Revue Romane, Bind 6 (1971) 2

Variantes chiasmiques. Essai de description formelle

PAR

HELGE NORDAHL

INTRODUCTION

Les grammairiens savants d'autrefois se passionnaient pour l'étude du trivium, dont la rhétorique faisait partie intégrante. Les linguistes d'aujourd'hui, surtout fascinés par l'étude de la langue comme moyen de communication, semblent se désintéresser assez massivement de l'aspect rhétorique de la langue, qu'ils conçoivent comme un ornement quelque peu pittoresque, mais au fond superflu. Le fait qu'une construction soit caractérisée comme «figure rhétorique» semble, en effet, légaliser qu'on la mette de côté comme quantité relativement négligeable.

Que nous nous proposions de « réhabiliter » une de ces vieilles figures
rhétoriques, à savoir le chiasme, tient d'abord à trois raisons principales:

1) Le chiasme ne relève pas uniquement de la rhétorique, mais se trouve, pour ainsi dire, à cheval sur la rhétorique et la grammaire fonctionnelle. Il est même, dans un cas spécial, obligatoire pour exprimer certaines nuances sémantiques assez subtiles.

2) Dans le stvle soutenu, le chiasme s'emploie à une fréquence si haute
qu'il est sans aucun doute légitime de le considérer comme un principe
non négligeable dans l'organisation séquentielle de la phrase française.

3) Le répertoire formel du chiasme est si riche en variantes qu'une étude quelque peu approfondie de celles-ci semble s'imposer comme une nécessité à qui désire connaître les mécanismes opératoires dans la structuration séquentielle de la phrase française.

LA DÉFINITION DU CHIASME

Les définitions du chiasme que nous proposent grammairiens et lexicologuessoulignent toutes l'idée de «croisement». Citons seu^ment celle de Morier (p. 77) comme représentative: «Chiasme: du grec 'xiaaua' croisement, de la lettre grecque chi (x), dont la forme est le symbole du croisement». Mais la belle concordance des définitions n'empêche pas

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que les exemples choisis soient très disparates. Essayons de grouper les
faits essentiels en disant qu'il convient d'abord de distinguer entre trois
types de chiasme:

1) Le croisement des termes est effectué entre les composants de deux
syntagmes bipolaires:

Maromean (p. 46): «une robe blanche et deux blanches mains.»
Marier (p.72): «une cruauté malicieuse et une inhumaine raillerie.»

Dans les deux exemples, c'est le groupe Nom/Adj. qui se trouve en disposition chiasmique. Soulignons pourtant aussi une différence: dans l'exemple cité par Marouzeau il y a ce qu'on pourrait appeler une «identité partielle» entre les composants du chiasme, le même adjectif étant répété, tandis que dans l'exemple de Morier il n'y a qu'«identité catégorielle ». Les exemples semblent donc indiquer qu'il y a « différents degrés » de chiasme.

2) Le croisement des termes est effectué entre deux membres dans le
schéma fonctionnel de la phrase:

A new English Dictionary cite «Cicero against Catilina: «Frequentia sustentatur,
alitur otio. »

Webster: «Burns with one love, with one resentment glovvs. »

Kayser, citant Wordsworth : « From low to high doth dissolution climb and
sink from high to low.»

Constatons encore une fois la différence dans le degré d'identité des
composants: identité partielle dans les exemples de Kayser et de Webster,
identité catégorielle dans l'exemple du «New English Dictionary».

3) La totalité des membres de deux propositions se trouve en disposition
chiasmique:

Le Grand Larousse: «Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.» Encyclope'dia Garzanti: «Che necessario è navigare / vivere non è necessario.» Le Bidois (L'inversion, p. 400): «La soupe aux choux se fait dans la marmite, dans la marmite se fait la soupe aux choux.»

Identité catégorielle dans le premier exemple, partielle dans le deuxième
et absolue dans le dernier.

