Revue Romane, Bind 6 (1971) 2

Analyse de Bel-Ami

PAR

EVA NØRRESLET

Certains critiques prétendent que les romans de Maupassant ne sont pas cohérents, qu'ils consistent en un assemblage de microunivers indépendants les uns des autres. A propos de Bel-Ami, les passages suivants sont cités comme étant particulièrement «hors du sujet»: la scène du duel, et la scène où le poète vieillissant. Norbert de Varenne. parle de la mort. !

Je donne raison aux critiques lorsqu'ils prétendent que ce sont surtout les scènes en question qui détonnent, pourrait-on dire, quand on lit le roman d'une manière syntagmatique, mais cela ne fait peut-être qu'exprimer qu'il n'existe pas de loi que l'on puisse qualifier de «chaîne» entre les phénomènes, et c'est peut-être de cette façon que le roman attire l'attention sur ses lois propres, sur l'univers romanesque qui lui est particulier.

Le roman offre de l'intérêt dans la mesure où ces «ruptures» qui sautent aux yeux nous incitent à une lecture plus paradigmatique qui tente à en cApiuxer l'univers. Et e ebl le but que je ine suis propuse daiií> le présent article.

Mon analyse repose sur les rapports entre Forestier et Duroy, parce
que cette étude nous met sur la piste de l'univers du roman.



1: «Plusieurs critiques (par exemple Lacaze-Duthiers et Barthou. . .) ont prétendu que les romans de Maupassant ne sont que des suites de contes. Et, qui plus est, on peut le prouver. Ses romans sont, pour une très large part, construits avec des contes écrits auparavant» (Knud Togeby: Vœuvre de Maupassant, 1954, p. 116). «Le roman sous sa forme la plus caractéristique, est le récit d'une vie de la naissance à la mort en soulignant le développement des personnages. Maupassant s'intéresse à la vie, à la naissance, à la mort, il est vrai, mais en tant que moments isolés, non pas comme les maillons d'une chaîne» (ibid.). «Dans la rédaction de Bel-Ami(1883), Maupassant s'est servi des contes suivants: La tombe, Suhlude Les deux pieniicis forment la base de t»c que dit un personnage secondaire dans Bel-Ami, personnage qui n'a pas grand-chose à faire avec le thème principal du roman. . .» (ibid. p. 117).

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Tout au début du livre, ces deux personnages se rencontrent, et juste avant la fin, ils se séparent; car, bien que Forestier meure à la page 216 de ce livre de 445 pages, il n'en continue pas moins à jouer un rôle important jusqu'au dénouement.

Ce qui retiendra tout spécialement mon attention sera les manifestations de ces rapports: elles permettent en effet de se rendre compte rapidement que deux plans sont mis en œuvre: le plan de l'intrigue et le plan métaphorique, et je vais essayer de rendre compte de la façon dont le principe de ce partage devient en quelque sorte spatial, ce qui constitue la caractéristique fondamentale de l'univers du roman.

En décrivant d'une manière plus détaillée la relation Foiestier/Duroy, je citerai des extraits qui révèlent certains phénomènes, certaines traces queje suivrai au cours d'un traitement semblable de la scène de Varenne, de la scène du duel et des rapports entre Duroy et Madame Walter.

Forestier/Duroy

Forestier et Duroy ont tous deux la trentaine; ce sont de vieux camarades de régiment qui se rencontrent par hasard et dont les destinées s'entremêlent quelques années. Forestier a une bonne situation de journaliste à un journal connu, La Vie Française, et lorsqu'il s'avère que Duroy est justement à la recherche d'un métier lucratif, Forestier lui propose de l'introduire dans le monde de la presse. La carrière de Duroy est donc entre les mains de Forestier: « . .sans toi, je ne m'en tirerais pas» (52)2.

