Revue Romane, Bind 6 (1971) 1

Notes sur le texte du Lai du Lecheor

PAR

POVL SKÅRUP

Le Lai du Lecheor a été publié une seule fois, par G. Paris,l d'après le manuscrit unique, Bibl. Nat. nouv. acq. fr. 1104. C'est le manuscrit que les éditeurs des lais attribués jadis2 à Marie de France désignent par le sigle S.

Outre ce texte français, il existe une traduction norroise du lai dans le recueil de Strengleikar eÔa LioÔabok* A cause de la perte d'un feuillet dans le manuscrit unique qui nous conserve ce recueil, il ne reste de notre lai que la traduction des dix-sept premiers vers environ. Ce fragment a été retraduit en français par A. Geoffroyl et par E. Philipots et en norvégien moderne par H. Rytter.6

On sait que pour les lais où on peut comparer le texte du ms. S et celui des Strengleikar avec celui d'autres manuscrits, le ms. S présente un texte joli mais infidèle, tandis que le manuscrit anglo-normand utilisépar le traducteur norvégien avait un texte plus proche de l'original. Nous allons essayer de nous approcher du texte original en comparant



1: G. Paris, «Lais inédits de Tyolet, de Guingamor, de Doon, du Lecheor et de Tydorel» (dans Romania, 8, 1879, 29-72), pp. 64-66. Le texte du Lecheor établi par G. Paris a été réimprimé dans The Breton Lay: A guide to varieîies, par Mortimer J. Donovan (London. 1969). pp. 105-109.

2: Jusqu'aux Recherches sur les œuvres attribuées ci Marie de France, par Richard Baum (Annales Universitatis Saraviensis, Philosophische Fakultat, Band 9), Heidelberg, 1968.

3: P. p. R. Keyser et C. R. Unger, Christiania, 1850, p. 68. - Pour le manuscrit, voir Richard Baum, pp. 50-53, avec renvois.

4: Notices et Extraits des manuscrits concernant l'histoire ou la littérature de la France qui sont conservés dans les bibliothèques ou archives de Danemark, Suède et Norvège, parus comme livre (Paris, 1855) et comme série d'articles dans Archives des missions scientifiques et littéraires, sur Strengleikar dans le vol. IV (1856), pp. 194-218, la traduction de Leicara lioâ p. 210 s.

5: E. Philipot et J. Loth, «Le Lai du Lecheor et Gumbelauc» (dans Revue Celtique, 28, 1907, 327-336), p. 328 s.

6: Strengleikar eller Songbok. Oinsett fra ganimalnorsk av Henrik Rytter, Revider! og ììied ci innleiing av Kjell Venas (Oslo, 1962), p. 140. Dans ce livre, on trouve également une traduction norvégienne du texte de G. Paris.

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le ms. S avec les Strengleikar. Pour bien interpréter le lai, il faut se
demander ce qui, dans le texte du ms. S, remonte à l'original, et ce
qui est l'œuvre d'un copiste.

Le premier vers du lai pose déjà des problèmes. Voici le texte pu
blié par G. Paris:

1 Jadis a saint Pantelion, Ce nos racontent li Breton, Soloient granz genz asembler Por la feste au saint honorer, etc.

Ou'est-ce que «saint Pantelion», la fête du saint, c.-à-d. le jour du
27 juillet (E. Brugger),7 ou une localité (G. Paris, p. 37; F. P. Mago
un)?8

L'argument principal contre l'hypothèse de Brugger e;>t qu'il aurait fallu mettre «a la saint P.», comme en français moderne.9 Brugger n'indique pas d'autres exemples de «a saint ...» = 'à la fête de saint . ..', et il se contente de dire que «la ist weggelassen, entweder um der Verszahl willen, oder in Anlehnung an a Pasques, a Pentecoste etc.». Si l'on en connaissait des exemples sûrs, il faudrait en chercher une explication, et on pourrait accepter celle de Brugger, mais on ne saurait admettre la possibilité en ne se basant que sur un seul exemple qui peut être interprété autrement. Nous ne soupçonnons pas l'auteur d'avoir commis une faute grammaticale à cause du vers, et s'il avait voulu désigner la fête d'un saint, il aurait pu choisir un saint à nom trisyllabique, par exemple saint Aaron, qui est cité ailleurs dans la littérature française à matière celtique {Brut 5589, 10226; Yonec 467; Espine 8).