Les exemples semblent donc indiquer que le répertoire formel du chiasme est extrêmement riche en variantes. Nous nous proposons d'aborder ici une description plus détaillée du chiasme. Celle-ci comportera quatre parties.

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1) analyse fonctionnelle

2) analyse relationnelle

3) analyse formelle

4) analyse positionnelle

1) Analyse fonctionnelle.

Il conviendrait d'abord de distinguer formellement entre chiasmes choisis librement par souci rhétorique et chiasmes imposés obligatoirement pour l'expression de certaines fonctions grammaticales ou de nuances sémantiques. S'il est vrai que le chiasme, très souvent, est une figure rhétorique, en ce sens qu'il est choisi pour éviter une certaine monotonie (une robe blanche et deux blanches mains), il n'en est pas moins vrai que son emploi est de rigueur pour l'expression de certaines fonctions grammaticales, par exemple: «le procès inverse» (. . . . Et l'armée accuse les marchands. Et les marchands accusent l'armée. Saint-Exupéry, Citadelle, p. 150). Il arrive aussi que les composants identiques de deux syntagmes (jeune femme / femme jeune) adoptent une séquence chiasmique obligatoire pour exprimer certaines nuances sémantiques. Fonctionnellement, il faut donc distinguer entre

a) Chiasmes rhétoriques

b) Chiasmes grammaticaux

c) Chiasmes sémantiques

2) Analyse relationnelle.

L'analyse fonctionnelle terminée, il conviendrait de procéder à l'étude des types de relation existant entre les composants qui adoptent la disposition chiasmique. Nous distinguerons entre quatre types principaux de relation :

a) Chiasmes syntagmatiques (croisement des composants de deux syntagmes
bipolaires), ex: pas de beauté profonde sans profonde sensualité,
Maurois, Roses, p. 184.

b) Chiasmes lexicologiques (série de lexèmes en énumération), ex : Mon
pays ardent, fier et libre, est attiré par le vôtre, libre, fier et ardent,
Le général de Gaulle, France-Soir, 18 mars 1964).

c) Chiasmes propositionnels (la totalité des membres d'une phrase sont
construite en chiasme), ex; Tout suurit au Voyageur et le Voyageur
sourit à tout, Balzac, TV. p. 14)

d) Chiasmes hi-séquentiels (deux propositions adoptent deux séquences

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différentes: progression/inversion ou inversion/progression), ex: La
fermeté vient quand vient l'accoutumance, Montherlant, Rose, p.
560).

3) Analyse formelle.

L'analyse formelle établit les différents degrés formels d'identité entre
les éléments constitutifs du chiasme. Il convient de distinguer entre trois
types principaux:

a) Identité absolue: A^NVINP-A1 (jeune femme / femme jeune)

b) Identité partielle: N'-AVA'-N2 {beauté profonde / profonde sensualité)

c) Identité catégorielle: A'-N'/N-A2 {joli pied / taille souple)

4) Analyse positionnelle.

Finalement, il convient de décrire la place de composants identiques
dans la structure chiasmique. Trois types sont possibles:

a) Position symétrique: Aï-N^/N^Al {jeune femme / femme jeune)

b) Position centrale: N^A'/A^N2 {beauté profonde I profonde sensualité)

c) Position périphérique: A1 N'/N^Al (nouvel amour / chagrin nouveau)

Les considérations que l'on vient de lire montrent, selon nous, la complexité formelle et réelle des structures chiasmiques. Les quatre types d'analyse que nous avons proposés aboutiraient naturellement à la définition suivante du chiasme:

Est chiasme toute construction séquentielle adoptant librement, pour des raisons rhétoriques, ou obligatoirement, pour des raisons grammaticales ou sémantiques, une construction symétrique, centrale ou périphérique des éléments constitutifs, absolument, partiellement ou catégoriellement identiques à l'intérieur d'unités syntagmatiques, lexicologiques, propositionnelles ou bi-séqucntielles.

