Montaigne a peut-être renforcé certaines tendances n\\\ an'ourd'hui nous semblent caractériser l'esnn't danois: le goût de la modération, de l'empirisme, la haine du fanatisme. De nos

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jours, Monsieur F. J. Billeskov Jansen a bien mis en lumière les liens qui existent entre les Essais et les épîtres de Holberg, et il a encore remonté l'histoire de cette tradition spirituelle en écrivant, en français, son livre «Sources vives de la pensée de Montaigne» (1935). Pour rendre compte du livre de Blinkenberg, il est pourtant plus important de mentionner une autre étude danoise des Essais «Montaigne og de franske borgerkrige» (Montaigne et les guerres civiles) de Vilhelm Schepelern (Copenhague 1942); c'est que, à plusieurs endroits de son livre, Monsieur Blinkenbergentretient une polémique avec Schepelern.

Schepelern défend avec beaucoup de verve, et dans un esprit assez original, la thèse du caractère éminemment politique des Essais. En grand pédagogue, le premier à vraiment préconiser la pédagogie indirecte, Montaigne a compris qu'il ne sert à rien de prêcher la morale; il prêche d'exemple. Ses efforts pour se donner l'air d'un seigneur de vieille noblesse ne sont ni ridicules, comme on l'a souvent dit par le passé, ni dus au simple désir de se faire accepter, en tant qu'auteur, par les lecteurs nobles, comme on le dit communément aujourd'hui. Montaigne a un but plus précis: celui d'offrir une image si attachante d'un nouveau style de vie, profondément noble et pourtant paisible, que la noblesse guerrière se détourne de la politique. Cet aspect de la pensée de Montaigne n'a pas entièrement échappé à la critique traditionnelle, mais Schepelern le met au centre de son interprétation des Essais. Il accumule les indices: les réticences de Montaigne sur son passé de juriste, le nombre d'anecdotes qui montrent l'auteur à cheval participant aux occupations accoutumées de la noblesse, les chapitres un peu ennuyeux du premier livre qui ne s'expliquent que par cette intention politique, le rôle que Montaigne a joué dans la vie politique de son temps et qui nous force à penser que son détachement est une attitude qu'il se donne pour les besoins de la cause. Vivement engagé lui-même dans les terribles conflits de la société, il a compris que la seule action efficace était de faire briller l'idéal du détachement. Il a encore vu que le seul point de rencontre possible entre l'idéologie guerrière de la noblesse et un goût nouveau de la vie tranquille, c'était la notion antique de liberté dont, par conséquent, il fait le cœur même de sa philosophie.

Il me semble qu'il faut reconnaître que, Montaigne aurait-il été ce pédagogue génial, il n'aurait pas pu mieux faire; l'histoire ne manque pas d'indices de sa réussite pédagogique. Rcsic à savoir pourquoi Montaigne aurait ete surtout, voire uniquement, un pédagogue. La réponse de Schepelern se laisse deviner: la philosophie antique de l'ataraxie est assez superficielle, et Montaigne est si profond que, même à ses débuts, il n'a pu se laisser prendre à ce lie philosophie qui est donc, avant tout, un truc pédagogique. Aux yeux de Schepelern, Montaigne est un bon chrétien, ce qui prouve, me semble-t-il, que, quelque fondé qu'il soit, le principe des intentions cachées risque d'entraîner le critique assez loin du texte.

La thèse de Schepelern met bien en relief l'interprétation, diamétralement opposée, que nous propose aujourd'hui Monsieur Blinkenberg. Alors que celui-là veut tout ramener à un seul but, celui-ci voit l'essence des Essais dans les fluctuations, la mobilité de la pensée. A la rigidité de l'un s'opposent les nuances de l'autre. Fluctuations,dialectique, nuances, équilibre sont les mots qui reviennent le plus souvent sous la plume de Monsieur Blinkenberg, pour qui la qualité maitresse de la philosophiedes Essais est celle d'être une philosophie ouverte, une philosophie qui permet de penser tout l'homme. Les Essais reflètent et acceptent le changement perpétuel,

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et c'est cet accord avec la vie qui leur confère une valeur exceptionnelle parmi tous les livres. Certes, nous sommes bien obligés quelquefois de trancher dans le courant de la vie, mais il importe que la pensée qui nous guide soit elle-même une pensée dialectique, une pensée en mouvement. Monsieur Blinkenberg évite les écueils d'un vitalisme banal et marque bien les cas où Montaigne ne semble pas s'être libéré d'un naturalisme un peu primitif. Pour Blinkenberg. il s'agit en premier lieu du jeu de la pensée, plus en tout cas que du renouvellement de notre mère Nature.

