Revue Romane, Bind 6 (1971) 1

A Reliquia d'Eça de Queirós. Notes sur la structure d'un anti-roman picaresque

PAR

ULLA TRULLEMANS

A Reliquia de José de Maria Eça de Queirós parut pour la première fois en 1887, et, peu après, l'auteur présenta le roman au concours annuel de Academia de Ciencias de Lisbonne, dont il était lui-même membre. L'œuvre fut férocement critiquée. Pour 1' Académie incarnant la tradition, A Reliquia fit l'effet d'une véritable révolution. Ce qui choqua le jury, semble-t-il, ce fut surtout le rêve du personnage principal sur la Passion du Christ, rêve inséré à la partie centrale de l'ouvrage. Ce rêve constitue un Deus-ex-machina dans la structure formelle. Eça connut le jugement de l'Académie sur A Reliquia dans une lettre fulminante écrite par un des membres, Pinheiro Chagas, depuis longtemps déjà son adversaire:

«... Mal se pode imaginar o disparatado efeito que produz este contraste, e pior é ainda quando o autor se lembra de súbito que é o seu protagonista que está sonhando e introduz ñas cenas belas urna nota que arrepia com urna desafinaçâo flagrante: - Teodorico a sonhar que acende um cigarro no meio da agilaçâo que piuduz cm Jeiuaalcm a noticio, da morte de Cristo! Mai a que propósito vem este sonno fantástico?» (Vianna Moog, Eça de Queirós e o sécula XIX, ed. 1966, p. 248).

En 1884, dans la préface d' O Mandarini, Eça s'était déjà déclaré las
des formes du réalisme et avait alors exprimé le désir de s'éloigner de
tout ce qui était «réalité, analyse, expérimentation, certitude objective».

Or, quelques années auparavant, le romancier portugais avait prononcé au Casino de Lisbonne son fameux discours pour la nouvelle littérature («O Realismo como Nova Expressâo da Arte»). Un groupe d'écrivains y discutait depuis 1865 «l'art neuf de l'école française». En 1871, Eça faisait paraître son premier roman important qui inaugurait précisément le réalisme littéraire au Portugal: O Crime do Padre Amaro. Sept ans plus tard, il écrivait à Teófilo Braga qu'il sentait comme de son devoir de peindre la société et de la montrer comme dans un miroir.

Mais, pendant ces quelques années les choses avaient changé.

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En France aussi, les naturalistes cherchaient à sortir de l'impasse de ce qu'ils appelaient le roman traditionnel. Qu'on se rappelle comment trente ans plus tôt, Flaubert, le grand Flaubert, avait de la même façon exprimé l'ambition de rompre la forme thématique du roman, d'écrire «un livre sur rien» et de faire de la «poésie purement subjective». (Jean Rousset, Forme et signification, 1962, p. 111). Eça, à la manière de son maître, désirait créer «urna prosa, que so por si pròpria, e separada do valor do pensamento, exercesse sobre as almas a acçâo inefável do absolutamente belo», comme il le dit lui-même à la fin de sa vie en s'interrogeant sur la forme de la prose (A Correspondencia de Fradique Mendes, 1900, p. 103).

En Espagne, au contraire, où à l'époque on a «urna literatura muito mediocre» comme dit Eça, il faut attendre jusqu'à Valle-Inclán au début du XXe siècle pour constater l'existence d'une véritable révolte contre les formes traditionnelles du roman. Il est significatif que ce soit justement Valle-Inclán, le créateur de la prose poétique du Modernismo qui se soit mis à traduire les oeuvres d'Eça de Queirós en espagnol, en commençant par A Reliquia (1902).

Cependant, au Portugal, Eça fut le premier à s'insurger contre le réalisme et contre l'incommode soumission à «la vérité, la torture de l'analyse, l'impertinente tyrannie de la réalité», et il le fit d'abord avec son conte fantastique de forme autobiographique O Mandarim, qui, trois ans plus tard devait être suivi à'A Reliquia. Pour ce qui est de la forme, ces deux oeuvres occupent une place unique dans les littératures hispano-portugaise de l'époque.

