Revue Romane, Bind 6 (1971) 2

Le mécanisme de l'inversion du sujet

PAR

KNUD TOGEBY

Dans son article «Le classement des formes de l'inversion du sujet en français moderne» (Revue Romane VI, 1, 1971, p. 63-73), Ebbe Spang- Hanssen a eu la gentillesse de signaler que j'avais exprimé des réserves sur la manière dont il décrivait le phénomène de l'inversion. Ces réserves, les voici.

ESpH distingue trois types d'inversion: 1. L'inversion complexe, par exemple celle des interrogations totales : Pierre viendra-t-il ? et Viendra-t-il ? 2. L'inversion simple, ou celle des incises: Bonjour, dit Pierre et Bonjour, dit-il. 3. L'inversion nominale, illustrée par l'exemple suivant: la phrase que dit Pierre. Le bien-fondé de cette distinction me paraît évident, mais je préférerais pour ma part appeler inversion pronominale ce qu'il appelle inversion complexe. Notre différend porte donc simplement, en apparence, sur la terminologie. Mais le choix des termes est le reflet de considérations théoriques et pédagogiques.

1. INVERSION PRONOMINALE

D'un point de vue superficiel, nous avons dans Pierre viendra-t-il ? une inversion complexe, dans Viendra-t-il ? une inversion simple. Je suis entièrement d'accord avec ESpH pour ne pas en rester là et pour chercher une formule commune couvrant toutes les possibilités combinatoires de la construction. C'est ainsi, d'ailleurs, qu'on pourrait arriver à donner un sens précis au concept un peu mystérieux de structure profonde employé par la grammaire transformationnelle.

ESpH propose comme terme commun «inversion complexe», tout en attirant lui-même l'attention sur les faiblesses de cette dénomination. Dans Viendra-t-il? l'inversion n'est pas complexe même si on peut à la rigueur la concevoir comme une réduction de Pierre viendra-t-il? Mais avec Viendras-tu? une telle analyse n'est plus possible. On rencontrera par conséquent d'énormes difficultés, pour ne pas dire insurmontables, si on veut apprendre aux élèves que dans de telles phrases l'inversion est complexe.

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II est préférable de parler d'inversion pronominale. On pourra facilement enseigner que dans les interrogations totales l'inversion doit être pronominale, quel qu'en soit le sujet. On ne peut pas dire * Viendra Pierre?, mais Pierre viendra-t-il ?, avec un pronom. D'ailleurs, cette solution est préférable, non seulement pour des raisons pédagogiques, mais également pour des motifs théoriques. Voyons en effet ce qui est commun à toutes les formes de la construction de l'interrogation totale. Il est clair que ce n'est pas la complexité de leurs inversions, mais le fait que l'inversion peut exclusivement avoir lieu à l'intérieur du groupe verbal, c'est-à-dire de l'ensemble formé par le verbe et ses pronoms conjoints, et ceci en opposition avec ce qui se passe pour l'inversion simple et l'inversion nominale où le sujet postposé peut se trouver en dehors du groupe verbal.

2. INVERSION SIMPLE

A propos de l'inversion simple, je voudrais mettre en garde contre une erreur dans laquelle tombent constamment les élèves à qui l'on enseigne les règles de l'inversion du sujet. Dans les propositions interrogatives introduites par un pronom objet, on doit avoir une inversion simple du type Que dit-il? et Que dit ton frère?, et non pas une inversion complexe, avec un sujet intercalé entre le pronom interrogatif et le verbe: *Que ton frère dit-il? Ce qui pourtant complique les choses, c'est qu'il est parfaitement possible, dans ces phrases, de mettre le sujet devant le verbe si on le place en extraposition, c'est-à-dire en dehors de la phrase proprement dite: Ton frère, que dit-il?. Mais il faut savoir que dans ce cas il ne s'agit pas d'une inversion complexe, mais une extraposition suivie d'une inversion

Cette constatation, en apparence si évidente, a d'ailleurs d'inquiétantes conséquences pour l'analyse des interrogations totales. En effet, dans une phrase comme Pierre viendra-t-il?, le sujet est-il ou non en extraposition? Si oui, l'inversion n'est pas complexe, mais simple!