Brugger a un seul argument contre l'hypothèse d'après laquelle S. P.
serait une localité, c'est le vers 39: «A la feste dont je vos di». Mais
ce vers fait allusion au vers 4, cité ci-dessus, et celui-ci peut être interprêtéainsi:



7: E. Brugger, «Ueber die Bedeutung von Bretagne, Breton in mittelalterlichen Texten» (dans Z. /. frz. Spr. u. Lit., 20, 1898, 79-162), p. 115. Brugger pense que le 27 juillet, indiqué par Migne comme la fête de saint Pantaléon, est une faute pour le 17 juillet; les autorités que nous connaissons indiquent le 27 (ou le 28) juillet.

8: Francis P. Magoun, Jr., «Scottish History in the «Lay of Gurun» (Guruns ljoôj» (Uans A thiiotogicui Muceiiaiiy pieseuied lu Liiaii Ekwull, I — Slurlia Nenphilnlneica, 14. 1941-42. 1-24). p. 15. avec renvois.

9: Voir le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch, 111 1771.15 et V 276.50.

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prêtéainsi:'pour célébrer la fête du saint dont la localité citée au vers
1 porte le nom'.

Il faut conclure que le vers 1 contient le nom d'une localité, mais de laquelle? Si l'on connaît plusieurs localités du nom de Saint-Pantaléon ailleurs en France, on n'en connaît pas une seule en Normandie, ni en Bretagne, ni en Grande-Bretagne, les pays des autres lais bretons.lo C'est pourquoi J. Loth (p. 328) a conjecturé «Saint-Endelion» (paroisse en Cornouaille), et Arthur de La Borderie, «Saint-Paul-de- Léon» (en Bretagne).ll La première de ces conjectures nous paraît moins vraisemblable que la seconde, parce que celle-ci explique mieux la faute du copiste, et parce que la paroisse de Saint-Endelion est par ailleurs inconnue à l'ancienne littérature française, sauf erreur, tandis que le père de Guigemar «esteit sire de Lïun» et que Gerbert de Montreuil mentionne l'évêque «de Saint Poi de Lïon» parmi ceux d'autres évêchés celtiques (Cardueil, Caradigan, Cardif, Morguan, Carlïon, Lumeri, Limor, Saint Aaron en Gales).l2 La fête de saint Poi de Léon est le 12 mars.

Voici la traduction norroise de ces vers: «î>at hafa sagt oss Kornbretarat hins varis undir Leuns fialle vanndizc mikit fole oc fiolde at samnaz til veniolega a hverium tolf manaSom til hatiSlegrar tignar pess hins helga nafns.» D'après les éditeurs des Strengleikar, la leçon du manuscrit d'Upsal peut être «paris» ou «varis», parce que les lettres p et v se ressemblent dans l'écriture du scribe; ni l'une ni l'autre de ces leçons ne donnent de sens. Mme Jonna Louis-Jensen, de l'lnstitut Arna-Magnéen, a eu l'obligeance de nous communiquer que le manuscritporte «varis», non «paris». Il faut donc abandonner les essais d'explications qui supposent la leçon «paris»; il y a d'autres raisons pour les rejeter: R. Meissnerl3 pense que «paris» rend «panis», abréviationde «pantaleonis», mais «cette forme latine est bien invraisemblabledans notre texte» (Philinot, p, 328, approuvé par Magoun), et «Leuns» doit rendre «leun» (graphie anglo-normande); Kjell Venâs



10: A. Longnon, Les noms de lieu de la France (Paris, 1920-29), p. 434, § 1958. - Magoun.

11: Histoire de la Bretagne, 111 (1899), pp. 227-228, d'après Philipot, p. 333. Inutile de dire que cette conjecture n'implique pas que l'auteur du lai ait été originaire du Finistère.

12: Classiques français du moyen âge, 28, vv. 6782 ss.

13: Die Strengleikar (Halle a. S., 1902), p. 207 s.

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(voir la note 6) pense que «paris» rend «pante-», mais on ne voit pas
comment le traducteur aurait interprété le vers qu'il traduisait.