EXEMPLES SYSTÉMATISÉS

1. LES CHIASMES RHETORIQUES

A. Chiasmes syntagmatiques.

1. Identité partielle.

a. Composants identiques en position centrale.

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a1) Nl-Adj.i I Adj.i-m

«Point de beauté profonde sans profonde sensualité» (Maurois, Roses, p. 184).

. .et c'était attendrissant de voir ces bêtes, ces betes libres dans la libre étendue
(Montherlant, Pasiphaé, p. 111).

Elle n'était pas seulement force pure; elle était également pure signification
(Le Porrier, Demoiselle, p. 88).

Puisque c'est maintenant seulement que m'apparaît la clef de voûte véritable
et la véritable signification (Saint-Exupéry, Citadelle, p. 82).

a2) Adj.i-Nym-Adjl

Ayant usé le vieil empire, les hommes, sans le connaître, réclamaient Vempire

nouveau (Saint-Exupéry, Citadelle, p. 309).

a3) yi-Advl/Advi-V2

Je m'entêtai doucement, et doucement on me refusa (Green, Partir, p. 276).

Mais quand on voit quelqu'un se dresser si théâtralement pour si théâtralement
crier pitié, on se dit. . (Conchon, Apprenti, p. 237).

On le volait ouvertement; ouvertement il invitait les gens à le faire (Montherlant,
Rose, p. 180).

Il salissait partout, dit-elle, riant à demi, à demi s'excusant (Mandiargues,
Musée, p. 26).

a*) Advi-Vyvi-Adv*

. . la démarche qui n'a pas encore abouti et qui n'aboutira jamais (Saint-Exupéry,
Citadelle, p. 166).

a5) Adp-AdvA/Adv.i-AdjZ

Te reste de la ville laide ici, ici jolie., manque de cohésion, . (Beauvoir,
Choses, p. 667).

a6) Vl-Comp. prép.l/Comp. prép.l-V2

Et le village montait vers Véquipage et vers lui s'ouvrait (Saint-Exupéry, Vol,
p. 21).

Quant aux Russes, ils ont cessé de vendre depuis deux ans, et depuis deux ans
également la demande privée a augmenté. . (Le Monde hebd. N° 1025, p. 10).

b. Composants identiques en position périphérique.

b1) Adj.i-Nl¡N2-Adji

Nouvel amour, chagrin nouveau (Balzac, 11, p. 771).

Mais l'on n'a jamais vu pareil entêtement, ni vol pareil, dit Grandet. . (Balzac
111, p. 606).

b2) Ad\} AdplAdjP- Ad\}

. . une incessante, profonde et commune rumeur, à demi animale et humoine à
demi (Kessel. Cavaliers, p. 144).

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2. Identité catégorielle.

Adj.l-N\IN2-Adj.2

. . une grande brune, l'œil vif et bien coupé, joli pied, taille souple? (Balzac,
p. 1053).

Adv.x-Com.prép.l¡Comp.prép.2-Adv.2

L'univers qu'il va créer, d'abord en lui, sur la toile ensuite,. . (Le Monde hebd.,
N° 1036, p. 9).

Il ressort des exemples cités que les chiasmes rhétoriques syntagmatiques sont, le plus souvent, des chiasmes à degré d'identité partiel, où les composants identiques sont en position centrale, mais que d'autres variantes (identité catégorielle, position périphérique) sont également possibles, bien que rarement employées. Les chiasmes rhétoriques syntagmatiques ne présentent pourtant pas d'exemples à identité absolue, ceuxci, comme nous le verrons plus loin, ayant une fonction sémantique.

B. Les chiasmes lexicologiques.

Type: L^-L^-O. . . .Ln/L*.. . .V>-V-U

Les chiasmes rhétoriques lexicologiques se caractérisent par la disposition rigoureusement symétrique de ses composants adjectivaux ou nominaux autour de l'axe médiane. Le degré d'identité des composants est presque toujours absolu.