3. INVERSION PRONOMINALE OU NOMINALE

Dans la plupart des cas, une construction donnée n'admet qu'un seul des trois types d'inversion: dans les interrogations totales on a l'inversion pronominale, dans les incises l'inversion simple, etc. Mais le cas des interrogations partielles, où deux types d'inversion sont possibles (on

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peut dire, non seulement Quand viendra-t-il ? et Quand ton frère viendrat-il?, mais aussi Quand viendra ton frère ?) rend pratique, sinon nécessaire,la définition d'un quatrième type s'ajoutant aux trois enregistrés par ESpH. Et à ce propos un curieux désaccord surgit entre nos deux systèmes.

ESpH place ces interrogations partielles aussi bien sous la rubrique «inversion complexe»: Quand viendra-t-il? et Quand ton frère viendrat-il?, que sous la rubrique «inversion simple»: Quand viendra-t-il? et Quand viendra ton frère ? Or pour moi, il s'agit ou bien d'une inversion pronominale: Quand viendra-t-il? et Quand ton frère viendra-t-il? ou bien d'une inversion nominale : Quand viendra ton frère ?

A qui donner raison? Ma solution semble être la plus simple puisqu'elle rend compte des trois types de phrase strictement nécessaires, alors que celle de ESpH établit une relation deux par deux, soit quatre phrases, le type Quand viendra-t-il? figurant dans ses deux systèmes.

Autre argument : alors que ESpH rapproche Quand viendra ton frère ? des incises: Bonjour, dit ton frère, je mets cette interrogative directe sur le même plan que les interrogatives indirectes du type Je ne sais pas quand viendra ton frère, ce qui m'apparaît d'autant plus naturel que dans les deux cas la construction est influencée par la présence ou non d'un objet ou d'un attribut après le verbe: on ne dit pas * Quand fera ton frère le travail, mais Quand ton frère fera-t-ii le travail.

4. INVERSION NOMINALE

Le terme d'inversion nominale est ambigu et par conséquent dangereux, mais il est difficile d'en trouver un meilleur. Au fond, toute inversion est nominale, y compris l'inversion pronominale, et c'est par un pur artifice terminologique que nominal s'oppose ici à pronominal. On pourrait imaginer de lui préférer le terme d'inversion substantívale, mais ce serait encore pire, puisque le sujet de ces phrases peut bien être un substantif: Au bout de Vallée brillait une lumière, mais aussi un nom propre: // demanda où était Pierre. Et ce qui rend la situation paradoxale une fois de plus, c'est que le sujet nominal, qui doit s'opposer à un sujet pronominal, peut être lui-même pronom : // demanda où était celui de son père.

Il vaudrait peut-être mieux, en fin de compte, employer la formule «inversion des pronoms sujets conjoints», éventuellement abrégée en «inversion conjointe», pour l'opposer à «inversion disjointe» qui engloberait les autres cas.

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5. L'ÉLÉMENT DEVANT LE VERBE

A l'intérieur de ses trois types d'inversion, ESpH établit des subdivisions pour classer les phrases selon leur nature : 1. inversion complexe : a. interrogations totales, b. interrogations partielles, c. après les adverbes conjonctifs aussi, etc., 2. inversion simple: a. interrogations partielles, b. propositions incises, 3. inversion nominale: a. propositions principales, b. propositions subordonnées.

Je vais essayer, dans ce qui suit, de proposer une solution de remplacement, en prenant pour point de départ le membre de phrase placé devant le verbe et qui provoque ainsi l'inversion. Car, chose curieuse, on constate que l'inversion du français moderne obéit toujours, malgré certaines modifications, au même principe que celle de l'ancien français - et du danois - d'après lequel l'antéposition d'un autre élément que le sujet provoque l'inversion de celui-ci (voir schéma ci-contre):

6. PLACE VIDE DEVANT LE VERBE

S'il n'y a pas d'autre élément que le sujet devant le verbe, l'inversion pronominale exprime l'interrogation totale: Vient-il? et Pierre vient-il? Notre emploi paradoxal du terme de place vide pourrait se justifier s'il s'agissait dans cette construction d'une extraposition du sujet.