Tel qu'il se trouve dans le manuscrit d'Upsal, le texte est agrammatical et inintelligible, et aucune conjecture ne s'impose avec évidence. L'ordre des mots semble indiquer que «(at) hins varis» représente une indication de lieu précisée par «undir Leuns fialle» 'au pied de la montagne de Léon'; «at» peut être la conjonction 'que' ou la préposition 'à' ou une haplographie des deux. Les mots qui traduisent le vers 4, «til hatiSlegrar tignar bess hins helga nafns», supposent qu'un saint a déjà été nommé. Le traducteur a pu voir en «Leun» le nom d'un saint, plusieurs papes de ce nom ayant en effet été canonisés, mais il reste à expliquer «(at) hins varis». Ou le traducteur a pu écrire «at hins helga. . . s (Pals?) undir Leuns fialle», ce qui conviendrait tant pour la grammaire que dans le contexte: "à (l'église) de saint . . . (Paul?) (située) au pied de la montagne de Léon'.l4 Cette conjecture, que nous devons à Mme Jonna Louis-Jensen, suppose qu'un copiste a détérioré «helga ... s» («h. pals»?) en «varis», et que le vers traduit n'a pas été «Jadis a Saint Pantelion» ni «Jadis a Saint Poi de Leon», mais plutôt «A Saint (Poi?) soz le mont Leon», leçon plus proche, d'ailleurs, de la conjecture de La Borderie que du ms. S. Ce n'est pourtant pas là, sans doute, la leçon originale, parce que le vers 41 dit: «En un grant mont fu l'asemblée», et qu'on ne connaît pas de localité de ce nom. Si c'est là la leçon originale, il faut expliquer comment elle a été changée en celle du ms. S; si au contraire la leçon originale est celle du ms. S ou la conjecture de La Borderie, il faut expliquer comment elle a été changée en celle du manuscrit d'Upsal; la première de ces deux hypothèses n'est pas plus simple que la seconde. Examinons celle-ci.

Si «Leuns» (génitif) doit rendre «leun», d'où vient «fialle« montagne'?Magoun que «the Norwegian Leuns fjall is clearly nothing but a misunderstanding of Pantelion as Fr pente f. 'declivity' 'slope' + Léon, old diocèse of Finistère», mais le mot «pente» n'est pas attesté avant 1358 (FEW 8.180). Philipot (p. 328) suppose que le traducteur a trouvé la montagne au vers 41, cité ci-dessus, mais le traducteur n'a pas l'habitude d'aller aussi loin chercher les éléments de son texte, et dans ce cas il aurait écrit plutôt «i Leuns fialle». On ne



14: Pour des exemples analogues, voir Johan Fritzner, Ordbog over Det garnie norske Sprog, I (1886, réimp. 1954), p. 82, n« 24.

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saurait guère expliquer le mot «fialle» qu'en supposant que le traducteura lu «mont/mòt (de) leun» dans le manuscrit qu'il utilisait. Il est certain, d'autre part, d'après la leçon «saint Pantelion» du ms. S et d'après le vers 4 et la traduction norroise de celui-ci, que le premier vers contenait dans l'original le mot «saint»; le traducteur a pu interpréterce mot, ou une abréviation de ce mot, comme «soz» 'undir'. L'original n'a pourtant pas pu porter «saint Mont de Leon», parce qu'on ne connaît pas de saint de ce nom ni de localité appelée Saint- Mont dans le pays de Léon; il a dû porter «Panteleon» ou «Poi de Leon» (ou «Endelion»). De ces leçons, «poi de leun» a pu devenir «mot de leun» plus facilement que «panteleon» ou que «endelion», et si les choses se sont passées ainsi, la traduction norroise fournit donc un argument, quoique faible, pour la conjecture de La Borderie. Si «Saint Poi de Leon» est devenu ainsi «undir Leuns fialle», les mots énigmatiques «(at) hins varis» doivent remonter à «jadis»,ls mais bien que «varis» et «jadis» aient quelques lettres en commun, on voit mal comment le changement s'est produit. Quoi qu'il en soit, il est très peu probable que la traduction originale a contenu une leçon qui nous obligerait à supposer que l'original français n'a pas eu la leçon du ms. S: «Jadis a Saint Pantaleon» ou, avec la conjecture de La Borderie: «Jadis a Saint Poi de Leon». La traduction norroise est un peu moins difficile à expliquer si l'on admet cette conjecture.

