Revue Romane, Bind 6 (1971) 1

Meursault - Personnage camusien à la Robbe-Grillet?

PAR

KARIN HOLTER

Par son ambiguïté, Meursault fait le bonheur des critiques. Mais c'est aussi, et pour la même raison, un personnage qui nous tracasse. En effet, le besoin et la difficulté de le «classer» se sont montrés tels qu'on a pu imputer à Camus lui-même les interprétations parfois incompatibles dont L'Etranger a été l'objet.l Aujourd'hui, la plupart des critiques s'accordent pour admettre que ceux qui, avec Luppé, voyaient en Meursault une épave dont la vie «se déroule, aveugle, automatique, tissée ... de grossières sensations»,2 avaient très mal lu le roman. Mais même chez les plus fervents avocats d'un Meursault conscient, héros exemplaire de l'Absurde, on sent parfois un certain malaise devant ce que, faute de mieux, on appelle son indifférence, et qui semble coller à son caractère. Si nous qualifions d'anti-tragique l'attitude caractéristique de Meursault devant la vie, nous verrons peut-être plus clairement en quoi il fait figure à part parmi les personnages camusiens et combien, aujourd'hui encore, il est moderne.

L'interprète qui voit en Meursault le représentant d'un style de vie, dit absurde - et que Camus définit ailleurs, notamment dans Noces et Le Mythe de Sisyphe - est surtout gêné par le manque d'un certain frémissement qui semble être la modalité même de ce style de vie. S'il est vrai que chez Camus «on ne découvre pas l'absurde sans être tenté d'écrire quelque manuel du bonheur»,3 il faut souligner que ce bonheurse qualifie toujours par sa précarité - «équilibre . . . coloré . . . par toute l'appréhension de sa propre fin»4 - précarité qui donne tout



1: "... the frequency with which Meursault's character was misinterpreted by the critics indicates a failure on Camus' part to make his intentions entirely clear rather than a systematic incompétence on theirs." (Philip Thody, Albert Camus ÏQ7l 70*0, Hamish Hamilton. T ondon 1961. p. 431.

2: Robert de Luppé, Albert Camus, Editions Universitaires, Paris 1955, p. 70.

3: Le Mythe de Sisyphe, Gallimard 1942, p. 167.

4: L'Envers et L'Endroit, Gallimard 1958, p. 112.

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son prix à l'amour de vivre: «une passion silencieuse pour ce qui allait peut-être m'échapper, une amertume sous une flamme».s La conscience de l'absurde enseigne la passion mais aussi la révolte, et l'exaltation de l'homme devant ce qui l'écrase.

Or, ce qui nous frappe chez Meursault, c'est au contraire la tranquillité
avec laquelle il médite sur sa condition d'homme:

«J'ai répondu qu'on ne changeait jamais de vie, qu'en tout cas toutes se
valaient et que la mienne ici ne me déplaisait pas du tout.»"

Quant à la réflexion de Meursault le lendemain de l'enterrement de
sa mère - réflexion qui, plus que toute autre, l'a fait taxer d'indifférence
et de cynisme - elle respire la même constatation tranquille:

«J'ai pensé que c'était toujours un dimanche de tiré, que maman était maintenant
enterrée, que j'allais reprendre mon travail et que, somme toute, il
n'y avait rien de changé.»7

Si l'on compare ici la réaction de Meursault à celle de Caligula après la mort de Drusilla, on se rend compte qu'ils disent la même chose mais sur un ton totalement différent; La mort — même d'une mère, même d'une femme aimée - ne change rien; la douleur, non plus, ne dure pas. Quelle différence cependant dans la présentation de leur réflexion! Caligula, cet assoiffé d'absolu, crie au scandale, se révolte, exige que l'impossible soit. Meursault, plus modeste, se borne à constater. Nulle trace dans ses propos de cette pitié passionnée et accusatrice - pitié pour soi-même aussi - qui marque ceux de Caligula. Le contraire d'un exalté, Meursault se présente à nous comme un homme pour qui «épuiser le champ du possible» ne serait pas une sagesse difficilement obtenue au-delà des tentations de l'absolu, mais son modus vivendi naturel, une vérité vécue à fleur de peau.B



5: Ibid., p. 112.

