Revue Romane, Bind 6 (1971) 2

Deux ou trois perspectives d'une science de la littérature Pour une idéo-linguistique

PAR

PETER MADSEN

On sait comment les sciences humaines ont maintes fois évolué par des voies détournées, trait caractéristique du traitement des concepts ou plus exactement des complexes de concepts, qui est la tâche fondamentale des sciences et qui, pour une réflexion 'méta-scientifique', surgit comme tel dès que l'on a échappé à l'idéologie de l'induction (de l'empirisme) ou de la connaissance immédiate de l'objet dans un acte de 'perception' curieusement libéré des conditions générales de toute formation d'une connaissance, scientifique ou non.

La critique littéraire est au nombre des disciplines les plus encloses dans des concepts et des options idéologiques. Il n'y a là rien d'étonnant puisque, d'une part, elle a comme objet un des fondements de la culture et de l'éducation bourgeoises, la littérature, et que, d'autre part, elle a subi fortement l'intrusion de théories qui relèvent de sciences elles aussi étroitement liées à la culture, telles la psychologie et la théologie. La Littérature, c'est la divinisation de l'Homme Créateur Par conséquent, la critique littéraire a une place comparable à celle de la théologie, le critique devenant ainsi l'interprète servant d'intermédiaire (paradoxalement non-critique) entre le Logos/logos du Créateur et les fidèles, entre le Livre et la Conscience. La Littérature serait donc l'instance reproductive de la couche idéologique des sociétés bourgeoises, supportée par la critique.

Le fait littéraire, qui est - du moins dans l'auto-compréhension de maintes critiques universitaires - le point de départ et le jalon de toute recherche, devient pour le regard critique doublement illusoire. D'abord, il faut problématiser le terme même de littérature, puisqu'il ne représente qu'une idée, voire une institution culturelle, et non pas nécessairement un objet. Ensuite, il faut reconnaître que, pour la connaissance, ce «fait» n'existe que dans un contexte se situant non seulement au niveau du phénomène proprement dit, mais aussi au niveau de la connaissance - acceptons provisoirement une telle distinction. Donc, le texte entre en

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rapport aussi bien avec d'autres textes qu'avec les autres phénomènes de
signification et la totalité de la formation sociale.

Lorsqu'il s'agit de savoir où placer une science de la littérature parmi les autres sciences, il faut par conséquent mettre l'accent sur le fondement même de cette branche des activités universitaires, lequel fondement ne peut être discuté rigoureusement que mis en rapport avec les autres fondements des sciences voisines, plus particulièrement de la linguistique. Il est bien connu que la critique littéraire s'est, dans une certaine mesure, développée à partir de la philologie, science des textes, et que celle-ci s'est très souvent désintéressée des phénomènes de signification, se concentrant sur le problème de la constitution du texte au sens étroit et laissant ainsi l'interprétation à la critique littéraire. La science des textes a donc perdu la possibilité de fonder cette science qui pouvait soustraire les textes dits littéraires à l'institution culturelle déjà nommée. Ce n'est donc pas un retour à la philologie qui est à entreprendre, et mieux vaut traiter la critique littéraire en fonction de la linguistique. Si un tel traitement pouvait en même temps donner racine à une philologie valable, il y aurait là une invite dont la réponse pourrait être fournie par les philologues.

Laissons donc ces considérations historiques et préoccupons-nous de
la situation actuelle de la linguistique et de la critique littéraire au XXe
siècle.

LA LINGUISTIQUE EN TANT QUE SCIENCE DE LA LANGUE

Pour constituer une science, il faut penser son objet; il faut savoir sur quoi s'exprime la parole prétendue scientifique, c'est-à-dire qu'il faut conjointementpréciser le statut de l'objet dans sa spécificité et établir une configuration de concepts qui puisse formuler cette spécificité. Si l'on admet l'impossibilité de connaître véritablement l'objet dans sa spécificité sans cette conceptualisation, il s'ensuit que les deux mouvements de penséeindiqués sont, en fin de compte, deux aspects d'une même production de connaissance. Faut-il souligner qu'une conceptualisation ne signifie pas forcément formulation dans laquelle tout «concept» est identifiable à un «mot», mais que, par ailleurs, la communication de la conceptualisationnécessaire est indissociable d'une quelconque formulation linguistique,du moins en ce qui regarde less ciences discutées ici? La production de connaissance se fait sur la base des conceptualisations antérieures, puisque ce sont elles, en somme, qui rendent possible la conception préalable,sans