Si la leçon de la copie conservée, «Saint Pantelion», est celle de l'original, pourquoi le poète a-t-il choisi ce nom-là? Brugger (1898) l'explique par le fait que saint Pantaleon était très bien connu et que sa fête était dans la belle saison, mais cela vaut pour tant d'autres saints. - L. Foulet a explique le choix du saint par son nom bizarre,lo mais Philipoi (p. 333) a montré que ce nom n;a rien de grotesque au moyen âge, et Foulet a retiré son explication plus tard.l7 - Mortimer J. Donovan, qui déclare que «To know why the feast of St. Pantaleónshould



15: Ailleurs le traducteur rend «jadis» par «i fyrnskonne» (2.6 = Prol. v. 11; 15.6 = Fresne v, 3; 23.34 = Equitan v. 3; 30.28 = Bisclavrct v. 5; 51.9 = Doon v. 9), par «miok longu» (23.5 = Fresne v. 467) ou par «forSum» (38.5 = Désiré v. 5; 54.5 = Deus Amanz v. 1; 74.36 = Yonec v. 11).

16: L. Foulet, «Marie de France et les lais bretons» (dans Z. /. r. Ph., 29, 1905, 19-56 et 293-322), p. 54.

17: L. Foulet, «Les Strengleikar et le lai du Lecheor» (dans Revue des langues romanes, 51, 1908, 97-110), p. 110.

18: Mortimer J. Donovan, «Lai du Lecheor: a reinterpretation» (dans Romanie Review, 43, 1952, 81-86), p. 82. Cet article a été réimprimé dans le recueil cité dans la note 1, pp. 109-119.

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leónshouldbecome the occasion for composing a Breton lay, communalstyle, is vital for an understanding of the poem», l'explique ainsi: «the feast of St. Pantaleon would be most suitable for a parodist of the Breton lay to mention in his setting, for, according to medieval tradition, this day was never to be desecrated, certainly not by vulgar storytelling. The medieval reader remembered only too well that, in contempi of custom and the pleas of his neighbors, a well-intentioned farmer had harvested a crop on this day and in conséquence had suffered the wrath of heaven» (suit une citation des Acta Sanctorum). Mais la punition miraculeuse de quelqu'un qui n'honore pas un saint ou sa fête est un lieu commun dans les légendes du moyen âge,l9 et rien ne prouve que la fête de saint Pantaléon ait été plus célébrée que celle de n'importe quel autre saint, sauf dans les endroits particuliers dont il était le patron. On n'a pas cité d'autres allusions à la sainteté extraordinaire de la Saint-Pantaléon dans la littérature française médiévale;il n'y a même pas de vie de saint Pantaléon parmi les nombreusesvies de saints traduites ou rédigées en ancien français. - Enfin, on a expliqué le choix de saint Pantaléon en disant que c'est le patron des jongleurs;2o c'est faux: c'est le patron des médecins, des sagesfemmeset des nourrices,2l et les patrons des jongleurs étaient saint Genès de Rome et saint Julien du Mans (et saint Julien l'Hospitalier).22

Si la leçon de l'original était «Saint Pantelion». le choix du saint
doit s'expliquer sans doute de la même façon que dans La Damoisele
a la Mule on Ta Mî/Ip sanr F rain de Païen de Maniere*;"23

662 «Mes tot ançois te mostrerai
les bestes, que tu armez soies,
savoir se tu te recreroies
de conbatre avec les lions.»
«Si m'aït sainz Pantelions»,
fait Gauvains «ja ne les verrai
jusque a aus me conbatrai;
mes armez moi delivrement.»

Ici, le nom de Pantelion a été choisi, sans doute, pour la raison
banale qu'il contient la rime et le nombre de syllabes dont le poète
avait besoin. C'est là la meilleure explication du choix dans le lai du



19: Tue Gad, Legenden i dansk middelalder (Kobenhavn, 1961), p. 135 s.

20: Kjell Venas dans l'ouvrage cité dans la note 6.

21: louis Réau Iconoryrf!nhic de l'art chrétien 111 Tciric 1959' " 1025.

22: Ibidem, pp. 1461 et 1463 sous Jongleurs et Ménestrels.

23: P. p. B. Orlowski, Paris, 1911.