Il s'est avéré qu'Eça, écrivain, est l'homme des contrastes. Aussi décèie-t-on dans son oeuvre une dualité immanente qui, d'une part, n'est pas sans évoquer le baroque espagnol d'un Cervantes ou d'un Quevedo, (Ernesto Guerra da Cal, op. cit. p. 51) et qui, d'autre part, rappelle les contrastes d'un Baudelaire. L'influence du Parnasse et du symbolisme est elle aussi incontestable chez ce Portugais qu'on a appelé«petit-fils de Quevedo» (Idem, Eça de Queiroz, Baudelaire et le Parnasse Contemporain, Revue de Littérature Comparée, Octobre 1961, n°3, pp. 401-420). En effet, chez Eça, les extrêmes se touchent. Or, c'est dans A Reliquia que l'opposition des deux pôles, réalité — imagination, semble se faire le plus sentir. Et ce jeu des contrastes, ce double plan se manifeste dans toute la structure de l'œuvre: la caricaturefrôle la beauté, la satire la louange; le grotesque s'oppose au sublime et l'hypocrisie à la franchise. C'est l'ordre de la structure, et

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on pourrait en établir la règle: tout a son contre-poid. Ernesto Guerra da Cal a étudié comment cette particularité du style d'Eça se manifeste dans son langage {Linguagem e estilo de Eça de Gueiros, Lisbonne 1953).

A Reliquia, selon Eça, est un conte fantastique comme ceux d'Hoffmann. Et en tant que conte - «conto» - ressemble aux contes anciens dans lesquels s'inscrivait une leçon de morale. Le personnage-narrateur déclare dans le prologue que les mémoires de sa vie contiennent «urna liçâo lúcida e forte».

C'est un fait connu, qu'en France, au XIXe siècle, le conte fantastique dut sa grande vogue littéraire à Hoffmann. Le jeune Eça semble épris de cette mode du fantastique qui lui arrivait à travers ses maîtres français: Gérard de Nerval, Michelet, Victor Hugo, Baudelaire, Flaubert et d'autres, et ses Contos (1902) comme les Prosas Bárbaras (1905) écrits vers 1866-67 sont en effet deux livres de contes fantastiques. Cependant, le thème du diable, du merveilleux et de la magie qui constitue le fantastique du romantisme et qui avait des racines profondes dans le folklore littéraire hispano-portugais était déjà un thème des littératures péninsulaires.

On peut raconter une histoire fantastique de façon vraisemblable et
une histoire vraisemblable de manière fantastique, a dit Roger Caillois
{Puissance du roman, Paris 1942, p. 60).

A Reliquia est au fond une histoire vraisemblable dans laquelle le narrateur a versé du fantastique. Deux trames, semble-t-il, s'entrecroisent dans ce conte: une, réaliste ou vraisemblable, qui présente l'image d'une certaine réalité - celle de la société portugaise de la fin du siècle - et qui fait s'approcher notre conte de la forme du roman traditionnel: c'est l'histoire d'un jeune homme racontée par lui-même d'une certaine manière; l'autre, fantastique celle-là, s'entrelace à la première qui, dans une large mesure fait partie des rêves du personnage-narrateur. Les visions oniriques donnent libre champ à l'imagination en permettant un décalage du temps et de l'espace, et bien que l'absurde soit un ingrédient parsemé un peu partout dans l'œuvre, c'est avant tout dans les songes du personnage principal que se heurtent le fantastique et le vraisemblable.

Parmi les événements inscrits dans la mémoire du personnage-narrateur,au
centre de sa vision du monde, on distingue plusieurs thèmes
centraux: le thème de la vie du personnage, c'est-à-dire l'autobiographie

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de ce dernier, le thème de son voyage, celui de la religion, celui de
l'hypocrisie, celui de la sincérité et celui de l'amour charnel.

L'autobiographie renferme les autres thèmes et le voyage, qui aussi, de même qu'une boite chinoise, contient en lui-même d'autres thèmes, est de ce point de vue comparable au thème de la vie du personnage en constituant une sorte de parallèle à ce thème-là.

Le thème de la religion est exposé dans les visions oniriques, c'est-àdire dans la trame fantastique de l'œuvre où se retrouve aussi celui de la sincérité, et il semble symptomatique que c'est dans la trame dite vraisemblable - ou la réalité - que le narrateur développe le thème de l'hypocrisie de même que celui de l'amour charnel. Cet état des choses, on peut le reproduire graphiquement de la façon suivante en employant le modèle de Greimas.


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Or, le fantastique confère aussi un sens satirique au récit. En effet, A Reliquia contient une satire mordante de l'hypocrisie et de la fausse dévotion qui caractérisent la société de Lisbonne vers la fin du siècle. Il faut à ce propos rappeler les paroles d'Eça à Teófilo Braga:

«... com todo o respeito pelas instituçôes que sâo de origem eterna, destruir as
falsas interpretaçôes e falsas realizaçôes que lhes dá urna sociedade podre».. .
(Idem, O Primo Basilio, Porto s. a. pp. 559-560).