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lable,sanslaquelle l'objet n'aurait aucune réalité (au sens large). C'est donc une activité critique sur cette base, qui, dans des cas avantageux, est susceptible de produire une connaissance réelle (au sens strict), scientifique - activité critique puisque la connaissance pré-scientifique a très souvent un caractère idéologique, dont les relations fonctionnelles avec la totalité sociale sont à expliciter. La production scientifique a donc un caractère double, dans la mesure où les découvertes, en même temps qu'elles procurent une connaissance nouvelle, critiquent ses points de départ.

C'est seulement ce premier pas vers la connaissance scientifique - accompli par la constitution de l'objet pour la pensée - qui est en jeu ici, premier pas qui a été fait dans et pour la linguistique par Ferdinand de Saussure, selon l'opinion généralement admise. Saussure a lui-même explicité cette problématique générale en soulignant que «la tâche de la linguistique sera: c) de se délimiter et de se définir elle-même »(20)! en cherchant «l'essentiel de la langue» (21) et en reprochant par exemple à la «grammaire comparée» de ne s'être «jamais préoccupée de dégager la nature de son objet d'étude. » (16). Saussure, lui aussi, disait que «bien loin que l'objet précède le point de vue, on dirait que c'est le point de vue qui crée l'objet» (23) - en tant qu'objet de connaissance, serait-on tenté d'ajouter, en supprimant le «on dirait».

En définissant son objet d'étude comme la. v\ia.nguc//, Saussure a donc nommé cette «spécificité linguistique» des phénomènes linguistiques, du langage, qui doit être dégagée plus précisément des recherches uiiéncures, -ila ainsi fait de sa science une discipline autonome. C'est de la psychologieet de la sociologie qu'il faudrait isoler la linguistique et c'est - à premièrevue paradoxalement - «au psychologue de déterminer la place exacte de la sémiologie» (33), cette science générale, dont, selon Saussure, la linguistique n'est qu'une partie. Nous avons donc une hiérarchisation, dans laquelle la linguistique s'intègre à la sémiologie, laquelle, à son tour, est intégrée à la psychologie, en même temps que la langue est définie comme une institution sociale, même si elle n'est pas en tous points semblableaux autres institutions (26). N'exagérons pas ces paradoxes, retenonsseulement le problème de la situation de la langue dans sa fonction sociale, attendu que la linguistique a, dans une certaine mesure qui vaut d'être notée, perdu la fonction sociale du langage en tant qu'objet d'étude. En retenant comme objet cette structure ou système qui constitue l'invariancedu



1: Ferdinand de Saussure: Cours de linguistique générale, 1964 (1916).

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varianceduphénomène dans sa spécificité, l'on a - dans un mouvement sans doute «nécessaire» historiquement - déconsidéré précisément ces problèmes qui posent des problèmes dans la vie sociale. Ainsi, on peut aujourd'hui rencontrer une linguistique institutionalisée - directement héritéede Saussure - qui refuse toutes les recherches sur les structures de significations transmises par le langage et leur manifestation linguistique. Ces études ressortissent à la critique littéraire ou à d'autres disciplines universitaires. De toute façon, il faut laisser la linguistique avec ses structuresde la phrase.

Ici, une parenthèse peut éclairer la critique: il y a, pour toute science, une dialectique entre l'autonomie et l'intégration dans l'ensemble des sciences. Il faut, d'une part, isoler l'objet en définissant sa spécificité par rapport aux objets des autres sciences, d'autre part veiller à ce qu'une telle «autonomisation» n'entraîne pas une fragmentation de la conception d'ensemble des phénomènes - ici de la société. Ainsi «l'autonomie» prend-elle un sens qui supprime cet entrelacement des différents facteurs ou moments qui constituent la société réelle: le désir d'isoler l'objet d'étude engendre un point de vue non-scientifique, qui n'est pas sans rapport avec l'idéologie courante de la société industrielle: le «libéralisme» (liberté et autonomie de l'individu même dans ses fonctions sociales) et le mythe du travail scientifique comme activité indépendante de ses conditions et de ses implications sociales. De la notion scientifique d'immanence à l'idéologie de l'indépendance, il n'y a qu'un pas. Pour nous résumer, disons qu'il faut penser l'objet à la fois dans sa spécificité et par la place (elle aussi spécifique) qu'il occupe dans le réseau formé par l'ensemble des comnosants de la réalité sociale.

