Revue Romane, Bind 6 (1971) 1

TZVETAN TODOROV: Grammaire du Décaméron, The Hague-Paris, Mouton, «Approaches to Semiotics - 3», 1969, 100 pages. (Paru en 1970).

Gérard Genot

On pourra reprocher au livre de T. Todorov de reposer sur une lecture «seconde» (la traduction française), d'ignorer presque absolument les conclusions de la critique italienne récente, et en somme de n'ajouter rien à notre connaissance du Décaméron. On aurait tort, comme on le verra. Non que ces constatations soient fausses, puisqu'il est bien évident que cette Grammaire n'est ni une introduction à toute lecture future du Décaméron, ni un approfondissement (comme on dit) de celles que la critique, notamment italienne, a proposées jusqu'ici; mais s'il en est ainsi, c'est parce que l'auteur s'est fixé un tout autre but. On s'en assure en observant avec quel soin il a progressivement dépouillé son objet de tout ce qui aurait pu le différencier, le spécifier, le singulariser. La démarche qui fonde et conditionne la réduction vaut qu'on la retrace: «Une série de raisons font du Décaméron un exemple privilégié pour l'étude de la narration.» (p. 11); «La matière analysée ne sera pas, à proprement parler, le livre du Décaméron mais les cent nouvelles qu'il contient ... (p. 13); [nous allons] «nous occuper seulement de l'intrigue des nouvelles, prise dans son état le plus pur.» (p. 14); «Les nouvelles particulières que nous trouvons dans le Décaméron ne seront pas considérées pour elles-mêmes, mais en vue de l'analyse de la narration qui est une entité abstraite.» (p. 17); «nous traitons des résumés des nouvelles plus que des nouvelles elles-mêmes.» (p 16). Peut-être, dès lors, nniirrrut-on juger superflues et /qu insuffisamment fondées les "ages finales (p. 76-82, et particulièrement 81-82) où est avancée une interprétation du sens de l'«échange», qui a bien des chances d'être, à ce niveau du moins, une constante de toute narration produite dans l'orbite des cultures occidentales; au reste, cette interprétation, motivée au niveau de la singularité du texte, a été amplement développée dans un livre déjà ancien, mais qui a conservé toute sa valeur (V. BRANCA, Boccaccio medievale, Florence, 1956). Quoi qu'il en soit, l'interprétation dont nous venons de parler ne faisant partie intégrante ni du projet ni du système du livre, on aurait mauvaise grâce à reprocher à l'auteur de s'être accordé ce luxe mineur.

Car il faut reconnaître par ailleurs que l'effort d'abstraction, (le terme revient avec une fréquence significative), de réduction, de symbolisation, est conduit avec une grande austérité. Avant toutefois d'en venir à l'examen de cette procédure,il convient de voir de quelle discipline elle relève. Certes, grammaire et logique sont des systèmes constamment appelés par l'auteur, mais on constate que lui-même a quelque peine (et il le reconnaît fort honnêtement) à situer son

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entreprise. C'est avec un certain embarras qu'il prend ses distances et jette des ponts: après avoir établi que l'objet à étudier est la narration, et que cet objet, en tant qu'objet de science, ne peut pas être empirique, mais doit être théorique(p. 9) - à quoi il n'y a rien à reprendre -, l'auteur, inscrivant son projet dans le système «d'une science qui n'existe pas encore, disons la NARRATOLOGIE»(p. 10) - ce qui est légitime -, l'auteur se défend d'avoir une intention «d'ordre anthropologique plus que linguistique» (p. 10), et distingue une descriptiondu «récit des actions» d'une «théorie des actions», sauf à avouer tout aussitôtet à nous faire partager sa perplexité en exprimant le doute «qu'une telle théorie puisse exister à un niveau autre que celui du récit des actions.» (p 10)

En fait, T. Todorov n'a pas cherché, malgré les apparences, à se situer dans une perspective sémiologique, qui ferait de la sémiotique du récit un système homologable à d'autres systèmes sémiotiques (parmi lesquels, et la fin du livre en recevrait une meilleure justification, le «système marchand» du temps). II est probable que l'embarras de T. Todorov eût été moindre s'il avait pu tenir compte de recherches contemporaines des siennes, comme celles de Greimas (notamment «Eléments d'une grammaire narrative», in L'Homme, 1969, IX, 3, recueilli in Du Sens, Paris, 1970), qui proposent de considérer les structures narratives comme un relai de la signification (D.S., p. 159). Mais sur ce point, aussi bien les analyses de Greimas que les propositions fondamentales (souvent idéologiques d'ailleurs) élaborées ou transmises par Julia Kristeva (Séméiotiké, Eléments pour une sémanalyse, Paris, 1969) peuvent être considérées, dans la perspective d'un travail collectif, comme des réponses (complémentaires) à la perplexité marginale de Todorov.