A Reliquia, conte fantastique et satire sociale, est en plus un antiroman,et la méthode suivie par l'auteur paraît claire: fuir la formule du roman traditionnel en en conservant le contour, rompre, comme le signale Jean Rousset, l'ordre chronologique (op. cit., p. 109) et mélangeraux thèmes de son temps la poésie et la fantaisie. C'est aussi ce que révèle le sous-titre du livre: «Sobre a nudez forte da verdade -

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o manto diáfano da fantasia» (A Reliquia, Ed. Lello & Irmâo, Porto
s. a. Les passages cités dans ces notes sont empruntés à cette édition).

Voici en résumé l'anecdote:

Le personnage principal, Teodorico Raposo, orphelin de père et de mère depuis l'âge de sept ans, a été envoyé chez sa tante, Dona Patrocinio das Neves, à Lisbonne, qui s'est chargée de son éducation. Cette dame très riche vit dans une grande maison remplie d'images de saints et s'adonne au culte de ses saints préférés. Ses relations se composent de quelques membres de l'Eglise, d'un magistrat et d'un notaire, monde choisi qu'elle reçoit le dimanche à dîner. Dona Patrocinio, femme austère et intransigeante, est la personnification de la mômerie et représente dans l'œuvre la tradition faussée de la dévotion.

Son neveu, qui appartient à la nouvelle génération, est son opposé: c'est un garçon irréligieux, matérialiste et libertin. Une fois ses études universitaires achevées à Coimbra, il mène une vie oisive, partagée entre les bigoteries du foyer de sa tante et les flâneries dans la capitale. Il n'a qu'une ambition: hériter de la fortune de sa tante. Pour gagner les bonnes grâces de celle-ci, il feint un admirable zèle religieux et déploie toute son astuce avec la plus complète perfidie. Il faut à tout prix éviter que la dame lègue ses biens aux hommes d'église, ses amis.

Dona P. a toujours désiré aller en pèlerinage en Terre Sainte. Mais comme sa santé délicate ne le lui permet pas, elle décide d'envoyer son neveu à sa place. Elle a en effet entendu dire qu'on peut aussi obtenir pour un parent aimé et pieux, qui ne peut manifestement faire le voyage, l'indulgence plénière des mains du patriarche de Jérusalem.

Teodorico, qui aurait préféré aller à Paris, reçoit à contrecœur la nouvelle de la décision de sa tante. Rien à faire. Il n'a qu'à remercier. Puis, il se fait à i idee. li commence a pendei que puui ctiiivcr à lieu de 'penitente' il devra traverser des endroits agréables «femininas e cheias de festa». 11 achète un guide et se fait indiquer l'itinéraire par Málaga, Gibraltar, Malte et l'Egypte où il a l'intention de faire étape.

La veille de son départ, le jeune pèlerin, gavé de bons conseils, promet de rapporter à tout le monde des reliques de Terre Sainte. Dona P. l'avertit que si elle apprend des relâchements dans sa conduite au cours du voyage ou qu'il court les filles «apesar de seres a única pessoa do meu sangue, e teres visitado Jérusalem, e gozar indulgencias, havias de ir para a rua, sem urna codea, como um câo!» (op. cit. p. 82) Enfin, elle formule le souhait que son neveu lui rapporte «urna santa reliquia, urna reliquia milagrosa» qu'elle puisse garder pour ses moments de tristesse et qui la guérisse de ses maux. Teodorico jure de lui rapporter «urna tremenda reliquia».

Le lecteur retrouve notre héros à Alexandrie avec son compagnon de voyage, l'historien allemand Topsius, qu'il a connu à Malte. Pendant que celui-ci se livre à des études minutieuses des monuments des Ptolemées, le faux pèlerin s'occupe d'une petite Anglaise, Mary, vendeuse de gants.

Comme prévu, le séjour s'écoule de façon facile et agréable. Au moment
douloureux de la séparation, avant qu'il ne parte pour Jérusalem, son amie

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anglaise lui tend un souvenir «preciosa reliquia de amor», enveloppé d'un papier
gris et ficelé d'un cordon rouge. C'est sa chemise de nuit.

Jérusalem, sous la pluie, paraît lugubre au jeune Portugais. Au bout de
quelques jours dans la ville sainte, Raposo éprouve la nostalgie de Lisbonne
«a fácil, amorável Lisboa» (op. cit. p. 132).