Le problème de la place du langage ne pourra être abordé que très
brièvement ici, mais la citation suivante est susceptible de nous donner
le point de départ de quelques réflexions très générales:

« Der Geist hat vornherein den Fluch an sich, mit der Materie 'behaftet' zu sein, die hier in der Form von bewegten Luftschichten, Tônen, kurz der Sprache auftritt. Die Sprache ist so alt vvie das Bewusstsein, - die Sprache ¡st das prachtische, auch fur andere Menschen existierende, wirkliche Bewusstsein, und die Sprache entsteht, wie das Bewusstsein, erst aus dem Bediirfnis, der Notdurft des Verkehrs mit anderen Menschen.»

Retenons deux points dans cette réflexion de Marx: d'une part, le langage
est indissolublement lié à la conscience; d'autre part, cette conscience, et
partant ce langage, est «prachtisch», c'est-à-dire qu'il doit être considéré

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dans son fonctionnement comme moment de la praxis sociale. Le fonctionnementayant trois aspects: production, circulation, consommation, une des limites de la théorie saussurienne du langage saute immédiatementaux yeux. En effet, Saussure ne parle que des conditions de circulation.11 est vrai que cette conception découle du choix de la langue en tant qu'objet de recherche et Ton ne peut critiquer une telle linguistique qu'en dehors de ses choix; mais c'est précisément ces choix mêmes et leurs conséquences qu'il faut critiquer.

La conscience, et donc le langage, est le lieu de réflexion de cette situation à partir de laquelle l'homme agit. L'idéologie est alors à situer justement comme structure linguistique (de conscience), mais elle procède évidemment d'une généralité à un niveau inférieur par rapport aux structures grammaticales étudiées par la linguistique de la langue (laissons de côté les problèmes touchant aux éventuelles implications de la grammaire). Ainsi apparaît un terrain de recherche, dont l'étude pourrait être baptisée idéo-linguistique.

La question qui se pose immédiatement est celle de la spécificité d'un tel objet de recherche: il faut, une fois de plus, recourir à la sémiologie pour préciser sa place. Mais, cette fois, la sémiologie n'apparaît pas seulement comme une science générale des systèmes de communication, mais plus spécifiquement comme une science des types de manifestation des structures de conscience. Le problème du rapport de la linguistique avec la sémiologie se pose de nouveau: quelle est la science supérieure? Nous nous bornerons ici à mdiquci ce problème, en soulignant que, d ciprèa toutes les opinions émises là-dessus, la linguistique est, au nombre des disciplines sémiologiques, tenue pour une science privilégiée. On pourra esquisser une précision ultérieure à propos de ces diverses conceptions d'une science de la littérature qui forment le sujet principal de cet article. Nous allons donc délaisser pendant quelques pages le problème de la spécificité de l'objet de l'idéo-linguistique.

LA CRITIQUE LITTÉRAIRE EN TANT QUE SCIENCE DE LA « LITTÉRARITÉ »

Le même mouvement de pensée qui caractérise le développement de la linguistique peut être observé dans l'histoire de la critique littéraire. Les formalistes russes ont été parmi les premiers à concevoir une science de la littérature comme science des traits spécifiques de la littérature. Leurs idées n'étaient d'ailleurs pas sans rapports historiques avec la pensée de Saussure. B. Eichenbaum précise leurs tentatives ainsi:

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«La soi-disant» «méthode formelle» résulte non pas de la constitution d'un
système «méthodologique» particulier mais des efforts pour la création d'une
science autonome et concrète. . . . Pour les «formalistes», ce n'est pas le problème
de méthode en études littéraires qui est essentiel, mais c'est celui de
la littérature en tant qu'objet d'études.»2 (souligné par nous).