Si l'inversion est nominale, c'est que les principales sont construites avec des verbes intransitifs, surtout des verbes de mouvement, et qu'alors la place finale est laissée au sujet, qui est plus lourd: Étaient présents MM. X, Y, Z, etc. - Entre Pierre.

Dans les comparatives, l'inversion nominale est courante parce que le que ou le comme qui les introduisent font sous-entendre un membre de phrase d'une proposition nrccécîcnic, •¦ est plus fort ciuc ne le crovciit son père - 11 s'en tirera comme l'a fait son frère.

Il en est de même des propositions temporelles: Elle a huit ans quand
meurt son père (Bordonove, Molière, p. 482),

7. OBJET ANTÉPOSÉ

L'objet et l'attribut antéposés sont seuls à provoquer une inversion simple, sous sa forme la plus pure dans le cas des propositions incises: Bonjour, dit-il et Bonjour, dit Pierre, mais également après un pronom interrogatif: Que fait-il? ou Que fait ton frère ? et non * Que ton frère fait-il?

Si l'objet interrogatif contient un substantif, l'inversion pronominale
est possible à côte de l'inversion nominale: Quelle place cet élève a-t-il?

On remarquera que, contrairement à ce qu'on pourrait peut-être croire,
il est possible de formuler une règle selon laquelle, dans les phrases principales,un

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cipales,unobjet antéposé déclenche toujours une inversion. En effet, dans tous les cas autres que ceux que nous venons de mentionner il s'agit d'objets en extraposition, représentés dans la proposition proprement dite par des objets conjoints: Ça, il le sait déjà.

Dans les propositions relatives, où l'objet est un pronom relatif, on peut avoir facultativement l'inversion nominale: le travail que fait mon frère. Il s'agit évidemment aussi de propositions relatives dans les prétendues interrogatives du type // m'a dit ce que voulait son père.

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8. ATTRIBUT ANTÉPOSÉ

On trouve l'inversion simple après que, qui et quel attributs: qu'est une
destinée humaine sinon . . (Malraux, La Condition humaine 273) Qui
sont ces gens-là ?

L'inversion nominale, qui est en général facultative, est obligatoire après les attributs, non seulement dans les principales: Rares sont les exceptions, mais aussi dans les relatives et dans les interrogatives indirectes: Partiste qu'est son père (Massis, Blinkenberg, L'Ordre des mots 1, p. 116). Cela s'explique par le fait que le verbe être prend très rarement la dernière place dans une proposition.

9. COMPLÉMENT ADVERBIAL ANTÉPOSÉ (Inversion obligatoire)

Après pourquoi on trouve l'inversion pronominale: Pourquoi ton frère estil
venu ?

Dans toutes les autres interrogatives partielles introduites par un interrogatif adverbial on peut avoir ou bien l'inversion pronominale: Quand Pierre viendra-t-il?, ou bien, si la place après le verbe n'est pas déjà occupée par un objet ou un attribut, l'inversion nominale: Quand viendra Pierre?

10. COMPLÉMENT ADVERBIAL ANTÉPOSÉ (Inversion facultative)

L'emploi de mots comme aussi, encore, toujours, à peine, peut-être rend possible l'inversion pronominale: Aussi Pierre s'y oppose-t-il. A ce propos, je me demande où ESpH placerait toujours est-il que. J'y vois pour ma part une inversion pronominaie. Lui doit l'analyser ou bien comme une inversion complexe, ce qui est curieux puisqu'il ne peut jamais y avoir deux sujets, ou bien comme une inversion simple, mais alors cela complique son schéma.

Après l'adverbe ainsi, on peut trouver à côté de l'ordre direct: Ainsi r équipage périt, tantôt l'inversion pronominale: Ainsi F équipage périt-il, tantôt l'inversion nominale: Ainsi périt l'équipage, avec des différences de sens (R. L. Wagner, Le Français Moderne, 1956, p. 249).

Enfin, l'inversion nominale est possible après certains compléments adverbiaux, aussi bien dans les propositions principales: De là ne venait aucun bruit, que dans les relatives: r immeuble où était son bureau, et dans les interrogatives indirectes: // demande où est ton père.

Knud Togeby

COPENHAGUE