Pendant une excursion en Judée avec son ami Topsius, il découvre un jour, dans une région déserte, un arbre aux rameaux secs, qui, soudain, lui rappelle celui dont parlait autrefois son professeur au collège. L'idée lui vient de rapporter un souvenir, ou plutôt une relique, pour sa tante. Aidé par l'historien allemand qui vérifie l'authenticité de l'arbre, quelques rameaux sont mis et emballés dans du papier gris . . .

La nuit, il est réveillé par son illustre ami qui l'emmène célébrer la Pâque à Jérusalem. Les deux hommes partent aussitôt à cheval. Il fait déjà tout à fait jour, quand, au milieu des caravanes de fidèles, ils arrivent à Jérusalem où Raposo et son ami seront les témoins anachroniques de la Passion du Christ. C'est un rêve fantastique, dont le souvenir le poursuit encore, quand, le lendemain, il reprend avec Topsius le chemin du retour vers Jérusalem.

Avant de quitter Jérusalem, Teodorico se met à empaqueter les reliques qu'il
a achetées. Elles sont toutes mises dans une caisse. La relique pour sa tante,
aussi ficelée d'un cordon rouge n'y est mise qu'à la fin.

Au moment de partir, on lui tend un paquet gris qu'il avait oublié: «A camisinha
de dormir da Mary!»

Un problème se pose alors à lui. Bien qu'il aime encore Mary, pense-t-il, c'est impossible de rapporter ce «paquet lubrique» dans la maison «ecclésiastique» de Dona P., et lorsque le hasard lui fait rencontrer une mendiante sur le chemin de Jafa, il voit le moment de s'en débarrasser et lui jette le paquet compromettant dans les bras.

Deux semaines plus tard Teodorico rentre chez sa tante. Après le dîner de bienvenue, les dévoués amis de la vieille dame une fois accourus, le moment vient pour cet enfant prodigue de remettre à chacun les reliques qu'il a rapportées à leur intention. Et, comme Teodorico a gardé la meilleure pour sa tante, c'est à ia toute fin qu"ii dépose entre les mains de cette dernière la sainte relique. Au moment où le cordon rouge se défait, ie contenu du paquet se déploie sur l'autel entre les images des saints: «a camisa de dormir da Mary». Horreur. Scandale. L'ex-pèlerin est aussitôt mis à la porte. Une fois dans la rue, il se rend compte que dans la précipitation il a emporté avec ses affaires une caisse contenant des «reliques mineures». Et, ironie du sort, c'est comme vendeur de reliques qu'il va devoir gagner son pain.

Quelques temps après, installé dans une modeste chambre, il reçoit le message lui annonçant la mort de sa tante. Parcourant des yeux la lettre de faire-part, il apprend que Dona P. l'a déshérité. Les biens de la dévote dame ont été répartis entre ses amis du clergé et ceux de la magistrature. A son neveu elle lègue une longue-vue! Et tout cela parce qu'un jour, dans un hôtel d'une ville d'Asie, deux paquets gris ont été échangés, se dit-il. Teodorico, furieux, tombe en rage et s'en prend au ciel. Pourtant, en fin de compte, il n'a qu'à reconnaître la voix de sa conscience qui lui parle de «a inutilidade da hipocrisia!» (op. cit. p. 338).

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Or, le sort veut qu'un jour il rencontre son vieil ami de collège, Crispim, à qui il raconte son histoire. Celui-ci, qui vient de congédier un employé, lui offre la place de ce dernier. Et voilà que Teodorico devient caissier de l'entreprise «Crispim & Ca.» Il devient travailleur. Peu à peu, l'ancien hypocrite apprend à être franc. Un jour qu'on lui demande à quelle messe il a l'habitude d'aller, il est sur le point de dire un mensonge, mais c'est par sa franchise qu'il gagne la confiance de son ami: «Olha Crispim, eu nunca vou à missa» . . . (op. cit. p. 343).

Il fait la connaissance de la sœur du patron, Dona Jesuína, et quand son ami lui demande s'il a «amor verdadeiro à mana Jesuína», il se souvient de la voix qui autrefois lui avait parlé de l'inutilité de l'hypocrisie, et il répond courageusement: «Amor, amor, nao. Mas acho-a um belo mulherâo: gosto-lhe muito do dote; e havia de ser um bom marido», (op. cit. p. 345) Ils se marient. Il devient père et, à la fin du conte, c'est un homme considéré dans la société. Il rachète la propriété dont avait hérité un des amis ecclésiastiques. C'est en contemplant le sort de cet homme qui s'était enrichi par héritage, cet homme d'église influent, ayant de bons amis et même une maîtresse, que Teodorico comprend enfin que l'échange des deux paquets n'a pas été le simple effet du hasard. De même, s'il a perdu ses droits à l'héritage familial, ce n'est pas pour avoir joué le grand hypocrite, mais pour avoir manqué d'audace en n'osant pas affirmer avec insolence: voilà la relique! C'est une surprise, ce n'est pas la couronne d'épines, c'est beaucoup mieux: c'est la chemise de sainte Marie- Madeleine, elle me l'a donnée dans le désert!