Eichenbaum parle de «la littérature considérée comme série spécifique de faits» en tant qu'objet d'«une science autonome» et fait encore état du «désir de créer une science littéraire autonome à partir des qualités intrinsèques des matériaux littéraires». Ainsi, personne ne peut douter qu'il s'agit là d'un projet comparable sur l'essentiel à celui de Saussure quant au langage. Ce sont donc les mêmes problèmes qui surgissent pour une réflexion critique, mais avant d'aborder la critique, nous voudrions préciser le projet d'une science de la littérature en nous référant à deux représentants contemporains de ce même projet. C'est Roman Jakobson qui a énoncé le fameux principe:

«The object of literary scholarship is not literature in its totality, but literariness,
i.e., that which makes a given work a work of literature. »3

et c'est l'écho de cette «littérarité» qu'on retrouve dans les programmes de Gérard Genette et de Tzvetan Todorov. Ce dernier - qui a introduit le formalisme russe en France - formule ses principes dans son article sur la «Poétique»:

«. . . ce n'est pas l'œuvre littéraire elle-même qui est l'objet de l'activité structurale: ce que celle-ci interroge, ce sont les propriétés de ce discours particulier qu'est le discours littéraire. Toute œuvre n'est alors considérée que comme la manifestation d'une structure abstraite beaucoup plus générale, dont elle n'est qu'une des réalisations possibles.»4

Âmsi, la poétique structurale, en se concentrant sur les traits généraux de la littérature, néglige ces aspects du texte qui renvoient hors de la littérature. C'est un mouvement d'abstraction qui laisse l'œuvre concrète, c'est-à-dire l'œuvre dans son fonctionnement concret:

«le texte particulier ne sera qu'un exemple qui permet de décrire les propriétés
de la littérature. »

Double abstraction par conséquent, puisque l'œuvre dans sa particularité
et dans sa fonction est mise hors de considération, mais ces deux abstractionsn'ont



2: Théorie de Ici littérature. Textes des formalistes russes (éd. Todorov), 1966.

3: V. Ehrlich: Russian Formalism, 1965 (1955).

4: Qu'est-ce que le structuralisme'! (éd. Wahl), 1968.

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tionsn'ontpas le même caractère. L'une isole la littérature en tant que
telle, l'autre est une abstraction dans l'abstraction qui ne retient que les
traits généraux.

Il y a dans la tradition du «New criticism» (nouvelle critique) anglosaxon une autre sorte d'abstraction qui isole précisément l'œuvre unique, qui cherche la structure unique de l'œuvre analysée. Ce point de vue est, lui aussi, une abstraction puisque aucune œuvre n'a d'existence isolée. Au contraire, il faut reconnaître que toute œuvre entre simultanément dans des rapports intra- et extra-littéraires. La seule étude concrète serait donc celle qui dégage les structures textuelles dans leurs rapports avec les autres structures textuelles et avec les structures sociales avec lesquelles elles sont en relation. Une étude de cet ordre cherche son niveau de généralisation à partir de chaque cas particulier, et ne se penche pas exclusivement sur les structures littéraires, celles-ci n'ayant d'importance qu'en relation avec des structures non-littéraires ... (laissons de côté le problème touchant à la distinction entre textes littéraires et textes non-littéraires). La théorie avancée ici n'est pas formulée dans le refus des autres théories de la critique littéraire, que Todorov définit ainsi :

«Elles nient tout le caractère autonome du discours littéraire et le considèrent
comme la transposition d'une série de faits non littéraires ou d'un autre type
de discours. »

(Le concept de «caractère autonome» est à préciser: il ne s'agit pas d'une
indépendance totale, mais bel et bien d'une spécificité).

Dans son article «Raisons de la critique pure»s, Gérard Genette émet
sa formulation à partir d'un texte de Thibaudet, dont voici le passage
central :

«J'entends par critique pure la critique qui porte non sur des êtres, non sur
des œuvres, mais sur des essences, et qui ne voit dans la vision des êtres et
des œuvres qu'un prétexte à la méditation des essences. »

Nous avons ici, sous une autre forme, les mêmes points de vue que
ceux proposés par Todorov pour ce qui est de l'abstraction. Mais il faut
noter les précisions que Genette apporte aux concepts de Thibaudet.
Les essences dont parle Thibaudet, sont: le génie, le genre, le livre; le
génie par opposition à l'auteur. Genette voit dans cette opposition

«cette idée aujourd'hui familière à la littérature, mais dont la critique n'a
bdiis doute pab endure assumé toutes les -.unbéquenecb, que l'auteur, que !'ar



5: Les Chemins actuels de la critique (éd. Poulet), 1967.