6: L'Etranger, Gallimard 1957, p. 64.

7: Ibid., p. 39.

8: Sur ce point je suis nettement en désaccord avec Ben Stoltzfus qui pense que Meursault, comme Caligula, «veut la lune», et que celui-ci, avec Martha dans Le Malentendu, sont «les descendants spirituels» de Meursault. (Voir Ben F. Stoltzfus, «Camus et Robbe-Grillet: La Connivence Tragique de L'Etranger et du Voyeur», La Revue des Lettres Modernes, Nos. 94-99, (1965 I), p. 156. Je dirai au contraire que Meursault et Caligula constituent l'un des couples dialectiques de l'œuvre camusienne, des pôles contraires qui s'opposent et s'attirent mutuellement.

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Le calme habituel de Meursault se brise lors de son entrevue avec l'aûmonier, moment précis où se place pour une bonne partie de la critique camusienne son réveil spirituel, sa naissance à la révolte. Cependant, si nous considérons de près cette révolte, nous la voyons se présenter moins comme un réquisitoire contre «la condition humaine» que comme une attaque lancée contre les points de vue du prêtre, en face desquels il dresse une justification passionnée de sa propre façon de vivre qu'il déclare seule valable - son «histoire» à lui le prouve assez — «puisqu'un seul destin devait m'élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés qui, comme lui, se disaient mes frères.»9 Ici encore, Meursault se borne à constater ce qu'il sait depuis tou-: jours.lo

Meursault ne se présente pas non plus comme un révolté sur le plan social. Etant par tempérament aux antipodes d'un Caligula, il n'éprouve nul besoin de jouer, de choquer, voire de tout casser. Un des grands paradoxes de L'Etranger - et source d'une grande part de son ironie - réside dans le fait que Meursault, qui finit par être consacré Etranger! dangereux à la Société, ne se comporte en réalité qu'en petit fonc-: tionnaire exemplaire, observant ses heures de bureau, évitant les coups de téléphone personnels. Vis-à-vis des conventions sociales, l'attitude de Meursault n'a rien de démonstratif. Lors de l'enterrement de sa mère, par exemple, il tait de son mieux pour apparaître «comme ii faut», brassard et cravate noirs à l'appui. Et si, aux yeux de la société, aller au cinéma et faire l'amour quand on porte ces insignes de deuil équivaut à balayer tous les tabous liés à cette notion spéciale de décence, Meursault, lui, ne considère pas comme son devoir d'abolir la convention de deuil en général; il montre simplement par son comportement que c'est pour lui une convention vide de sens.

Comment qualifier maintenant l'attitude de Meursault lors de la
scène centrale du roman, celle du meurtre de l'Arabe? Avant d'analyserles



9: L'Etranger, p. 170. Souligné par nous.

10: Enfin, depuis son entrée en scène à la première page du roman, depuis son fameux «Quand j'étais étudiant, j'avais beaucoup d'ambitions de ce genre. Mais ... j'ai très vite compris que tout cela était sans importance réelle.» Rien dans le texte n'indique d'ailleurs que cette prise de conscience soit vécue par Meursault comme un traumatisme, le résultat d'après Stoltzfus «d'une énorme et douloureuse déception». (Voir l'article cite, p. 155j. Pour un examen plus complet de ce problème, voir mon étude «Meursault - en frcmnied?", Univorsitctbfoilagct, Oblo 1969, pp. 119 et seqq.