De toutes les études qui ont été faites sur Eça de Queirós et son œuvre, il y en a peu qui concernent A Reliquia.l et ce sont Guerra da Cal et Valéry Larbaud qui attirent l'attention sur la forme picaresque de l'œuvre Fn effet, ce sont précisément les rapports entre A Reliquia et le roman picaresque espagnol qui ont provoqué les présentes notes sur ce conte d'Eça de Queirós.

A Reliquia a la forme d'une autobiographie, et se compose d'un
prologue et de cinq chapitres. Or, l'œuvre, «le discours littéraire», à
part l'introduction, constitue en réalité trois parties dont la première est



1: Edwin Bjòrkman, The Relie by E. de Q., The New York Sun, 1925, September Giuseppe Borgese, La Reliquia di E. de Q., Studi di letterature moderne, Milano, 1915; Ernesto Guerra da Cal, Dicionário das Literaturas Portuguesa, Galega e Brasileira, Porto 1960, art. Reliquia A, p. 680; Valéry Larbaud, Préface de E. de Q. La Relique, Paris 1942; Alvitio Lins, Historia literaria de E. de Q., Rio Je Janeiro, 1939, pp. 84-99, Vianna Moog, E. de Q. e o século XIX, 5e ed. Rio de Janeiro 1966, pp. 247-251;

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formée par le premier chapitre (pp. 1-86). Les trois chapitres suivants
(2-4, pp. 85-293) forment la partie centrale. Le cinquième chapitre
(pp. 295-349) forme à lui seul la troisième et dernière partie.

On a prétendu que seules la première et la dernière partie prennent
la forme d'un roman picaresque (Ernesto Guerra da Cal, op. cit. p.
680).

Cependant, quoique l'unité structurale du récit dans la partie centrale soit coupée par des épisodes insérés dans la trame narrative, celle-ci présente finalement une structure identique à celle des autres parties, et il n'y aura donc aucune raison de considérer la partie centrale comme une unité hétérogène par rapport au reste de l'œuvre.

Une autre opinion en ce qui concerne l'unité du récit a été émise par Giuseppe Borgese, lequel (op. cit. p. 351), propose la suppression d'un des éléments insérés, celui qui a trait au rêve sur la Passion du Christ; il trouve que cet élément, suivant de près la Vie de Jésus de Renan, est sans rapport direct avec l'ensemble de l'œuvre.

Or, l'existence d'une autre structure qui, à plusieurs reprises, entrecoupe la continuation du récit dans la partie centrale, rappelle les digressions du roman picaresque. Ces ruptures dans la structure du discours littéraire, de même que les digressions du roman classique, ont un rôle à jouer dans le conte d'Eça. Les «accidents» qui interrompent la trame du discours font partie de celui-ci, et bien qu'en apparence hétérogènes, ils font un avec le reste de l'organisme qui est l'œuvre en sa totalité, surtout que les dits «accidents» sont reliés à l'œuvre par le personnage-narrateur. Cette irrégularité de la structure totale dans les chapitres 2-4 du livre semble, au contraire, affirmer l'affinité qui existe entre la forme du conte d'Eça et celle du roman picaresque.

Dans le prologue qui fait partie de la fiction et qui n'est en somme qu'un simple prétexte suivant la technique des romans autobiographiques, comme le remarque Bertil Romberg (Studies in the Narrative Technique of the Firstperson Novel, Stockholm 1963, p. 91), le personnage-narrateur annonce sa décision d'écrire ses mémoires. La raison qu'il allègue est la moralité qu'il attribue à ses mémoires.

Le sujet central de ces mémoires, c'est le voyage qu'il a fait en 1875
en Egypte et en Palestine, dans des circonstances bien particulières.

Au cours de ce voyage, certains événements ont eu pour lui une
signification extraordinaire. De retour dans son pays, il dit qu'un grand
changement s'est opéré tant dans sa fortune qu'en lui-même.