Jdpntitp ahsnitjp

Mon pays ardent, fier et 'libre, est attire par le votre, libre, fier et ardent (Le
Général de Gaulle, France-Soir, 18 mars 1964, p. 4).

La nomination d'un ou plusieurs syndics définitifs est un des actes les plus passionnés auxquels puissent se livrer des créanciers altérés de vengeance, joués, bafoués, turlupinés, attrapés, dindonnés, volés et trompés. Quoiqu'en général les créanciers soient trompés, volés dindonnés, attrapés, turlupinés, bafoués et joués, il n'existe pas à Paris de passion commerciale qui vive quatre-vingt-dix jours (Balzac V, p. 553).

Vous avez attaqué les Romantiques, la Droite et le Gouvernement; vous ne
pouvez pas maintenant défendre le Gouvernement, la Droite et les Romantiques
(Balzac, IV, p. 842).

Si la disposition rigoureusement symétrique des composants lexicologiques
est rompue, la construction semble perdre en efficacité rhétorique:

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La question que je me pose n'est point de savoir si l'homme, oui ou non, sera
heureux, prospère et commodément abrité. Je me demande d'abord quel homme
sera prospère, abrité et heureux (Saint-Exupéry, Citadelle, pp. 82-83).

C. Les chiasmes propositionnels.

Les chiasmes propositionnels sont le plus souvent grammaticaux. Mais on en trouve une variante, que nous concevons comme purement rhétorique, celle où les membres des deux phrases sont : Sujet - Copule être - Attribut. Dans ce cas, la deuxième partie du chiasme adopte presque régulièrement la construction zeugmatique, c'est-à-dire avec chute de la copule être.

1. Identité partielle.

Position centrale.

S^-Cop^-Attr^jAttr^-Cop^-S1: Variante complète

La faute est double, double est la punition (Balzac, 11, p. 488).

Sl-Copl~AttrllAttrl-S2: Variante zeugmatique

Car l'eau est fraîche et souhaitable. Souhaitable aussi le vin pur (Saint-Exupéry,
Citadelle, p. 209).

2. Identité catégorielle.

Position symétrique.

Sl-Copi—AttrljAttr2-S2 : Variantes zeugmatiques

L'instant paraissait capital, exceptionnelle la circonstance (Chevallier, Héritiers,
p. 14).

Les œillets sont jaloux. Timides les violettes (J. Cau, Spectre, p. 127).

D. Les chiasmes bi-séquentiels.

Dans les phrases complexes, la principale et la subordonnée, parfois deux subordonnées ou deux principales juxtaposées, peuvent adopter une disposition chiasmique quant à la structuration séquentielle de leurs membres. Nous concevons cette construction: progression/inversion ou inversion/progression, comme motivée uniquement par des raisons esthétiques : désir d'éviter une certaine monotonie ou une lourdeur assez marquée.

Qu'il suffise de montrer quelques-uns des types de phrase complexe
susceptibles d'adopter cette disposition bi-séquentielle et par conséquent
séquentiellement chiasmique.

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1. Deux principales juxtaposées.

Le jour passe, et retombe l'élan (Cl. Roy, La Dérobée, p. 87).

Le jour, le hibou se terre dans l'ombre, mais la nuit sort le renard (Le Monde
hebd. N° 1029, p. 2).

2. Deux subordonnées complétives.

Il leur semblait d'abord que leurs sensations se découplaient, que s'amplifiaient
à l'infini leurs facultés de voir et de sentir,. . (Perec, Choses, p. 93).

3. Deux subordonnées relatives.

En face de lui s'est arrêtée une petite fille, cinq ans à peine, dont les cheveux
sont blonds et dont brune est la peau. . (Mandiargues, Marge, p. 125).

Tous deux allèrent dans une salle à manger où le vicomte attendait sa femme
et où resplendissait ce luxe de table qui. . (Balzac, 11, p. 947).