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lyserleséléments de cette scène, il faut rappeler la critique lancée par
Robbe-Grillet contre l'humanisme tragique, en l'occurence contre
L'Etranger de Camus.ll

Pour Robbe-Grillet, nous le savons, «le monde n'est ni signifiant
ni absurde. II est, tout simplement.»l2 Or Camus, lui, ne dit pas autre
chose:

«Je disais que le monde est absurde et j'allais trop vite. Ce monde en luimême n'est pas raisonnable, c'est tout ce qu'on peut dire. Mais ce qui est absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme.»l3

Aussi, Robbe-Grillet ne diffère-t-il guère de Camus dans son analyse de ce que sont les données de notre condition. Ce qu'il reproche à Camus cependant, c'est l'attitude qu'adopte celui-ci devant ces données. Pour Camus comme pour Robbe-Grillet, il importe de vivre «avec ce qu'on a». Mais pour y réussir pleinement, Robbe-Grillet insiste sur le fait qu'il faudrait une bonne fois refuser la tragédie, fermer la porte aux rêves nostalgiques d'une unité impossible. Et justement, l'absurde chez Camus «n'est pas un (simple) constat de séparation entre l'homme et les choses», mais bien au contraire «une querelle d'amour qui mène au crime passionnel.»l4 Si Robbe-Grillet fait grief à Camus, c'est donc à cause de son univers fortement teinté d'anthropomorphisme

Pour étayer son accusation, Robbe-Grillet nous cite L'Etranger et, notamment, la scène du meurtre. Voyant dans cette scène, caractérisée par sa charge de métaphores anthropocentriques, «l'image parfaite d'une solidarité malheureuse» entre l'homme et le monde, il continue en disant de Meursault qu' «il veut «secouer» le soleil, il tire de nouveau,à quatre reprises.»ls Il est vrai que Meursault est effectivement poussé vers son crime par le soleil - évoqué et ressenti par lui comme un ennemi personnalisé. Mais si Robbe-Grillet a vu juste pour la «connivencetragique» qui baigne cette scène, il se méprend sur l'attitude de



11: Dans «Nature, humanisme, tragédie», article écrit en 1958 et repris dans Pour un nouveau roman. Ed. de Minuit, 1963. L'édition qui sera utilisée ici est celle de la collection Idées; voir pp. 55-84.

12: Pour un nouveau roman, p. 21.

13: Le Mythe de Sisyphe, p. 37.

14: Pour un nouveau roman, p. 71.

15: Pour un nouveau roman, p. 71. Souligné par nous.

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Meursault vis-à-vis du soleil, et sur la portée de sa réaction au moment
du meurtre. Référons-nous au texte:

«II m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût.» (p. 88).

Meursault ici ne veut pas «secouer» le soleil. C'est sa passivité, au contraire, qui nous frappe. (Les mots - «La gâchette a cédé ... et c'est là ... que tout a commencé», le disent d'ailleurs clairement). Loin d'être l'acte volontaire d'un homme qui se révolte contre la Nature, ce «secouage» n'est que la conséquence du bruit «sec et assourdissant» arraché à Meursault plutôt que produit par lui. N'empêche qu'aussitôt il comprend - et s'accuse d'avoir «détruit ... le silence exceptionnel» d'une plage où il avait été heureux. «Alors, j'ai tiré encore quatre fois». Ces balles supplémentaires - hantise de la critique camusiennel6

— il faudrait donc les voir comme l'expression désespérée d'une vengeance.Meursault
se venge sur le corps inerte de l'Arabe qui - parce
que mort - devient maintenant obstacle réell7, l'empêchant pour toujours



16: On pourrait partager sur ce point l'agacement d'un Fitch devant des théories «dont on peut disputer la pertinence» - (Voir «Travaux sur L'Etranger», La Revue des Lettres Modernes, Nos 212-216, 1969, p. 156) - sans vouloir pour autant fermer le débat sur ces «quatre coups brefs». Pour la simple raison d'abord qu'ils sont là et qu'ils jouent, comme dirait Barthes, sur le plan opératoire. En effet, ces balles supplémentaires prennent une importance réelle au cours du procès dans la mesure où elles permettent au procureur d'imposer au jury l'image d'un Meursault «inhumain» et perverti. Et placées comme elles le sont au centre même du roman, ces balles demandent à chaque lecteur une explication, exigent d'être intégrées dans chaque nouvelle lecture.