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Finalement le narrateur annonce la façon dont il écrit ses mémoires: il avertit que 'les pages intimes' dans lesquelles il rappelle son voyage ne ressemblent pas à un Guide Pittoresque de l'Orient, car il écrit, dit-il, uniquement pour des motifs spirituels!

Donc, l'auteur d'A Reliquia procède tout à fait comme faisaient ses prédécesseurs des romans picaresques en annonçant sa décision autant que sa raison d'écrire ses mémoires, le sujet de ces dernières et, enfin, comment il les écrit.

De fait, il existe dans A Reliquia un grand nombre de traits qui
sont identiques à ceux qui caractérisent le roman picaresque et qui
rapprochent le livre d'Eça de ce dernier.

Dans une certaine mesure, la causalité événementielle à'A Reliquia,
comme celle du roman picaresque, est provoquée par une série d'actions.

Le personnage-narrateur présente également un nombre de traits en relation plus ou moins étroite avec ceux qui caractérisent le «picaro» classique: fainéant, il désire s'enrichir aux dépens d'autrui, c'est-à-dire en héritant de sa tante; sans ambitions morales ni sociales il n'aspire à rien qu'à son propre confort; hypocrite, malicieux, menteur, moqueur - telles sont les épithètes qui lui reviennent et qui pourraient tout aussi bien être attribuées à un anti-héros picaresque.

Un trait suffirait encore à identifier A Reliquia au genre picaresque: l'origine du personnage-narrateur, son «arbre généalogique» présenté au lecteur dans le premier chapitre, ses souvenirs d'enfance et de jeunesse et le récit même de son voyage, tout cela nous est exposé dans une perspective satirique. Et ces mémoires se terminent dans la même perspective par une conclusion pleine de cynisme.

Donc, de la même façon que le «picaro» est déterminé par son propre discours, le personnage principal du conte d'Eça se définit par son récit. Toutefois si la forme autobiographique fait qu'on identifie A Reliquia à une sorte de roman picaresque, c'est cependant dans le récit même du personnage qu'on trouve les différences entre le conte portugais et son éventuel modèle. Bien que la forme extérieure du récit, dans A Reliquia, ressemble à celle du roman picaresque, renonciation et la littéralité à'A Reliquia sont à maints égards tout à fait particulières. C'est bien la façon dont le narrateur raconte les événement!» qui en somme détermine son récit. «.Deux visions différentes du même fait en font deux faits distincts», dit T. Todorov (Poétique, dans Qu'est-ce que le structuralisme, Paris 1968. p. 117).

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Quoiqu'il soit possible de désigner une multitude de traits qui relient le conte du XIXe siècle à certains romans des XVIe et XVIIe siècles, il existe, cela va sans dire, des dissemblances essentielles entre ces romans et A Reliquia; dissemblances qui sont à chercher dans une diversité de circonstances (littéraires, historiques, sociologiques, psychologiques, etc.) et dont l'étude approfondie dépasserait le cadre de ce travail.

Cependant, le but de la présente étude n'est pas de tenter une comparaison entre cet ouvrage et certains romans picaresques, ni de prouver l'influence du genre comme tel dans le conte d'Eça. En fin de compte, ce qui est important, ce n'est pas avant tout que l'auteur portugais ait choisi un procédé classique comme base de son anti-roman qu'il dit lui-même être un conte; l'importance réside dans les formes et les significations créées. Ce n'est pas en tant que nouveau roman picaresque que le conte d'Eça est intéressant mais comme antiroman.

Le but premier est de faire ressortir certains aspects de cette œuvre du XIXe siècle en tant qu'anti-roman, de donner un aperçu sur les unités structurales de l'œuvre et, sans prétendre en donner une analyse exhaustive, de faire voir de façon sommaire comment le narrateur expose son histoire, c'est-à-dire quelle est «sa» vision des événements qu'il rapporte.

Le récit révèle un nombre de situations où le narrateur tantôt apparaît
en personnage principal, tantôt en spectateur qui, lui aussi, contemple
les scènes qu'il présente au lecteur.

Au contraire des romans picaresques où le «picaro» se juge en général d'une manière objective, comme s'il se voyait avec d'autres yeux qu'autrefois, FanU-hcros d'Eça ne porte pas de jugement «a posteriori» sur ses actes au moment où il les retrace pour le lecteur. Il se présente, se crée de nouveau, dans ce monde qui jadis fut le sien. Ce n'est qu'à ia fin des mémoires, c'est-à-dire au moment de faire coïncider le présent avec le passé qu'il prononce son jugement.