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Lecheor aussi, si vraiment l'original portait «Saint Pantelion». Si, au contraire, la leçon de l'original était «Saint Poi de Leon», le poète n'a pas seulement obtenu sa rime et son nombre de syllabes, mais aussi la couleur locale qui appartient au genre des lais bretons,

Ce ne serait pas là le seul cas où un scribe intermédiaire entre l'original et le ms. S a remplacé un nom propre par un autre. Il y a en effet des exemples analogues dans M Hun, v. 16, dans Guigemar, vv. 53-54, et dans Lanval, v. 517.24

La conjecture «Saint Poi de Leon», proposée par Arthur de La Borderie, nous paraît avoir un peu plus de chances d'être la leçon de l'original que la leçon «Saint Pantelion» de la copie conservée, surtout parce qu'on ne connaît pas de localité nommée Saint-Pantaléon dans les pays des lais bretons, et parce que «Saint Poi de Leon» explique mieux la traduction norroise, mais aussi parce que le choix de saint Pantaléon ne s'expliquerait plausiblement que par les exigences de la versification.

Reprenons le début du lai d'après l'édition de G. Paris:

1 Jadis a saint Pantelion, (ou: a Saint Pol de Léon) Ce nos racontent li Breton, Soloient granz genz asembler Por la feste au saint honorer,

5 Les plus nobles et les plus bêles
Du pais, dames et puceles,
Qui dont estoient el pais; etc.

Il faut sans doute mettre un point à la fin du v. 4 et supposer entre les vers 4 et 5 une lacune de deux vers disant: 'Là se rendaient de nombreuxchevaliers riches', pour les raisons suivantes: (1) Cette phrase se trouve dans la traduction norroise, qui dit après le v. 4: «I>angat komo rikir riddarar fiolmennilega oc aliar hinar friSaztu frúr oc meyiar er i nui fylki varo.» (2) Dans le texte de G. Paris, «Les plus nobles . . .» est une sorte d'apposition de «granz genz», mais on obtiendra une construction plus plausible en supposant la lacune proposée. (3) Les vers 39 ss. sont parallèles au début du lai: au début on raconte la coutume de chaque année (à l'imparfait), aux vers 39 ss. on reprend



24: Pour l'exemple de Lanval, voir Marie de France, Le Lai de Lanval, Texte critique et édition diplomatique des quatre manuscrits français par Jean Rychner, Accompagné du texte du lanuals ljoS et de sa traduction française avec une introduction et des notes par Paul Aebischer (Genève-Paris, 1958), pp. 9 et 102 s.

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la même chose mais en parlant d'une certaine année (au passé simple).
Or, voici les vers qui correspondent à ceux qui suivent le v. 4:

43 Molt i ot clers et chevaliers,
Et plusors genz d'autres mestiers;
Dames i ot nobles et beles,
Et meschines et damoiseles.

Ici, les vers 45-46 correspondent aux vers 5-7, mais les vers 43-44 ne correspondent à rien, à moins de supposer la lacune proposée avant le vers 5; ils suggèrent d'ailleurs que le couplet perdu a mentionné, peut-être, les clercs et les gens d'autres métiers avec les chevaliers.

Le texte de G. Paris continue ainsi:

8 N'i avoit dame de nul pris
Qui n'i venist a icel jor;

10 Molt estoient de riche ator
Chascuns i metoit son pooir
En lui vestir et atorner.

15 La estoient tenu li plet, Et la érent conté li fet Des amors et des drueries Et des nobles chevaleries; etc.

G. Paris n'explique pas pourquoi il suppose des vers perdus; la seule explication semble être que «pooir» et «atorner» ne riment pas dans la langue du manuscrit. Mais ils peuvent rimer en normand et surtout en anglo-normand, où la terminaison -er commence à remplacer -eir dans la seconde moitié du XIIe siècle.2s Si les vers 12 et 13 ont été composés dans un de ces dialectes,26 de même que presque tous les autres lais bretons, il est inutile de supposer des lacunes ici.

Au contraire, Philipot (p. 329) a proposé que les vers 11-14 sont



25: F. J. Tanquerey, L'évolution du verbe en anglo-français (Paris, 1915), pp. 390 ss. - Cette rime fournit donc un terminus post quem de la composition du lai, à moins que ces vers ne soient interpolés. D'après G. Grober (Grundriss der rom. Phil., 11, 1, 1902, p. 601) et d'autres après lui, notre lai daterait de la première moitié du XHIe siècle. Nous n'osons pas affirmer qu'il soit postérieur à 1200. D'autre part, le fait qu'il se trouvait dans le recueil utilisé par le traducteur norvégien prouve qu'il n'est guère postérieur au premier quart du XHIe siècle.