17: Que la source, non l'Arabe - ni le soleil, comme le veut Ben Stoltzfus (article cité, p. 156) - est le but cherché par Meursault, le texte le dit clairement: «Je pensais à la source fraîche derrière le rocher. J'avais envie de retrouver le murmure de son eau, envie de fuir le soleil ... Mais quand j'ai été plus près, j'ai vu que le type de Raymond était revenu.» (E, p. 85) «J'ai fait quelques pas vers la source.» (E, p. 87. Souligné par nous). L'Arabe n'est pour Meursault qu'un obstacle arbitraire, imprévu - «J'ai été un peu surpris. Pour moi, c'était une histuiie finie et j'étais venu là sans y penser.» (E, p. 86) - rencontré en chemin.

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de trouver la source et son bonheur. Mais il se venge aussi et surtout sur lui-même parce qu'il a attenté à l'équilibre du jour, parce qu'il n'a pas pu supporter les brûlures du soleil noir, envers nécessaire dans l'univers camusien du soleil vivifiant, source de bonheur.

Ainsi, Meursault ne se révolte pas contre la Nature mais contre sa propre faiblesse. Quand, plus tard, il dira qu'il a tué «à cause du soleil», il ne met pas le monde en accusation, il essaie de donner une explication.

Pour cerner un peu plus précisément en quoi consiste cette faiblesse, nous dirons - en termes robbe-grilletiens - qu'elle vient de ce que Meursault s'est laissé prendre au jeu «anthropomorphique». Sa faute - et sa tragédie - c'est justement de s'être laissé submerger par le monde, c'est qu'il s'est senti personnellement traqué par le soleil, attribuant ainsi à une force naturelle des sentiments humains. Ce faisant, il a péché - en termes camusiens - contre «l'âpre» vérité enseignée par l'été d'Algérie, à savoir que le monde et sa splendeur hors desquels il n'y a pas de salut, en arrivent à nier l'homme, et tranquillement, l'annihilent .lB

L'échec de Meursault, éprouvé et jugé par lui comme tel — et pleinement racheté quand, à la dernière page du livre, il s'ouvre «à la tendre indifférence du monde» - n'est autre cependant que celui qui marque l'aventure du personnage robbe-grilletien. Si l'intention radicale et explicite de Robbe-Grillet théoricien est de nettoyer le monde de cette glue humanisante qu'on lui a collée, la description qu'en donne le romancier est loin d'être «lavée». Comme Meursault dans la scène du meurtre, les héros de Robbe-Grillet sont submergés par le monde. L'En-dehors se présente à eux charge de signes et de tentations que projettent sur lui leur conscience obnubilée, leurs yeux fascinés. Dans Le Voyeur, les objets les plus banals en apparence sont valorisés par le désir obsessionnel de Mathias. Dans La Jalousie, de même, le mari «regarde mais il imagine. Il observe mais il s'hallucine sur des phantasmes» ;l9 au concret comme au figuré, il ne voit le monde qu'à travers une «jalousie». Comme Ludovic Janvier a voulu le montrer pour Le Voyeur, il semble même que la fascination qu'exerce ici L'En-dehors sur l'individu le pousse activement au crime:



18: Voir Noces, plus spécialement «L'Eté à Alger» et «Le Désert».

19: Ludovic Janvier, Une Parole Exigeante, Ed. de Minuit, 1964, p. 124.

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«le rapprochement «fortuit» de la ficelle et de la fillette, le recours «accidentel» à la tiédeur de l'enfance préexistent sans doute aucun à la «décision» de Mathias, et ne font pas que lui signifier son désir: ils le provoquent. L'En-dehors n'est pas coupable seulement parce qu'il serait «coloré» par le personnage: il a perdu toute innocence parce qu'il le colore.»2o

Il est intéressant de noter comment l'interprétation de Janvier rejoint ici celle de Robbe-Grillet à propos de L'Etranger. Dans les deux cas, le monde est accusé d'instigation au meurtre. A l'obsession maladive de Mathias correspondrait la vulnérabilité de Meursault à toute impression sensorielle forte - traits qui les font facilement succomber tous les deux à la fascination du monde.

