Revue Romane, Bind 6 (1971) 1

GILBERT DELLEY: L'Assomption de la Nature dans la Lyrique française de l'Age baroque. 430 p. Ed. Herbert Lang, Berne, 1969.

John Pedersen

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L'ouvrage de Gilbert Delley, dont le titre est reproduit ci-dessus, s'inscrit dans la tradition suisse des études sur la poésie baroque en France. On sent, à travers l'étude, l'influence exercée par Jean Rousset sur la méthode et la matière choisies par l'auteur. C'est dire qu'on y retrouve plusieurs des thèmes et des concepts que l'auteur de la Littérature de l'âge baroque en France avait découverts ou forgés dans sa thèse de 1954, notamment «oiseaux, ailes et vents», «du paon à l'arc-en-ciel» ou «lucioles, abeilles, poissons», pour relever trois rubriques caractéristiques de l'ouvrage de M. Delley. Or, l'auteur ne se contente pas, bien entendu, de reproduire les expériences faites par M. Rousset, il cherche sa voie et son propre terrain, voulant montrer «comment, à travers l'expression du sentiment de la nature, les poètes de l'époque baroque pouvaient refléter les préoccupations intellectuelles et spirituelles de cette période» (27). Suivons rapidement le plan établi par l'auteur pour parvenir à une telle démonstration.

La Première Partie de l'ouvrage est surtout consacrée au thème de la solitude
et au différentes attitudes adoptées par les poètes baroques face à cette solitude,
qu'elle soit religieuse, fantasmagorique ou amoureuse.

Ensuite, l'auteur nous présente les quatre saisons et souligne leur importance comme matière poétique, avant de passer à l'établissement d'un véritable inventaire des «beautés du monde»: les étoiles, l'aurore, les fleurs, les forêts etc. Le tout est accompagné de nombreuses citations faisant preuve des abondantes lectures de l'auteur, dont les connaissances très étendues sur la poésie de l'époque se font valoir dans la seconde comme dans la troisième partie de l'ouvrage, intitulée: «l'eau et la sensibilité baroque.»

Dans cette dernière partie on retrouve, nous pourrions presque dire inévitablement,
les idées et les points de vue de Jean Rousset, qui s'était particulièrement
penché sur cet élément miroitant et mouvementé, élément baroque
s'il en fut.
Les conclusions que M. Delley tire de ses analyses peuvent nous paraître un
peu sommaires. Le bref aperçu que nous venons de donner de son plan de
travail en fournit peut-être une première explication: nous nous trouvons dans
un domaine déjà bien cultivé. Nous avons cependant beaucoup apprécié de voir
l'auteur souligner que «le problème du baroque littéraire est d'abord et surtout
un problème du 'langage» (312). Mais c'est là une perspective à laquelle l'auteur
ne nous semble pas rester fidèle à travers son ouvrage. Essayons de nous expliquer

Nous prétendons que l'auteur ne distingue pas assez nettement entre, disons les fleurs, comme thème littéraire et comme 'véhicule' d'une image qui nous présente par exemple une femme. Les fleurs, comme thème, relèvent des descriptions de la nature, et c'est là tout à fait autre chose que l'emploi qu'on peut faire du mot rose pour décrire la bien-aimée. Evidemment, M. Delley le sait aussi bien que nous, mais il n'utilise pas à fond ce qui représente pour nous un point essentiel. Nous en voulons pour preuve le passage suivant:

«A une prédilection sincère pour les fleurs, le poèie baroque substitue souventun

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ventunsentiment factice. Plutôt que de noter simplement ce qu'il voit, il se met
en quête de tours rares, de correspondances subtiles, intellectuelles et conventionnellesentre
la fleur et la femme par exemple.» (199)

Mais non! Il s'agit pour nous de deux procédés très éloignés l'un de l'autre: si le poète s'évertue à donner des descriptions imagées de la belle Corinne, ce n'est probablement pas parce qu'il a découvert dans la plate-bande une nouvelle rose, et, en tout cas. on ne saurait plus, alors, parler de sentiment de la nature, (à moins que ce ne soit là l'assomption annoncée dans le titre).

A ce manque de clarté dans les définitions fondamentales s'ajoute un style dont la prolixité risque parfois de fatiguer un peu le lecteur: «Après l'or des constellations qui illuminait la lyrique baroque, d'un éclat sombre et précieux, la pourpre de l'aurore, avec sa gamme nuancée de rouges, embrase le lever du soleil.» (148). Ce qui nous parait plus grave, c'est que, parfois, on rencontre des affirmations un peu trop hâtives, qui auraient mérité une discussion plus approfondie. Ce n'est pas toujours que, dans la poésie de Théophile, la nature est «bonne, généreuse, maternelle» (216). Tl suffit de penser à la célèbre ode «Un corbeau devant moy croasse» pour prouver le contraire. A la page 303, on lit: «Combien de textes de la poésie baroque sont tout vibrants d'émotion en face de la 'majesté de la mer' ..»; six pages plus loin, nous apprenons qu'en général, «les poètes du XVIIe siècle tournent le dos à la mer.»

Mais, trêve de pédantisme! l'ouvrage de M. Delley vaut finalement mieux que cela. Cependant, nous insisterons sur un dernier exemple: «Le poète baroque joue avec les mots et les images tout comme le peintre joue avec la perspective.» (313). Il y a là un 'tout comme' qui nous gêne beaucoup, et nous ne trouvons pas plus convaincant le parallélisme établi par l'auteur entre la peinture du XVIIe et la poésie baroque que celui vu par Jean Rousset entre cette même poesie et larchitecture romaine. Dans les deux cas, il nous semble qu'on juxtapose deux modes d'expression fondamentalement différents.

Que les remarques critiques que nous avons cru bon de formuler ci dessus ne cachent pas les mérites de l'ouvrage de M. Delley. En fin de compte, nous lui reprochons surtout d'avoir essayé de trop bien faire. La période qu'il a voulu embrasser est trop vaste pour que ses analyses lui permettent d'y pénétrer en profondeur. Et c'est du moins notre conviction qu'il aurait mieux valu insister sur le problème du langage en distinguant très nettement thèmes et images, et se borner à étudier quelques-uns des nombreux poètes qui figurent dans cet ouvrage. Depuis déjà longtemps la période baroque a été remise en valeur. A-t-on un peu trop oublié que cette période, comme n'importe quelle autre période littéraire, est constituée par des œuvres individuelles?

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