4. Principale/subordonnée adverbiale, ou deux subordonnées adverbiales

a. Temporelle.

La fermeté vient quand vient l'accoutumance (Montherlant, Rose, p. 560).
Quand venait le soir, quand les réverbères s'allumaient, l'angoisse du retour
me prenait (Peuchemaurd, Nuit, p. 50).

b. Causale.

. . je souffre comme eux,. „ non parce que nous sommes devenus sionistes ou
israéliens, mais parce que monte en nous un sentiment irrésistible de solidarité
(Le Monde, N° 1018, p. 6).

c. Finale.

Quiroz inclina la tête, et, de nouveau, écarta les paumes pour que fût large et
lisse la piste des destins (Kessel, Cavaliers, p. 160).

d. Comparative.

Il était comme un enfant, il faisait des comptes d'épiciers comme en font les
enfants, il faisait des budgets comme en font les ministres, il jouait avec les
cliijjres comme aiment faire les hommes (Sagan, Chamade, p. 200).

. „ car les pentes du Grésivaudan restaient vertes dans l'ensemble, comme le
ciel restait bleu, comme s'annonçait somptueuse et chaude l'arrière-saison (Chevallier,
Héritiers, p. 180).

5. Deux phrases interrogatives indirectes.

Et j'ignore où elle va. Et j"ignore même où vont les hommes (Saint-Exupéry,
Citadelle, p. 87).

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2. LES CHIASMES GRAMMATICAUX

Dans les variantes des chiasmes rhétoriques étudiées au chapitre précédent, la disposition chiasmique des composants, sans véhiculer une fonction grammaticale précise, est motivée par un «désir de variété, besoin d'euphonie ou d'harmonie expressive». (Morier, p. 77).

Il arrive pourtant que les éléments constitutifs de deux syntagmes ou de deux propositions adoptent la structure chiasmique pour exprimer une fonction grammaticale concrète. Les composants de deux syntagmes fonctionnellement parallèles adoptent la disposition chiasmique pour exprimer ce qu'on pourrait appeler «l'alternance régulière de deux actions ou de deux états», tandis que l'organisation chiasmique de la totalité des lexèmes de deux phrases est obligatoire pour exprimer «le renversement fonctionnel du procès», ou «the actor-action-goal séquence » dont parle par exemple Mario Pei (Glossary of Linguistic Terminology, p. 6). Formellement, les chiasmes grammaticaux sont caractérisés par l'identité absolue des composants en position symétrique.

A. Chiasmes syntagmatiques.

1. Identité absolue.

a. Position symétrique.

ai) S-F-C.oi-C.02/c.02-C.oi

I c père Grandet regardait alternativement Pacte et sa fille, sa fille et Parte.
(Balzac, 111, p. 623).

a2) Adp-Adj2/Adj.2-Adp

Il dit qu'elles (les bestioles) lui ressemblent: alternativement obscures et lumineuses,
lumineuses et obscures (Montherlant, La Reine morte, p. 209).

Il convient de signaler la présence de l'adverbe alternativement dans les
deux exemples.

a3) Deux compléments prépositionnels, introduits par les prépositions
à et de adoptent également la structure chiasmique pour exprimer une
«alternance régulière».

Cpi-CP2/cp2_cpi

. . la conversation animée et tenue à voix basse, d'oreille à bouche, de bouche à
l'oreille,. . (Balzac, Vil, p. 215).

Avec '"'uel bonheur ne fiî-eHe 13s les solennelles présentations cfn vìrnmte nu
chevalier, du chevalier au vicomte. (Balzac, IV, p. 300).

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B. Chiasme lexicoìogique.

1. Identité absolue.
a. Position symétrique.

Un chiasme lexicoìogique à composants verbaux exprime aussi «l'alternance
des procès».

ai) y\-y2/v2^y\

Ecrire, rêver, rêver, écrire, voilà toute ma vie (Huguenin, Journal, p. 23).