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tisan du livre, comme disait encore Valéry, n'est positivement personne - ou encore, que l'une des fonctions de la littérature comme langage est de détruire son locuteur et de le désigner comme absent. Ce que Thibaudct nomme le g¿>nie, ce pourrait être cette absence du sujet, cet exercice du langage décentré, privé de centre, dont parle Blanchot à propos de l'expérience de Kafka découvrant qu'il a pu substituer le il au je.... L'écrivain, ajoute Blanchot, appartient à un langage que personne ne parle, qui ne s'adresse à personne, qui n'a pas de centre, qui ne révèle rien.»

La seconde essence, le genre, constitue pour Genette «les structures fondamentales
du discours littéraire»:

«II n'est peut-être pas vrai, ou plus vrai, que les genres vivent, meurent et se transforment, mais il reste vrai que le discours littéraire se produit et se développe selon des structures qu'il ne peut même transgresser que parce qu'il les trouve, encore aujourd'hui, dans le champ de son langage et de son écriture. »

Nous avons, en somme, là, les mêmes «propriétés du discours littéraire» qui, pour Todorov, sont l'objet propre d'une science de la littérature. Le dernier terme de Thibaudet, «le livre», souligne que la littérature est constituée par des textes :

«Le texte, c'est cet anneau de Mœbius où la face interne et la face externe, face signifiante et face signifiée, face d'écriture et face de lecture, tournent et s'échangent sans trêve, où l'écriture ne cesse de se lire, où la lecture ne cesse de s'écrire et de s'inscrire. Le critique aussi doit entrer dans le jeu de cet étrange circuit réversible...»

Il y a certainement dans ce propos des idées à retenir, mais ce qui nous intéresse ici, c'est le rapprochement avec la conception de Todorov, les idées qui font abstraction de la situation où tous ces jeux d'écriture et de iecture-écriture se produisent à l'intérieur du langage littéraire sans que l'histoire intervienne. Ce ne sont pas les possibilités d'étudier comment ces jeux entrent en rapport avec les jeux autour du Livre qui intéressent «la critique pure», à moins que l'on ne considère le Livre comme la totalité de la société, ainsi que le propose peut-être cette citation:

«Que la littérature ne soit pas seulement du langage mais à la fois plus précisément et plus largement de récriture, et que le monde soit pour elle, en elle, ainsi que le disait si justement Claudel, non pas comme un spectacle, mais comme un texte à déchiffrer et à transcrire, voilà une de ces vérités auxquelles la critique ne s'est peut-être, aujourd'hui encore, pas assez rendue, et dont la méditation mallarméenne sur le Livre doit nous enseigner l'importance.»

Si, dans ce texte, nous remplaçons «monde» par «la formation sociale
historiquement donnée», nous aurons alors une conception qui a en

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définitive transgressé l'autonomie (dans le mauvais sens) du discours littéraireet qui aborde la littérature et la critique, bref les textes, comme autant d'interventions (Eingriffe) dans cette même formation sociale, non point comme des efforts individuels, mais comme des mouvements médiants/médiésdu «discours social», dont les conditions de formation - donc les conditions de formation et de transformation de la totalité sociale - sont à étudier.

Laissons encore une fois en suspens les formulations ultérieures sur
l'objet d'une idéo-linguistique, en notant que les remarques ci-dessus
sont en relation étroite avec cette recherche.

LA SÉMANTIQUE EN TANT QUE SCIENCE DES STRUCTURES DE SIGNIFICATION

Les études récentes de sémantique structurale sont des plus fécondes par leur contribution tant à l'étude du langage qu'à celle de la littérature. C'est en franchissant la frontière entre ces deux disciplines universitaires que l'on a trouvé les idées qui ont bouleversé cette frontière même.