Il se montre rapidement que c'est la femme de Forestier, Madeleine, qui est à la base de la carrière de journaliste de celui-ci; c'est elle qui écrit les articles, et c'est donc de son aide à elle que Duroy a besoin. Une seule fois, elle l'aide pour un article, mais quand il va la trouver pour la seconde fois, un obstacle se dresse: «A la place occupée par lui, Forestier maintenant était assis et écrivait. . . »(80). La carrière de Duroy est menacée paradoxalement par Forestier qui l'a introduit au journal, et les rapports des deux amis se transforment en une opposition du genre «ôte-toi de là, queje m'y mette». Lentement commence alors ce queje nommerai un processus de succion dont Duroy est l'acteur, succion ou désintégration, qui se manifeste sur le plan de l'intrigue par la maladie de Forestier.: «Forestier. . . se mit à tousser. . . .Toute sa bonne humeur avait disparu dans la terreur du mal qui hantait sa pensée» (102). Et, au cours d'une conversation avec Duroy, Madeleine dit : « On n'est jamais



2: La pagination renvoie au Livre de Poche, édition 1967.

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amoureux de moi longtemps. .. Mon cher ami, pour moi, un homme amoureux est rayé du nombre des vivantsll. Il devient idiot. .. dangereux » (138); «. . .comme un chien enragé qui peut avoir une crise. Je les mets donc en quarantaine morale jusqu'à ce que leur maladie soit passée» (139).

Amour a pris la valeur de maladie et transforme sa victime en chien enragé, raye du nombre des vivants. Sinon directement signe de mort, du moins signe d'opposition à ce qui est vivant. Dans la description de la maladie de Forestier, on trouve aussi le mot de crise (102), qui qualifie ici le fait de tomber amoureux. Il se confirme de plus en plus que Forestier est atteint de cet amour mortel, la maladie, en même temps que le processus de succion auquel j'ai fait allusion semble se dérouler: au cours de la conversation déjà citée, Duroy dit justement: «Cristi, si j'avais trouvé une femme comme vous, avec quel bonheur je l'aurais épousée!» (139), et: «Si vous devenez jamais veuve, je m'inscris» (140). Plus la maladie de Forestier s'aggrave, mieux Duroy se porte. Quand Forestier est parti en convalescence: «La disparition de Charles donna à Duroy une importance plus grande. .. » (174).

Quand Forestier est sur le point de mourir, Madeleine envoie chercher Duroy, et après la mort du premier, elle se remarie avec l'autre, qui prend littéralement la place de Forestier tant sur le plan conjugal que sur le plan professionnel. «Concen;er l'appartement et Duroy héritait aussi des fonctions et du traitement de Forestier à la Vie Française» (243).

11 ne fanait que continuer d'ailleurs l'œuvre commencée par F^rc-t:cr^ (268). Le processus de succion semble accompli, mais ne s'arrête pas pour autant. La mort de Forestier ne l'a pas vraiment fait disparaître; il gêne encore Duroy, et ceci est exprimé par les mots: «Mais le cadavre le gênait ».

Forestier ne peut plus être une gêne physique, mais se montre gênant d'une autre manière. Forestier continue à vivre sur le plan métaphorique, et ceci se manifeste sur le plan de l'intrigue par le fait que la barbe continue à pousser sur le cadavre. «Oh! sa barbe! Elle avait poussé, cette barbe, en quelques heures, sur cette chair... Et ils demeuraient effarés par cette vie qui continuait sur ce mort. . . » (224).

Le processus de succion change de sens, il est maintenant dirigé contre
Duroy avec Forestier comme acteur, ce qui est clairement indiqué, à la
fois sur le plan de l'intrigue et sur le plan métaphorique: «On ne l'appelaitplus



3: Ici comme ailleurs, c'est moi qui souligne.