C. Chiasmes propositionnels.

1. identité absolue.
a. Position symétrique.

a1) Ll(8)_/

Et l'armée accuse les marchands. Et les marchands accusent l'armée (Saint-
Exupéry, Citadelle, p. 150).

Car, me disent-ils, tout effet a une cause et toute cause a un effet (Op. cit.,
p. 87).

Te voilà dégagé d'un souci: le mariage te possédait, tu possèdes maintenant le
mariage (Balzac, 111, p. 198).

a2) ¿l(s)_¿2(v)_/j3(C.d>attr.)//j3(s)_¿2(v)_£l(C.d'attr.)

Tout sourit au Voyageur et le Voyageur sourit à tout (Balzac, IV, p. 14).

3. LE CHIASME SEMANTIQUE

' Le français présente aussi un exemple de ce que nous appelons un chiasme sémantique, c'est-à-dire un chiasme qui n'est pas uniquement motivé par un souci esthétique et qui n'est pas porteur d'une fonction grammaticale, mais où les deux syntagmes en «forme de croix» sont révélateurs de nuances sémantiques, rien que par leur disposition chiasmique. Nous pensons, évidemment, au groupe syntagmatique .4î//.1/^o^l// Noml/Ad/J, ou le même adjectif, antéposé ou postposé au nom, prend des sens différents. Le chiasme sémantique, nous le voyons, est donc caractérisé par la disposition symétrique des composants à degré d'identité absolu.

A. Le chiasme symagmatique.

Il n'était plus un jeune homme, bien qu'il fût encore un homme jeune,
( Viaupassant. Contes I. p. 1066).

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. „ - une autre Paule, passionnément préoccupée de sa beauté et passant difficilement
du rang de jeune femme au rang de femme jeune;. . (Sagan, Brahms,
p. 11).

Le chiasme sémantique établit donc une distinction figuré/réel. «Sans qu'il soit possible d'indiquer ici une règle fixe ayant valeur de loi, il paraît bien que la plupart de ces adjectifs conservent leur sens propre lorsqu'ils sont placés après le nom, et prennent un sens dérivé ou figuré lorsqu'ils le précèdent. » (Le Bidois, Syntaxe 11, pp. 82-83).

Chose intéressante, un chiasme apparemment analogue, où l'adjectif n'a pourtant pas la même dualité sémantique selon sa place par rapport au nom. est devenu en français l'expression par excellence de l'indifférenciation

Clérical ou franc-maçon, pour moi c'est bonnet blanc et blanc bonnet (Mai
passant, Contes 11, p. 28).

B. Un chiasme propositionnel.

A cause de la structure sémantico-phraséologique d'une langue, les mêmes mots, arrangés selon le principe chiasmique, peuvent exprimer une nuance fine et difficilement analysable, comme dans la réflexion suivante d'André Malraux, citée dans le Monde hebdomadaire, N° 1028, p. I i . <\ La. vie ne vaut 1 icii, ilïctiS fiûii 11C Vaut Ui"iC ViC. »,

CONCLUSIONS

Les tentatives de systématisation des variantes chiasmiques, résumées
dans le tableau récapitulatif ci-dessous, nous permettent d'indiquer quelques
points de vue d'un intérêt général :

1) Les chiasmes non-rhétoriques, c'est-à-dire grammaticalement ou sémantiquement fonctionnels, se caractérisent par l'identité absolue des composants en position symétrique. Cette variante particulière du chiasme indique certaines fonctions précises: «alternance ou renversement du procès» dans les chiasmes grammaticaux, distinction figuré/réel dans les chiasmes sémantiques.

2) Cette «variante fonctionnelle» du chiasme n'est possible à l'intérieur du répertoire rhétorique que dans les variantes lexicologiques, c'està-dire dans les chiasmes où une série de lexèmes se trouvent en énumération, sans qu'il y ait entre les composants le moindre degré d'interdépendance.