26: Axel Ahlstrom a supposé déjà que le lai a été composé en Angleterre, voir ses Studier i den fornfranska lais-litteraturen (Upsala, 1892), p. 151.

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des additions dans le ms. S, parce qu'ils n'ont pas de correspondant dans la traduction norroise, et parce qu'ils paraissent insignifiants et tout de remplissage. Voici la traduction norroise des vers 8 ss.: «sva at engi fru var su er nockorrar fegrôar var. at ei kom par rikolega búin a peim degi. par var pa mart rœt meS korlvm oc konum. oc langar rœÔur gorvar» (ici s'arrête le texte conservé). Le premier argument de Philipot perd de son poids par la constatation que les vers 11 et 14 de G. Paris n'ont sans doute jamais existé: le traducteur a pu sauter deux vers plus facilement que quatre, surtout s'ils étaient insignifiants. Les deux vers 12-13 n'ont pas été faits par le scribe du ms. S ni par quelqu'unqui avait le même dialecte, mais ils ont dû être faits par quelqu'unqui avait le même dialecte que l'auteur ou par l'auteur lui-même. Sans les deux vers suivants, le vers 10 serait bien seul; les deux vers ne sont donc pas dépourvus de fonction. Nous croyons donc qu'ils remontentà

Le manuscrit qui nous conserve la traduction norroise des lais est une copie exécutée par deux scribes. Après que le texte des traductionsa été copié, le second scribe a ajouté une rubrique à chacun des lais (Keyser et Unger, p. XVIII-XIX). Ces rubriques ne sont donc pas les traductions de rubriques qui se trouvaient dans le manuscrit anglonormandutilisé par le traducteur, mais elles ont été faites par le scribe lui-même d'après les données du texte (Foulet 1908, p. 104). Ceci est vrai sans doute pour le lai du Lecheor aussi, bien qu'on ne puisse plus le vérifier: à cause de la perte d'un feuillet dans le manuscrit d'Upsal — enlevé peut-être «par des scrupules de pudeur» (Philipot, p. 329) - celui-ci ne conserve plus que le début de notre lai. Voici la rubrique ajoutée au lai du Lecheor: «Leicara lioS en i brezkv heitir bessi strengleicrGumbelauc», c.-à-d. 'Le lai du Lecheor; en breton ce lai s'appelle Gumbelauc' (comme l'a souligné Foulet 1908, pp. 99 ss., c'est à tort que Philipot, p. 329, traduit «strengleicr» par 'mélodie': <?lioô» et «strengleicr» ne sont que des variantes synonymes, cf. Keyser et Unger, p. XII). Le mot Gumbelauc n'est pas norrois, comme le croyait Foulet (1908, p. 105), mais celtique; il était sans doute inconnu au traducteur et au scribe norvégien. Le mot a donc dû se trouver dans le manuscrit utilisé pour la traduction, non dans une rubrique (Philipot,p. 332), mais dans le texte même du lai (Foulet 1908, p. 108). Or il ne se trouve pas dans le ms. S. S'il ne se trouvait pas non plus dans l'original, il a dû être interpolé par un copiste intermédiaire entre l'originalet la copie utilisée pour la traduction norroise; si, au contraire, il se trouvait dans l'original, il a été enlevé par un copiste intermédiaire

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entre l'original et le ms. S. Ceci est plus vraisemblable, et l'original
a donc dû contenir un vers comme celui-ci:

Gumbelauc a nom en breton

ou: Gumbelauc l'apelent Breton

ou: Gumbelauc le noment Breton

cf. Biscl. 3-4: Bisclavret a nun en bretan,
Garwaf l'apelent li Norman

et Chvf. 115-116: Gotelef l'apelent Engleis,
Chievrefoil le nument Franceis.

Les lais attribués à Marie de France ne sont donc plus les seuls à
indiquer le titre dans une langue étrangère.27

Ce vers a dû se trouver à la fin du lai. Voici la fin d'après le ms. S:

119 D'iccst lai dicnt li plusor
Que c'est le lai du lecheor;
Ne voil pas dire le droit non,
C'on nu me tort a mesprison.
Selonc le conte que j'oi
Vos ai le lai einsint feni.