Cet échec, cet emprisonnement du personnage semble être compensé dans l'univers romanesque de Robbe-Grillet par la force libératrice de l'écriture. Dans son article intitulé justement «Alain Robbe-Grillet Et Le Couple Fascination-Liberté»,2l Janvier propose d'appliquer la notion d'une double dimension fascinée/ fascinante aux romans de Robbe-Grillet. Si, sur le plan des événements, il y a emprisonnement et échec du personnage, l'écriture offre la possibilité d'une libération par «la transformation du vaincu en montreur d'images, du fasciné en fascinateur». «Par l'écriture, il s'est rendu indépendant de cette fatale solidarité monde-individu qui l'avait d'abord induit à mal faire».22

Meursault aussi sort vainqueur de son épreuve. En s'ouvrant, au seuil de la mort, «à la tendre indifférence du monde», il ne se résigne pas mais accepte i èite-ia, beau et mduiciciìt, du monde. Et il est aidé dans cette acceptation par la conscience qu'il a de sa propre indifférence.23 C'est dans ce sens seulement, restreint mais profond, qu'il éprouve le monde comme fraternel. Au sortir de L'Etranger, nulle connivence tragique entre l'homme et les choses, mais une constatation tranquille de leur étrangeté réciproque.

Nous savons que «normalement» la constatation de cette séparation
fait naître chez Camus la révolte, et ouvre à une conception tragique
de l'existence. Mais un autre courant traverse cette œuvre qui, pour



20: Ibid., p. 120.

21: Voir Une Parole Exigeante, pp. 111, 145.

22: Op. cit., p. 127 et p. 123.

23: Cette "indifférence sereine et primitive à tout et à moi-même» dont parle Camus dans L'Envers et L'Endroit, nul doute que Meursault ne l'ait «héritée» aussi. 11 ne faudrait pas vouloir à tout prix la sublimer en d'autres qualités plus

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être plus caché, n'en est pas moins profond: au-delà de la révolte peut s'atteindre dans l'univers camusien «le moment suprême» - moment où les contradictions sans s'effacer se balancent, où les questions sans être supprimées deviennent inutiles. Ces moments-là - équilibre difficileoù «toute vérité porte en elle son amertume .. . (et) ... toute négationcontient une floraison de «oui»»24 - sont le pivot même autour duquel toute l'œuvre gravite. Ce sont là ses moments de grâce, «l'heure sans nom» parce que indicible, et qui nous est rendue par des images «blanches et noires». Cependant, ces instants fugitifs, soutenus par une émotion frémissante, sont toujours caractérisés par une certaine exaltation où l'on reconnaît tout de suite la marque proprement camusienne.

Seul Meursault semble dans son attitude avoir résolument tourné le dos au tragique en admettant tout simplement - comme le voudrait Robbe-Grillet - qu'il y a d'un côté le monde, de l'autre les hommes. Et pour l'avoir constaté - et vécu - simplement, sans aucune rhétorique nostalgique, il reste pour nous le plus jeune, le plus actuel des personnages camusiens.

Karin Holter

OSLO

RÉSUMÉ

L'attitude caractéristique de Meursault devant la vie est qualifiée d'anti-tragique et son destin rapproché à l'aventure du personnage robbe-grilletien. Dans la scène du meurtre de L'Etranger Meursault ne se révolte pas contre la Nature comme le voudrait Robbe-Grillet, mais contre sa propre faiblesse. Son échec, jugé par lui comme tel, c'est de s'être laissé submerger par le monde. Cet échec, Meursault le rachète au seuil de la mort en s'ouvrant « à la tendre indifférence du monde ». Au sortir de L'Etranger, nulle connivence tragique entre l'homme et les choses, mais une constatation tranquille de leur étrangeté réciproque.



24: Noces, p. 89.