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DIVL4073

Tableau récapitulatif

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3) Les chiasmes rhétoriques, incontestablement les plus fréquents,
adoptent une des trois structures suivantes:

a) Identité partielle - position centrale. Cette variante est très fréquente
dans les chiasmes syntagmatiques, et possible également dans les chiasmes
propositionnels.

b) identité partielle - position périphérique. La variante est rare, sans aucun doute parce qu'elle a moins d'appel rhétorique que la précédente. c) identité catégorielle - position symétrique. Il va sans dire que dans cette variante les composants catégoriellement identiques doivent nécessairement adopter une structure symétrique pour qu'on puisse parler d'une disposition chiasmique. La variante est très rare dans les chiasmes syntagmatiques, normale dans les chiasmes propositionnels zeugmatiques, et extrêmement fréquente dans les chiasmes bi-séquentiels.

Il ressort de l'analyse précédente que le répertoire des structures chiasmiques est extrêmement varié et son champ d'application très vaste. Si le chiasme, depuis longtemps, semble «tramer une mourante vie», cela ne vaut que pour ce qui est de l'intérêt qu'y portent les linguistes. En réalité, le chiasme, rhétorique ou fonctionnel, se porte bien.

Nous pensons donc que toute étude sérieuse de l'organisation séquentielle de la phrase française devrait réserver un chapitre à part aux variantes chiasmiques, qu'elles véhiculent une fonction grammaticale concrète, qu'elles soient un moyen discret d'indiquer de fines nuances sémantiques, ou qu'elles aient la fonction - aucunement négligeable d'apporter un élément d'élégance Ho iTin^icalité à une séquence qui. sans elles, serait empreinte de lourdeur et de monotonie.

Helge Nordahl

OSLO

RÉSUMÉ

En opérant une analyse fonctionnelle, relationnelle, formelle et positionnelle des éléments constitutifs du chiasme, l'auteur a espéré pouvoir contribuer à une définition plus nuancée de cette vieille figure rhétorique. Distinguant, fonctionnelle ment, entre chiasmes rhétoriques, grammaticaux et sémantiques, relationnellement entre chiasmes syntagmatiques, lexicologiques, propositionnels et bi-séquentiels, formellement entre identité absolue, partielle et catégorielle, et positionnellement entre position symétrique, centrale et périphérique, il arrive à la conclusion que les chiasmes grammaticaux et sémantiques se caractérisent par l'identité absolue des composants en position symétrique, que les chiasmes rhétoriques acceptent la même structure ujjlquwiiicjit Jalo les \ariantci ¡cxuclogiqucs et qu'il" adoptent er> général v.nç des trois structures identité partielle - position centrale, identité partielle-position périphérique, identité catégorielle - position symétrique.

TEXTES LITTÉRAIRES CITÉS.

Balzac: La Comédie Humaine, 11, 111, IV, V, Edition de la Pléiade 1951-1952.

Mandiargues, A. P. de: Le Musée noir, 10 18, 1963.

Maupassant, G. de: Contes et nouvelles I— 11, Albin Michel, 1962.

Peuchemaurd, J.: La nuit allemande, Robert LafTont, 1967.

JOURNAUX CITÉS.

Le Monde, Sélection hebdomadaire, N° 1018, 1025, 1028, 1029 et 1036 (1968).

ŒUVRES GRAMMATICALES ET DICTIONNAIRES CITÉS

Le Bidois, G. et R. : Syntaxe du français moderne, 1935.

Le Bidois, R.: L'inversion du sujet dans la prose contemporaine, 1952.

Kayser, W. : Das sprachiiche Kunstwerk, 1965.

Marouzeau, J.: Dictionnaire de la terminologie linguistique, 1951.

Pei, Mario: Glossary of linguistic tertninology.

Websters New International Dictionary, 1951.