L'analyse structurale du récit a peut-être été poussée plus loin que les
autres aspects de cette recherche; il est donc naturel de prendre le récit
comme exemple:

«Innombrables sont les récits du monde. C'est d'abord une variété prodigieuse He genre«; eux-mêmes distribués entre des substances différentes, comme si toute matière était bonne à l'homme pour lui confier ces récits: le récit peut être supporté par le langage articulé, oral ou écrit, par l'image, fixe ou mobile, par le geste et par le mélange ordonné de toutes ces substances; il est présent dans le mythe, la légende, la fable, le conte, la nouvelle, l'épopée, l'histoire, la tragédie, le drame, la comédie, la pantomime, le tableau peint (que l'on pense à la Sainte-Ursule de Carpaccio), le vitrail, le cinéma, les comics, le fait divers, la conversation. De plus, sous ces formes presque infinies, le récit est présent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les sociétés; le récit commence avec l'histoire même de l'humanité; il n'y a pas, il n'y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit; toutes les classes, tous les groupes humains ont leurs récits, et bien souvent ces récits sont goûtés en commun par des hommes de culture différente, voire opposée: le récit se moque de la bonne et de la mauvaise littérature: international, transhistorique, transculturel, le récit est là, comme la vie. »6

Roland Barthes considère de cette manière le récit, indiquant ainsi que
le récit ne se borne pas à structurer les textes littéraires. Tout au contraire,
il les regarde comme une des formes básales de la conscience humaine.



6: Introduction à l'analyse structurale des récits, Communications 8, iy6fc>.

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C'est au moyen du récit que nous acquérons une bonne part de notre éducation, c'est par lui que nous reproduisons l'idéologie de nos ancêtres, par lui que nos contemporains nous proposent leurs conceptions du monde.Les recherches sur ce récit, qui se manifeste non seulement dans la littérature, mais aussi dans la conversation et le langage quotidien, sont indispensables pour une critique des idéologies, si cette critique veut pénétrerla surface des manifestations. Les structures du récit sont ainsi à chercher à un niveau «plus profond» que la surface linguistique, ce qui entraîne

«... la nécessité d'une distinction fondamentale de deux niveaux de représentation et d'analyse: d'un niveau apparent de la narration où ses diverses manifestations sont soumises aux exigences spécifiques de substances linguistiques à travers lesquelles elles s'expriment, et d'un niveau immanent constituant une sorte de tronc structurel où la narrativité se trouve située et organisée antérieurement à sa manifestation.... Aux structures narratives correspondent donc, au niveau de la manifestation, les structures linguistiques du récit et l'analyse narrative a pour corollaire l'analyse du discours.»7

C'est ainsi que A. J. Greimas propose que les deux niveaux soient établis dans la théorie. Mais à un niveau plus profond s'ajoute encore, là où l'on peut situer les structures générales de signification, le niveau de la sémantique fondamentale, niveau à partir duquel s'élaborent les structurations, par exemple dans une «narrativisation». Ce mouvement de la profondeur à la surface est décrit par Greimas et François Rastier:

«Au moins par souci d'intelligibilité, on peut imaginer que l'esprit humain, pour aboutir à la construction des objets culturels (littéraires, mythiques, picturaux, etc.), part d'éléments simples et suit un parcours complexe, rencontrant sur son chemin aussi bien des contraintes qu'il ;ì ;ì subir que des choi,\ qu'il lui est loisible d'opérer.

Nous cherchons à donner une première idée de ce parcours. On peut considérer
qu'il conduit de l'immanence à la manifestation, en trois étapes principales:
les structures profondes, qui définissent la manière d'être fondamentale d'un
individu ou d'une société, et par là des conditions d'existence des objets sémiotiques.
A ce que nous en savons, les constituants élémentaires des structures
profondes ont un statut logique définissable;
les structures superficielles constituent une grammaire sémiotique qui ordonne
en formes discursives les contenus susceptibles de manifestation. Les
produits de cette grammaire sont indépendants de l'expression qui les manifeste,
pour autant qu'ils peuvent théoriquement apparaître dans n'importe
quelle substance, et, en ce qui concerne les objets linguistiques, dans n'importe
quelle langue;



7: Eléments d'une grammaire narrative, in A. J. Greimas: Du sens, 1970.

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- les structures de manifestation produisent et organisent les signifiants. Bien qu'elles puissent comprendre des quasi-universaux, elles restent particulières à telle ou telle langue (ou plus précisément, elles définissent les particularités des langues), à tel ou tel matériau. Elles sont étudiées par les stylistiques superficielles des lexèmes, des formes, des couleurs, etc. »8

S'il faut maintenir le concept de «littérature», la réalité correspondante est donc à situer à la surface textuelle, selon la conception qu'en propose Greimas. En tout état de cause, les recherches auxquelles nous nous référons ici montrent bien la fécondité d'un point de vue qui - provisoirement ou non - néglige l'éventuelle spécificité du discours littéraire pour obtenir des résultats d'analyse et des modèles qu'il est possible de mettre en relation plus ou moins directement avec la réalité sociale, puisqu'il s'agit des modèles des structures idéologiques.