Suivant la théorie de Jean Pouillon (Temps et roman, Paris 1946, p. 57), la vision du narrateur fictif sur son passé se fait «par derrière», du point de vue de son présent actuel, et le lecteur voit les événements «avec» le personnage-narrateur. Cependant, au cours de son récit, au moment où il recrée son passé dans une vision «par derrière», il considère ce monde d'autrefois sous des angles opposés, tantôt «dedans», tantôt «dehors». Comme le dirait Pouillon, sa vision est «en dehors par derrière» et «dedans par derrière».

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Ces différents aspects du récit sont dans une certaine mesure en relation avec les diverses temporalités qu'il présente: l'une est le présent du narrateur dans son introduction et vers la fin de ses mémoires (pp. 391-396), où, à titre d'épilogue, il émet son jugement sur ses actes, «présent» qui aussi se fait sentir ça et là au cours du récit. Ce «présent» correspond donc à ce que Tzvetan Todorov appelle le temps de l'écriture (op. cit. p. 129).

L'autre temporalité est le passé du personnage principal, c'est-à-dire
la série d'incidents qui, dans le récit, constituent l'existence de celui-ci:
c'est le temps de renonciation ou la temporalité référentielle.

Finalement, il y a aussi la temporalité référentielle des visions oniriques
- on dirait l'atemporalité - qui entrecoupe la temporalité de
l'énoncé du passé «réel» ou non rêvé.

Or, le personnage-narrateur expose ses souvenirs sous différentes perspectives. Le «je» du récit n'est pas un personnage inaltérable qui raconterait sa vie d'un bout à l'autre sur le même «ton», comme le font souvent les «picaros». Dans certaines situations, il semble que le narrateur ralentisse le rythme de son récit, tandis que dans d'autres il se presse en abrégeant sa narration.

Ce «je» change selon le rôle qu'il interprête: en effet, le jeune Teodorico se présente au lecteur d'une façon très différente de celle du Teodonco adulte. Bien que le «je» s'identifie au personnage principal, le «je» d'autrefois n'est pas identique au «je» du présent de la narration. Parfois il est uniquement le narrateur bien qu'il parie a la première personne. Il est Teodorico Raposo, en train d'écrire ses mémoires, le narrateur fictif qui décrit certaines situations, certaines scènes, sans y participer. Cela expliquerait l'attitude prise par la critique contemporaine d'Eça qui, semble-t-il, a eu beaucoup de mal à accepter Teodorico comme le personnage de certains épisodes, tels que les rêves, par exemple. On a discuté pour savoir si un tel personnage aurait vraiment pu vivre les songes qu'il raconte (Alvaro Lins, op. cit., p. 87).

Tantôt, au contraire, le narrateur et son personnage ne font qu'un: alors c'est Teodorico qui apparaît sur scène et c'est lui tout seul qui parle. Or, vers la fin des mémoires, ce personnage-narrateur apparaît en Teodorico Raposo âgé. C'est ce qui arrive au moment où il parle de son «présent».

On peut penser qu'il est absurde que le narrateur soit davantage
Eça que le personnage qu'il crée. C'est sans doute le narrateur qui

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décrit un paysage plein de poésie où se promène le jeune bachelier, garçon insolent et arrogant, égocentrique et matérialiste, personnage que le lecteur juge volontiers incapable de percevoir ce qui l'entoure dans une perspective poétique. Qu'on se rappelle à ce propos ce que disait Flaubert: «Madame Bovary, c'est moi!»

Teodorico, comme le narrateur, le «je», c'est Eça, et celui-ci et le personnage-narrateur sont un; néanmoins, l'un n'est pas identique à l'autre. Ce décalage du personnage et du narrateur se distingue parfaitement dans le prologue et dans les dernières pages de l'œuvre où le narrateur et le «je» forment un tout bien différent du jeune Teodorico.


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Au début de l'œuvre, le récit est en partie fondé sur un nombre de menus incidents qui surgissent d'une manière apparemment arbitraire et hors de l'ordre de la causalité événementielle. Cependant, ces incidents ont tous leur place dans la chaîne des causalités quoiqu'elle ne soit révélée que bien plus tard, c'est-à-dire plus loin dans l'œuvre. D'autres contingences insinuées de façon fragmentaire sont complétées dans une autre séquence par un épisode parallèle, qui, dans cette dernière séquence, est raconté avec plus de détails et qui paraît être une sorte de réplique explicative à la première contingence. C'est comme dans la vie même, où le présent vient s'ajouter au passé en découvrant un sens inattendu aux faits contingents. Un présent particulier donne au passé du personnage sa signification, dit Jean Pouillon (op. cit. p. 167).