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laitplusque Forestier» (268). «Puis, rentré chez lui, l'obsession continuait... Il ne pouvait plus prendre un objet sans qu'il crût voir aussitôt la main de Charles posée dessus» (270). «Ce mot: «Forestier» déchirait son oreille; il avait peur de l'entendre. . » (269). Ceci pourrait être interprétécomme de l'hystérie ou une idée fixe chez Duroy, c'est-à-dire relevant uniquement du plan métaphorique. Mais un peu plus tard, il y a correspondanceau niveau de l'intrigue; Duroy et Madeleine se promènent dans la forêt, et la conversation se déroule comme suit: «Te rappelles-tu la forêt de chez toi... - Oh! dans la forêt de chez moi, il n'y avait pas autre chose que des cerfs, des renards des. . . et, par-ci, par-là, une maison de forestier » (275). «Ce mot, ce nom du mort sorti de sa bouche, le surprit comme si quelqu'un le lui eût crié du fond d'un fourré, et il se tut brusquement,ressaisi par ce malaise étrange et persistant, par cette irritation jalouse, rongeuse, invincible, qui lui gâtait la vie depuis quelque temps» (275). La correspondance au niveau de l'intrigue consiste en la présence dans le texte du mot forestier au sens concret du terme.

Le processus de succion commence alors à stagner. Les deux citations suivantes montrent la façon dont cela s'exprime sur le plan métaphorique : «Mais l'image de Forestier était rentrée en son esprit, le possédait, l'étreignait» (275), et: «L'image de Forestier lui traversa l'esprit sans y faire naître aucune irritation. 11 lui sembla qinls venaient de se réconcilier, qu'ils redevenaient amis. Il avait envie de lui crier: Bonsoir, vieux» (279).

Ceci correspond sur le plan de l'intrigue au fait que Duroy dans la
scène de l'église salue réellement Forestier; j'y reviendrai plus loin.

S'il est vrai que la tension entre Duroy et Forestier disparaît, un nouveau phénomène de tension surgit entre Madeleine et Duroy: «-L'as-tu t'ait cocu, ce pauvre Charles? - Mais tu es stupide. Est-ce qu'on répond à des questions pareilles?. . . Duroy se demandait: Est-ce un aveu? et cette presque certitude qu'elle avait trompé son premier mari l'affolait de colère à présent. Il avait envie de la battre, de l'étrangler, de. . Il était jaloux enfin, jaloux pour le mort, jaloux pour le compte de Forestier, jaloux d'une étrange et poignante façon, où entrait subitement de h haine contre Madeleine.. » (275-77); et: «II n'en voulait plus au mort, il le vengeait». (301).

Les rapports entre Forestier et Duroy se transforment donc à ce point du livre en amitié, ce qui s'exprime par l'identification «volontaire» de Duroy avec Forestier. Cette identification, cette amitié, trouve son accomplissementdans le fait que Duroy remplace aussi Forestier dans son rôle

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de cocu, ce qui se manifeste sur le plan de l'intrigue dans le fait que Madeleine est, tout simplement, aussi infidèle à Duroy. Duroy surprend son infidélité et dit plus loin :« C'est ce pauvre Forestier qui était cocu... » (412), bien qu'il la surprenne en compagnie d'un homme avec lequel elle ne trompait pas Forestier ! !

Duroy venge donc Forestier du rôle de cocu, et partant les deux hommes sont quittes. Ils peuvent se séparer, et ainsi en va-t-il. Qu'il n'y ait plus de rapports entre eux, c'est ce que montre la réplique de Duroy: «C'est ce pauvre Forestier qui était cocu.. .cocu sans s'en douter, confiant et tranquille. Me voici débarrassé de la teigne qu'il m'avait laissée » (412).

Il s'ensuit de ce qui précède que les manifestations des rapports entre Forestier et Duroy se divisent en deux groupes qui représentent ce que j'ai appelé deux plans. Le point intéressant, c'est qu'alors que la séparation des deux plans semble être strictement maintenue, la correspondance entre eux est établie, si bien qu'à une manifestation appartenant au plan de l'intrigue, correspond une manifestation sur le plan métaphorique, comme deux aspects d'un même cas.