D'un autre côté, ces recherches traitent pour la plupart des textes dits objectivés, c'est-à-dire que toute la problématique concernant «renonciation» est mise hors de considération, et personne ne niera que les phénomènes relevant de renonciation ou de l'écriture sont d'une importance considérable - aussi dans une perspective critique.

L'idéo-linguistique en tant que science des textes

La critique marxiste risque très souvent de réduire la littérature à une
pure idéologie et Pierre Macheray a raison de se pencher sur le problème
de cette relation :

«La spécificité de l'œuvre, c'est aussi son autonomie: elle est à elle-même sa
propre règle, dans la mesure où elle se donne ses limites en les construisant.
Ainsi elle ne peut être comprise par rapport à d'autres normes que celles qui,
avec elle, sont effectivement à Vœuvre: le principe de sa nécessité ne saurait
être hétéronome. C'est pourquoi les œuvres littéraires devraient faire l'objet
d'une science particulière: faute de quoi elles ne seront jamais comprises
En particulier il importe de reconnaître que les textes littéraires font du langage
et de l'idéologie (qui ne sont peut-être pas choses si différentes) un usage
inédit: les arrachant d'une certaine façon à eux-mêmes pour leur donner une
nouvelle destination, les faisant servir à la réalisation qui leur appartient en
propre. »9

Mais, dans ce texte, Macheray est près d'accepter l'institution de certainstextes
comme de la littérature, comme si cette institution correspondaità
une connaissance théorique. Il est certain que la stratégie de



8: Les jeux des contraintes sémiotiques, in Du sens.

9: Pierre Macheray: Pour une théorie de la production littéraire, 1966.

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la recherche dépend du milieu dans lequel cette recherche prend place et s'effectue, et que les remarques critiques, citées ici, sur la réduction caractéristiquede la critique marxiste, sont nécessaires dans une perspective polémique. Mais il faut situer cette norme (nomos) propre à la littérature par rapport aux conceptions traditionnelles pour ne pas confirmer cette distinction entre littérature et langage quotidien, distinction qui ne peut que renforcer les fonctions idéologiques: traitant la littérature comme la reformulation incessante de la Culture ou bien comme délire d'irresponsableset le langage quotidien comme le médium innocent et inoffensif de la communication «normale», négligeant ainsi les potentialités subversivesde certains textes «littéraires» autant que les fonctions reproductives aussi bien de la Littérature que de ce langage dit «neutre», qui est, comme Macheray le reconnaît aussi, lié étroitement à l'idéologie, donc à la répression mentale.

Mieux vaut se placer dans la problématique des idéologies, en situant à partir de là les différents types de manifestations textuelles, puisque c'est à travers l'idéologie que les textes entrent en rapport avec l'activité (ou l'inactivité) des lecteurs. Mais il faut évidemment prendre cette notion d'idéologie dans une acception assez large en la rapprochant de la notion de conscience, de même qu'il faut bien admettre le caractère souvent compliqué des manifestations. S'il s'agit des manifestations textuelles, nous avons ainsi «l'idéo-linguistique», qui a été évoquée à plusieurs reprises dans cet article. 11 est clair que nous n'avons pas ici défini un objet de recherche qui mérite le nom de science pour la discipline correspondante. Notre propos a été simplement d'indiquer cet objet en discutant les deux disciplines en question, la linguistique et la critique littéraire, pour indiquer leurs limites. L'objectif d'une véritable science des textes en tant que langage idéologique pourrait consister à dévoiler ces grilles (au premier abord invisibles) qui sont dans les baies de la maison (langage, Culture, société) où nous vivons.

Peter Madsen

COPENHAGUE

RÉSUMÉ

A partir d'une critique des tendances à des théories de rautonomie de la langue et de la littérature, l'article propose comme objet de recherche la manifestation langagière des structures idéologiques en appelant la discipline correspondante idéo-linguistique. Comme tentatives ouvrant à une telle étude sont indiquées la sémantique structurale et l'analyse structurale du récit. Est soulignée la fonction de la littérature, du langage quotidien et de la critique littéraire comme moments de la reproduction idéologique dans la société bourgeoise.