L'état des recherches de sémiotique au moment où Todorov rédigeait son étude l'a certes laissé insuffisamment muni dan« «a tentative de définition de ce qu'il appelle les «aspects» du récit, et que d'autres s'aventureraient peut-être à nommer niveaux: «On distinguera d'abord trois aspects très généraux du récit, qui seront appelés: SEMANTIQUE. SYNTAXIQUE, et VERBAL. L'aspect sémantiquedu récit, c'est ce que le récit représente et évoque, les contenus plus ou moins concrets qu'il apporte. L'aspect syntaxique, c'est la combinaison des unités entre elles, les relations qu'elles entretiennent mutuellement. L'aspect verbal, ce sont les phrases concrètes par lesquelles on reçoit le récit.» (p. 18). On ne peut que souscrire à l'un des corollaires de cette distinction, à savoir que l'organisation «syntaxique» du récit est prise entre deux «univers» concrets, mais à condition (c'est encore nécessaire!) de rappeler que l'un d'eux n'a que le statutd'image mentale. Complémentairement, l'auteur se trouve amené «à postulerl'existence de deux types de signification: l'une syntaxique (ou SENS), l'autre sémantique (ou REFERENCE).» (p. 22). Toute terminologie justifiée et discrète est acceptable, ne fût-ce que comme système de postulats: on remarquera seulement - et ce afin d'éviter toute équivoque - que celle de Todorov s'écarte ici de celles, que l'on peut considérer comme compatibles, de Benveniste («Les niveaux de l'analyse linguistique», in Problèmes de Linguistique générale, Paris, 1966). qui definite le sens par l'intégration (p. 127), et de Granger (Essai d'une philosophie du style, 1968), qui distingue la «signification» («renvoi à ce qui échappe a une certaine structuration manifeste, dans une expérience.», p. 112) et «sens* (;une structure canonique imposée par la langue à l'expérience.» p.

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116). L'élimination, entre les «aspects» (ou niveaux) et la «signifiance», d'une instance de sens (celle qui correspond au niveau de l'actualisation verbale, prochedu «discours» que Todorov, dans ses écrits antérieurs, articulait avec la «fable»), n'est certes pas une opération exempte de conséquences. A vrai dire, la postulation immédiate de «deux types de signification» ne peut se soutenir que si l'on pose (c'est sans doute ce que ferait aujourd'hui Todorov) une successionde niveaux de spécification: de la structure sémantique statique, à sa dynamisation(telle que présentée par Greimas, D.S., p. 165 sqq.), puis à son articulation proprement logico-syntaxique (qui est l'objet spécifique du présent ouvrage), à ses structures symboliques (première couverture figurative), thématique (articulation,saturation et structuration supplémentaire des sèmes non directement fonctionnels),verbale (disposition matérielle concrète). Les deux types de significationpostulés par Todorov (entendus comme la réciproque d'une postulation de niveaux de spécification) correspondent donc, d'une part au niveau syntaxique, d'autre part aux deux niveaux symbolique et thématique; cette double couverture explique certainement quelques caractères de l'analyse de Todorov, sur lesquels nous aurons à revenir. Il est certain en tout cas - et Todorov le reconnaît implicitement(p. 18) - que l'«aspect verbal» (que nous considérons comme chevauchantlégèrement sur le niveau thématique) est nécessaire à l'établissement de la «pleine» compréhension du texte (dans la mesure où il tend à justifier a posteriori, à surmotiver et à surstructurer le niveau symbolique plus largement facultatif). On nous permettra de proposer une figuration comparative des deux séries de spécifications qui nous serviront encore pour procéder à l'examen de l'ouvrage de Todorov:

La «grammaire» du Décaméron devant être, dans l'intention de l'auteur, une syntaxe, il est naturel que l'on s'efforce de laisser de côte le niveau «verbal» (p. 18). Sur ce plan, il n'est pas niable que la création d'un appareil de description ne soit réussie: la réduction en propositions (ou unités élémentaires de narration) et séquences permet à l'auteur de transcrire en formules tous les résumés des nouvelles qu'il prend en considération; au total, une vingtaine de signes inspirés des symboles iogiques constituent un système fort économique. Mais, une fois ce système forgé, T. Todorov s'est trouvé fort gêné; en effet, et sans doute pour donner à sa réflexion une allure moins «aride», il a tenté une opération de compromis qui ne lui a pas très bien réussi et qui, à tout prendre, n'était nullement indispensable. Il eût été aussi clair, à la vérité, de construire et d'exposer le système syntaxique de la narration sans recourir à une formalisation intermédiaire (que l'auteur n'a sûrement pas utilisée, au reste, pour l'élaboration de ce système). Or. à partir d'un système purement fonctionnel (on peut même dire strictement logique) qui ne contenait pas le principe d'une spécification, il

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n'était pas possible de décrire autrement qu'en «formules» pour lesquelles eussent été simplement données, cas par cas, les valeurs des variables (ce que l'auteur a d'ailleurs judicieusement fait). Mais T. Todorov, craignant visiblement de voir sa description bloquée (alors qu'elle n'était en fait que définie à son niveau) a cherché à introduire empiriquement des spécifications «sémantiques» (en d'autres termes, symbolico-thématiques) sous la forme d'un petit nombre de lexèmes uniquement posés sur la catégorie paragrammaticale du «verbe» (de la relation orientée).

Il faut tout d'abord mettre en garde contre une équivoque possible: l'application de lexèmes à trois catégories de relations orientées est tout à fait accessoire, et elle ne sert en quelque sorte qu'à fixer les idées; elle ne doit pas être objet de discussion - sinon, le choix du lexème «pécher» rendrait nécessaire, dans le cas particulier du Décameron, une telle quantité de précisions étrangères à une analyse générale, qu'il conviendrait alors de le remplacer par «transgresser» -. On souhaiterait peut-être ici un éclaircissement sur le statut fonctionnel et économique, dans i'anaiyse ici pratiquée, de l'hétérogénéité logique de la série élaborée par T. Todorov (a- modifier, h-pécher, c-punir). L'auteur précise que leur «fonction syntaxique» n'est pas la même, et que leurs «propriétés formelles» sont sans rapport: on est donc, c'est clair, en présence d'une série constituée à deux niveaux différents.

La définition du verbe a semble le placer à un niveau plus sémantique que syntaxique: «Les propriétés formelles du verbe a sont très nettes. La proposition qui le contient ne peut jamais apparaître au début ou à la fin d'une séquence, il a une position obligatoirement médiane. Il ne se prête pas à la transformation négative ou oppositionnelle ...» (p. 55); comme d'autre part «il n'est absent d'aucune nouvelle et fait donc partie de la définition même du genre nouvelle» (p. 34), on voit qu'il couvre tout le(s) récit(s). Il n'est pas sûr toutefois, qu'il définisse la nouvelle: il définit sans doute le récit comme groupe de genres. Les deux autres verbes, c'est bien clair, sont contenus dans le premier, d'une part, et peuvent être ramenés à un seul, assorti d'un signe d'inversion.

On entrevoit toutefois une possibilité de solution, dans le système de T. Todorov, qui est la spécification du verbe a (celle-ci sera conduite plus rigoureusement, de façon embryonnaire mais prometteuse, dans «Poétique», in Qu'est-ce que le structuralisme?, Paris, Seuil, 1969, puis dans «Les transformations narratives», in Poétique, n° 3, 1970). Ici, la «génération» (mais ce terme est sans aucun doute abusif pour désigner la simple série d'exemples proposés à titre d'illustration) reste réduite à deux niveaux extrêmes, le plus compréhensif et le plus spécifique (dans la limite des résumés, s'entend):