LA SCÈNE DE VARENNE

Dans la scène de Varenne, il s'avère qu'il y a une ressemblance frappante entre la peur de la mort qu'éprouve Norbert de Varenne et les effeh. causés sur Duroy par Forestier après sa mort. Nous allons maintenant relever dans la scène en question les passages à l'appui de cette affirmation.

«Paris était désert cette nuit-là, une nuit froide, une de ces nuits qu'on dirait plus vaste que les autres, où les étoiles sont plus hautes, où l'air semble supporter dans ses souffles glacés quelque chose venu de plus loin que les astres» (160).

Varenne est saisi d'une tristesse aussi caractérisée par le froid, quelque chose qui vous gèle, qui vous glace: «II semblait surexcité et triste, d'une de ces tristesses qui tombent parfois sur les âmes et les rendent vibrantes comme la terre sous la gelée» (161), et: «... comme si je portais en moi une bête rongeuse» (162).

Il parle de la mort qu'il voit partout, contre laquelle il se bat mais qui le désespère le ronge de l'intérieur: «Te l'ai sentie peu à peu. mois par mois, heure par heure, me dégrader ainsi elle a accompli doucementet terriblement la longue destruction de mon être. . . Et maintenant

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je me sens mourir en tout ce que je fais. Vivre enfin, c'est mourir» (162).

Durant toute la scène, le phénomène de la mort et ses effets destructeurs restent sur le plan métaphorique et ne sont que faiblement indiqués au niveau de l'intrigue par le froid qui règne, un froid particulièrement dur, qui ne correspond qu'au froid éprouvé par Duroy, et non à celui qui étreint Varenne. Et pourtant il y a une brèche qui permet au «froid» de Varenne de s'introduire sur le plan de l'intrigue: On se souvient de ce qui est dit des rapports Forestier/Duroy et de la façon dont«le mot de forestier» établit le rapport entre les deux plans, en quelque sorte le pivot du plan métaphorique et du plan de l'intrigue. Dans la scène de Varenne, il est dit: «Oh! vous ne comprenez même pas ce mot-là, vous, la mort. A votre âge, ça ne signifie rien. Au mien, // est terrible. Oui, on le comprend tout d'un coup, on ne sait pas pourquoi ni à propos de quoi, et alors tout change d'aspect dans la vie» (162). L'emploi de mot permet une interpolation du plan de l'intrigue, pour autant que mot constitue le point de correspondance, et toute la scène s'incorpore alors harmonieusement à l'univers élargi du roman.

LA SCÈNE DU DUEL

Quelque chose de semblable se trouve dans la scène du duel. Le soir
qui précède le duel, Duroy est dans une cave où il s'entraîne à tirer:
«11 faisait triste dans cette cave, triste comme dans un tombeau» (182).

il est jeté contre son gré dans ce monde mortuaire, il ressent cela comme une angoisse, une incertitude qu'il associe lui-même à la peur de la mort éprouvée par Varenne: «Une seule idée emplissait son esprit - un due! demain - . sans que cette idée éveillât en lui autre chose qu'une émotion confuse et puissante» (183). Ce n'est que lorsqu'il se voit dans la glace que cela commence pour de bon à être effrayant: «II se reconnut à peine, et il lui sembla qu'il ne s'était jamais vu. Ses yeux lui parurent énormes; et il éta:t pâle, certes, pâle, très pâle. .. Il se retourna vers sa couche et il se vit distinctement étendu sur le dos dans ces mêmes draps qu'il venait de quitter. Il avait ce visage creux qu'ont les morts et cette blancheur des mains. . » (185). Son moi mort dans le miroir en est sorti et repose sur le lit.