Les vers suspects sont 121-122; l'original a pu porter:

121 Ne voil pas dire le droit non,
Gumbelauc a nom en breton.

Nous ne croyons pourtant pas que ce soit là la leçon de l'original, parce qu'on ne voit pas la raison du changement du vers 122, et parce que dans les autres lais qui se donnent un nom celtique ou anglais, il est toujours accompagné de la traduction française, comme dans les exemples cités et au début de Laustic.

Quelle a pu être la traduction française du mot «Gumbelauc»? On ne le connaît pas par d'autres sources, et on ne peut donc proposer que des hypothèses. D'après G. Paris et H. Gaidoz,2B il signifierait 'utérus'. D'après J. Loth (1907, p. 336), le suffixe -auc formerait des adjectifs: «Ce n'est pas utérus qui eût dû le gloser, c'est *ulerosus: Lecheor est la traduction exacte de gumbelauc.» Sans écarter cette possibilité, E. Brugger29 nous apprend que le suffixe servait également à dériver des diminutifs, et il traduirait le mot en ancien français par 'conet'. Si les celtisants nous permettent donc d'identifier le mot avec les deux titres



27: Cf. Huibl Baader, Die Lais (— Analeeta Romanica Heit 16), Frankfurt ani Main. 1966. p. 68.

28: Dans Revue Celtique, 2 (1873-75) 141.

29: E. Brugger, «Eigennamen in den Lais der Marie de France» (dans Z. /. frz. Spr. u. Lit., 49, 1927, 201-252 et 381-48*), pp. 472-474 et 482.

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du 1ai,30 le texte même indique que c'est l'équivalent du «droit non»
plutôt que du mot «lecheor».3l

Nous supposons donc que l'original a eu un texte comme celui-ci:

119 D'icest lai client li plusor Que c'est le lai du lecheor; Gumbelauc a nom en breton, c'est en franceis le lai du con.

Si cela est vrai, on comprend mieux le changement du copiste, qui a
remplacé ces deux vers 121-122 - ou des vers du même contenu -
parce qu'il a voulu éviter de «dire le droit non» du lai.

C'est donc à un copiste, non à l'auteur du lai, qu'il faut attribuer la crainte comique d'offenser la pudeur (Philipot, p. 330) ou la pruderie affectée (Brugger 1927, p. 472) ou le désir d'euphémisme et de brièveté (Donovan, p. 84) ou l'omission emphatique à intention humoristique (Baader, p. 271) qui fait qu'un mot, qui se trouve trois fois déjà dans le texte (aux vers 92, 95 et 99),32 est évité àla fin du lai.

Povl Skârup

AARHUS

RÉSUMÉ

Le Lai du Lecheor a été conservé dans un seul manuscrit français et dans une traduction norroise. En comparant ces deux textes on essaie de s'approcher du texte original, qui était probablement anglo-normand. En même temps on discute les interprétations qui ont été proposées de quelques vers du lai.



30: M. Baader s'exprime ainsi (p. 198): «Tatsàchlich haben G. Paris und J. Loth mit ihrer Vermutung recht gehabt, «Gumbelauc» sei ein authentisch gàlisches Wort. das exakt die Bedeutung von altfranzosisch «lecheor» wiedergibt.» Ce jugement si sûr en apparence est dépourvu de fondement. M. Baader ne cite G. Paris et J. Loth que d'après Foulet 1908, p. 98; on n'explique pas autrement le fait qu'il attribue à G. Paris l'avis de J. Loth. Ni l'hypothèse de G. Paris et de Gaidoz ni celle de Brugger ne sont prises en considération. Le jugement n'est appuyé d'aucune autorité ni d'arguments personnels (si M. Baader avait été celtisant lui-même, il n'aurait pas traduit «gallois» par «gàlisch»).

31: C'était l'avis aussi de G. Paris, cité par Gaidoz, et de Foulet (1908, p. 105).

32: L'auteur de notre lai n'est pas le premier à avoir révélé le véritable but des exploits des hommes. Voici ce que dit Horace: «Nam fuit ante Helenam cunnus taeterrima belli causa» (Serni. 1.3. 107). Il n'est nullement nécessaire de supposer que le mot est employé ici «metonymice de ipsa muliere» (Thés. L. L.). - Pour des traitements du sujet postérieurs au lai, voir Charles H. Livingston, Le Jongleur Gautier ìe Leu (= Harvard Studies in Romance Languages, XXIV, Cambridge, Mass., 1951), p. 234 s.