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On voit que a^ et a., «descendent» d'un même verbe, ainsi que u:! et a,, et probablement aussi a4 et a,.. Quoi qu'il en soit, il ne faudrait pas accorder trop d'importance à cette opération qui ne fait pas partie intégrante de la réflexion que s'est imposée Todorov dans ce travail. Nous nous sommes un peu étendu sur ce point, non en raison de sa place dans l'économie de l'ouvrage (nous avons déjà dit qu'il ne s'agissait que d'une illustration à grands traits destinée au lecteur peut-être peu familiarisé avec ce type d'analyse), mais à cause de l'importance de la question qu'il soulève, sans que l'auteur l'ait voulu: celle de la possibilité d'appliquer des méthodes transformationnelles à la description des textes narratifs.

On voit combien peu fondés seraient des reproches salonniers tels que celui d'avoir laissé échapper tout ce qui fait du Décaméron ce qu'il est: c'est justementce qui n'est pas spécifique du Décaméron qui a retenu Todorov, et qu'il a décrit. Mais on peut comprendre ce qui, dans ce livre pourrait donner prise à un tel reproche, sans, répétons-le, le fonder vraiment. Il est inutile d'insister sur le fait que dire qu'avec le Décaméron nous sommes presque aux sources de la narration n'a guère de sens; au reste, le responsable de cette bourde n'est pas Todorov, mais Viktor Chklovski, que Todorov reprend, peut-être inconsciemmentpuisqu'il ne le cite pas (v. «La construction de la nouvelle et du roman», in Théorie de la Littérature, Paris, Seuil, 1966, p 190); plus tard, Chklovski a d'ailleurs développé un point de vue différent (Chudozestvennaia Proza, Moscou,1961), mais le mal était fait. En pratique, l'erreur de perspective se corrige, si l'on peut dire, automatiquement en raison de la limitation de l'enquête à un seul niveau. Ce qui, en fait, suscitera sans doute plus de réticences, c'est justementce qui sort du propos strict de l'auteur et constitue, en quelque sorte, un compromis destiné à venir au devant de lecteurs peu préparés. Si les théoriciens du récit peuvent trouver superflues ces illustrations un peu hâtives, les lecteurs habituels de Boccace y verront sans doute une abstraction trop grande et hétérogène.Ce qui est inutile aux yeux de certains sera abusif pour d'autres: c'est le danger des compromis. Mais peut-être en est-ce aussi un que d'avoir nommé figurément les catégories logiques de cette »grammaire» en recourant à une terminologiesyntaxique à laquelle l'auteur a rapidement renoncé, pour adopter, du moins extérieurement, ceiie de ia grammaire transtormationeiie. A vrai dire, ce choix a été inspiré par l'«autorité» à laquelle Todorov fait appel pour justifier son entreprise; à la différence de Greimas, que nous citions tout à l'heure à ce propos, Todorov ne pose pas de postulat et s'efforce de trouver une caution, que lui fournissent en l'occurrence les modistes, dont il rappelle que pour eux: «Les modes de la langue sont les mêmes partout parce qu'ils représentent les modes de la pensée; ceux-ci le sont parce qu'ils représentent ceux de l'univers.» (p. 15); il ajoute que «de nos jours on réaffirme cette relation entre le monde et le langage, mais en inversamt le sens.» (p. 15) Tout comme les opérations de compromis dont nous parlions plus haut, il s'agit, là encore, d'un effort pour ne pas dérouter le lecteur: les spécialistes n'auront aucune peine à procéder aux «traductions» nécessaires, mais il faut mettre en garde les autres contre l'erreur qui consisterait à prendre trop à la lettre le langage métaphorique de ce livre qui met assez bien à la portée du public des non spécialistes les résultats de certaines recherches; que l'exposé soit moins rigoureux que chez Greimas ou

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moins riche et moins suggestif que chez Kristeva n'est qu'une conséquence du but que s'est fixé Todorov, et qui est essentiellement d'informer et d'engager à prendre connaissance des résultats atteints ou des hypothèses formulées par les théoriciens du récit. On aurait donc mauvaise grâce de reprocher à Todorov d'être en retrait sur les spécialistes et en avant des autres: c'est la position inconfortableet, somme toute, glorieuse des livres courageux comme le sien.

NANTERRE