Il est impossible ici de délimiter nettement le plan de l'intrigue et le plan métaphorique. Duroy se trouve là dans une situation-limite, une espèce de no man's land, quelque part entre aujourd'hui et demain, entre longtemps et tout-à-coup. Dans une tentative de «fuite», il ouvre la

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fenêtre: «Un froid glacial [froid double] lui mordit la chair» (186). Et sur les lieux du duel, on trouve les mots suivants: «II fait un froid de Sibérie» (189). «C'était une de ces rudes matinées d'hiver où toute la nature est luisante, cassante et dure comme du cristal. Les arbres, vêtus de givre, semblent avoir sué de la glace; . . . le ciel bleu paraît brillant à la façon des miroirs et le soleil passe dans l'espace, éclatant et froid luimême,jetant sur la création gelée des rayons qui n'échauffent rien» (190). «Il lui semblait qu'il était fou, qu'il dormait, qu'il rêvait, que quelque chose de surnaturel était survenu qui l'enveloppait» (192).

Et il tire comme un somnambule. «Il lui semblait maintenant qu'il se serait battu contre l'univers entier» (193). Après les coups de feu, il reste comme une statue de glace, ce qui se manifeste sur le plan de l'intrigue par le fait qu'il reste immobile, l'arme en position de tir. Tout cet univers glacé s'est transformé en un univers qui semble reflété par un miroir. : a la façon des miroirs, image que l'on reconnaît au passage, parce que le roman est rempli de miroirs exploités dans des situations plus ou moins extraordinaires, entre autres, l'expérience de Duroy la veille du duel.

J'ai déjà montré au cours de cette analyse comment mot était le fil
qui reliait les deux plans. Maintenant, nous voyons que le miroir joue
le même rôle, a la même fonction.

L'idée du miroir

On peut, sans trop d'imagination, comparer le duel lui même à une scène de miroir: Deux personnes qui se font face exactement dans la même position et qui lèvent le bras au même instant. D'habitude, l'issue d'un duel est décidée quand l'un des adversaires est touché, ici il se termine sans qu'aucun des adversaires ne soit touché - et la remarque: «Avec ce sacré pistolet, on se rate ou on se tue» (193) paraît exclure la présence d'une autre personne. Celui que l'on vise est se et si on le touche, c'est se qui meurt, et donc celui qui a tiré, mais si l'on rate son coup, rien ne se passe. Les deux adversaires sont rendus identiques de telle façon qu'ils agissent comme des doubles, car il y a toujours entre eux une ligne de démarcation invisible: «II rencontra deux fois son adversaire qui se montraitégalement. Ils ne se saluèrent pas» (194). Et le seul contact physique de Duroy avec lui a lieu par l'intermédiaire des mots sur la carte de visite de celui-ci (184V (T.e lecteur se rappellera la fonction de mot indiquéeci-dessus). De là, il n'y a qu'un pas à faire pour interpoler l'adversaire de Duroy (se) au même plan que Forestier, et même à considérerles

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sidérerlesdeux personnages comme identiques, en s'appuyant sur le fait que, dans le duel, l'adversaire de Duroy ressemble à l'homme rencontré par ce dernier à l'église (317) et dont il est dit qu'on le prendrait pour Forestier.

Cette idée du miroir semble clarifier pas mal de choses, et tout d'abord les rapports entre Forestier et Duroy; ensuite, elle permet de préciser le principe du partage en deux plans et sa manifestation spatiale dans le roman, ce à quoi je faisais allusion au début de cet article, qui ira jusqu'à correspondre à une sorte d'effacement de la surface du miroir, comme phénomène-limite, de sorte que l'espace ainsi créé est un mélange de ce qui se trouve des deux côtés du miroir.

Duroy/Mme walter

A l'église: «Une fraîcheur de cave le saisit» (309). Duroy: «Je veux faire pénétrer en vous ma tendresse, vous la verser dans l'âme, mot par mot, heure par heure, jour par jour, de sorte qu'enfin elle vous imprègne comme une liqueur tombée goutte à goutte, qu'elle vous adoucisse, vous amollisse et vous force.. » (312).