Blinkenberg combat toutes les interprétations qui lui semblent enfermer la pensée de Montaigne dans un cadre trop étroit, que ce soit «Montaigne théologien et soldat», Montaigne représentant l'esprit juif, Montaigne éducateur de la noblesse française, Montaigne écrivain baroque, ou bien encore un Montaigne artiste faisant pensera Léonard de Vinci et à son «ostinato rigore» (voir en particulier pp. 149-154). Il lui arrive même d'attaquer sans qu'on voie bien l'objet de l'attaque. Le chapitre sur les années de jeunesse de Montaigne se termine par l'affirmation que Montaigne n'a jamais eu qu'un seul but dans sa vie: se connaître soi-même. Pourquoi cette affirmation ici? Le lecteur non prévenu aurait du mal à le diviner, car Blinkenberg ne dit pas clairement quelles sont les conclusions que les critiques ont tirées du silence de Montaigne sur cette période de sa vie, telle la conclusion, qui est aussi celle de Schepelern, que ce silence des Essais relève de l'effort conscient de l'auteur pour cacher sa formation bourgeoise. Blinkenberg veut croire à la franchise de Montaigne sans laquelle les Essais ne seraient pas le miroir fidèle d'une vie.

A cause précisément du refus de Monsieur Blinkenberg d'enfermer la pensée et
l'art de Montaigne dans des formules nettes et précises, il est difficile d'indiquer
avec exactitude quel est l'apport de cette étude à notre connaissance des Essais.
Un peu comme dans les Essais nous voyons passer en revue une longue série de
absolues. La liste bibliographique ne comprend pas moins de 345 numéros. En
du texte même de Monsieur Blinkenbere (p. I^4). nn peut résumer la
plupart des querelles sur l'interprétation des Essais en deux séries d'idées opposées:


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Selon Blinkenberg, il ne faut jamais choisir l'un des termes opposés aux dépens de l'autre: la pensée de Montaigne est dialectique. Mais on s'aperçoit vite que toute la sympathie de Blinkenberg est pour les notions de la première colonne, ce qui revient à dire qu'il s'agit d'une dialectique qui épouse le mouvement même de la vie «naturelle».

En se servant de la notion de dialectique, Monsieur Blinkenberg ne met pas l'accentsur la dualité de la pensée, sur sa tension entre deux pôles, ni sur une manière de dépasser la dualité posée au départ: pour lui. c'e^t «urtnut une pensée en mouvementet qui ne se fixe qu'en tenant compte des aspects opposés d'un problème donné. Ainsi entendue, la pensee dialectique correspond a la méthode de Monsieur tíiinkenbergqui, pour exposer la philosophie de Montaigne, préfère décrire un certain

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nombre de thèmes et de mots-clefs sans trop insister sur la manière dont ces thèmes sont liés l'un à l'autre: ce sont les termes entre lesquels se meut la pensée de Montaigne.On retrouve ici la méthode utilisée par Blinkenberg dans son bel article «Quel sens Montaigne a-t-il voulu donner au mot Essais dans le titre de son œuvre ? » ( 1950). Le scepticisme de Montaigne, qui signifie respect pour la diversité de la vie, s'allie ainsi à la méthode philologique qui place l'individualité des mots plus haut que la systématisation.

Monsieur Blinkenberg voit bien que, pour éviter la paraphrase, le critique est obligé de proposer une certaine structuration. Aussi accorde-t-il une place privilégiée, dans la dialectique de Montaigne, à une seule paire d'oppositions: une âme de bonne trempe (tension) - une âme de la commune sorte (détente). Le dépassement de cette antinomie s'appelle «une âme à divers étages». Blinkenberg met en exergue la phrase: «Les plus belles âmes sont celles qui ont plus de variété et de souplesse» (Ess. 111, III). Il se place ainsi dans la plus pure tradition humaniste: au centre des Essais se trouverait une tentative de définir la nature d'une âme de la meilleure sorte.

On peut regretter que, parmi les nombreuses études qu'il discute, Monsieur Blinkenberg ait néglige le livre de Hugo Friedrich, qu'il cite pourtant, et celui de Michel Butor, qui a peut-être paru trop tard (1968). 11 me semble que Hugo Friedrich, sans rien sacrifier de la diversité des Essais, a réussi à caractériser d'une façon très précise et intéressante la démarche de la pensée de Montaigne; il ne démontre pas seulement la coexistence de trois tendances ou thèmes majeurs(l'homme humilié, affirmation de l'homme, le moi) mais encore comment ces thèmes se présupposent mutuellement. D'autre part, il semble bien difficile, après le livre de Monsieur Butor, de nier qu'il y ait une architecture secrète des Essais: ce qu'il dit sur la composition symétrique du premier livre autour du chapitre vingt-neuf suffit pour ébranler, sinon ruiner, la thèse de l'ordre chronologique des chapitres.

Les Essais continuent de surprendre les lecteurs attentifs; Monsieur Blinkenberg serait le dernier à le nier. Son livre renouvelle avec tant d'ingéniosité et tant de chaleur la tradition humaniste qu'il ne pourra manquer d'inciter à une certaine prudence vis à vis du goût maniériste à l'ordre du jour. Par son effort d'objectivité, par la qualité de son style, il sera, pour les lecteurs Scandinaves, une excellente introduction à l'étude de Montaigne.

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