Vis-à-vis de Mme Walter, Duroy exerce exactement le même processus de destruction dont il a lui-même été la victime et que Varenne a ressenti (Varenne: «Je l'ai sentie peu à peu, mois par mois, heure par heure, me dégrader»). Avant peu, elle est implacablement marquée par les traits caractéristiques de la mort: «Une face livide» (314) - «Moi, ... je me suis perdue» (313)- « .. elle fut saisie par une de ces crises. . » (315)«II m'est impossible de vivre sans vous. . „ je vous sens, je vous garde dans mes yeux, dans mon cœur, dans ma chair tout le jour et toute la nuit. C'est comme si vous m'aviez fait boire un poison qui me rongerait en dedans. . » (393).

Elle est donc condamnée à mort, ce qui se manifeste sur le plan de l'intrigue par le fait qu'elle porte son propre deuil et que ses cheveux ont blanchi. La scène du duel était la confrontation de Duroy avec le grand univers du miroir; la confrontation de Mme Walter consiste en une identification «comme un reflet dans un miroir» entre son dieu et Duroy. Le Christ est représenté au niveau de l'intrigue sous la forme d'un grand tableau «Le Christ Marchant Sur Les Flots»: «Mme Walter: C'est ce Christ-là qui me sauvera mon âme. Il me donne du courage et de la force. . . Suzanne: Mais il vous ressemble, Bel-Ami. Mme Walter demeuraitimmobile, contemplant d'un œil fixe le visage de son amant à côté

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du visage du Christ, et elle était devenue aussi blanche que ses cheveux
blancs» (394).

L'univers

Dans ce macro-univers, étroitement lié à l'idée du miroir, toutes les
actions sont dirigées par des forces qui se nomment à tour de rôle amour,
jalousie, haine, angoisse, mort, ... et qui sont toutes qualifiées de
bête rongeuse. Ce qu'elles ont de commun est qu'elles sont toutes des
forces motrices de processus tels que ceux que j'ai décrits sous le nom de
processus de succion.

La scène finale est une présentation massive de tout ce que nous avons rencontré au cours du roman: Mme Walter qui, livide et amaigrie, se traîne en sanglotant le long de la nef, M. Walter qui, pétrifié, conduit sa fille vers Duroy, lequel, une goutte de sang à la boutonnière, se retrouve vainqueur et incarne toutes les forces destructrices. «Il lui semblait qu'une force le poussait, le soulevait. Il devenait un des maîtres de la terre. . » (442). «Georges [Duroy], affolé de joie, se croyait un roi qu'un peuple venait acclamer» (444).

Tout cet univers bouillonnant d'énergie éternellement brassée repose
sur deux répliques: Mme de Marelle: La seule bonne chose de la vie, c'est
Vamour. Et Varenne : Vivre enfin, c'est mourir.


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CONCLUSION

L'aspect syntagmatique du roman correspond à la chaîne, c'est à dire l'ordre d'apparition des phénomènes, quand on lit le roman de la page 1 à la page 445. La scène de Varenne, par exemple, apparaît alors comme sans appartenance à ce déroulement, parce qu'on ne peut pas la relier naturellement aux phénomènes des pages précédentes.

Par le truchement d'une lecture paradigmatique qui fait ressortir ce que l'on pourrait appeler un modèle structuré (un système), la scène de Varenne prend la place qui lui revient dans le tout, - ce qui montre que rien n'empêche qu'un phénomène présenté au début du roman puisse être compris seulement lorsqu'on en a achevé la lecture.4

Eva Núrreslet

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4: Cet article a été traduit du danois par Mme Nicole Andersen.

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RÉSUMÉ

La structure de Bei-Ami se révèle dans un phénomène que j'ai appelé «l'idée du miroir». Les manifestations des rapports entre les personnages principaux indiquent que deux plans sont mis en œuvre: le plan de l'intrigue et le plan métaphorique. Tout en devenant spatial par ridée du miroir, le principe de ce partage paraît être la caractéristique fondamentale de l'univers du roman. Lu de ce point de vue, Bel-A mi ne se présente plus comme un assemblage de microunivers indépendants les uns des autres, mais comme un tout cohérent.