La première partie d'A Reliquia - un seul chapitre (pp. 1-86) - renferme donc les souvenirs du personnage principal, racontes tantôt de façon raccourcie et fragmentaire, tantôt reproduits en projections rapides. Le narrateur commence selon l'ordre chronologique, et, d'après la technique picaresque, par la présentation de ses ancêtres. Cependant, son arbre généalogique ne remonte pas très loin: le lecteur apprend que le grand-père du personnage-narrateur était le Père Rufino da Conceiçâo, licencié en théologie, ecclésiastique, auteur d'un livre pieux et prieur d'un couvent. Sa grand-mère était une confiturière du nom de Filomena. Leur fils ayant pour patronne Nossa Senhora da Assunçâo a reçu le nom de Rufino da Assunçâo Raposo. L'ironie

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que suppose la combinaison paradoxale d'une part du nom de la vierge et de l'autre de celui du renard saute aux yeux, de même que l'étrange mésalliance de ses aïeux. Donc, en effet, une origine bien propre à un anti-roman picaresque.

Selon l'ordre causal, les mémoires du personnage ne peuvent logiquement s'ouvrir qu'à un âge où ce dernier peut en principe en avoir des souvenirs. Ceux-ci commencent après des considérations sur les circonstances qui ont acheminé le père du personnage-narrateur à la situation de directeur des douanes, suit alors la description des contingences qui ont amené le mariage de ce dernier avec une certaine Dona Rosa, puis la naissance de leur fils (le narrateur) et la mort successive de la mère et du père.

Parmi les premières situations auxquelles le personnage-narrateur introduit
le lecteur figure un rêve, décrit très brièvement. TI a fait ce rêve
à l'âge de sept ans, après la mort de son père:

«Adormecí: e logo achei-me a caminhar à beira de um rio claro, onde os choupos, ja muito velhos, pareciam ter urna alma e suspiravam; e ao meu lado ia andando um homem nu, com duas chagas nos pés, e duas chagas ñas mâos, que era Jesús, Nosso Senhor». (op. cit. p. 16)

Cette vision onirique anticipe deux rêves de la partie centrale du livre: l'un où le personnage se verra accompagné par le Diable, l'autre où il sera témoin du jugement de Jésus, et ca> derniers rêves constituent une sorte de parallèles au premier.

La narration se poursuit avec le voyage qu'a fait le petit Tcodurico peu après, de son pays d'origine à Lisbonne, lorsque, devenu orphelin il a dû être confié à sa tante. Le récit du voyage en litière sur des chemins raboteux, tandis que le petit reste assis tout à fait passif, observant le monde qui l'entoure, semble prendre, comme le véhicule luimême, un mouvement cadencé.

Une situation particulière insérée au récit du voyage semble tout à fait fortuite: un soir, dans une auberge au bord de la route, au moment d'aller se coucher, le petit garçon voit une dame qui passe tout près de lui:

«No meu leito de ferro ... eu pensava nela, rezando ave-marias. Nunca roçara corpo tâo belo de um perfume tâo penetrante; eia era cheia de graça, o Senhor estava com eia, e passava, bendita entre as mulheres, com um rumor de sedas claras ...» (op. cit. p. 18)

Cette scène qui a l'air d'être une vision entre l'état de veille et le rêve
sera rappelée au cours d'une autre étape de la vie du personnage. L'épisodedu

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sodeduvoyage à Lisbonne présentera de la même façon, dans l'ensembledu
récit, une sorte de parallèle au voyage à Jérusalem qui constitue
le «vrai» thème des mémoires.

L'arrivée à la maison de Dona Patrocinio das Neves est rappelée assez longuement. Le narrateur s'est décalé, semble-t-il, pour revivre ce moment: le mouvement rythmique s'est arrêté en même temps que le voyage, et le récit perd de son élan en présentant ce monde statique.

Les années de collège à Lisbonne sont brièvement évoquées. Les différentes situations se succèdent très rapidement. Le portrait retracé d'un camarade de collège, épisode abrégé, ne semble avoir été placé à cet endroit du récit que pour faire avancer les mémoires. Pourtant, il a sa raison d'être:

«O Crispim ajudava à missa aos domingos; e de joelhos, com os seus cábelos compridos e louros, lembrava a suavidade de um anjo. As vezes agarrava-me no corredor e marcava-me a face, que eu tinha feminina e macia, com beijos devoradores . ..» (op. cit. p. 22-23)

Ce personnage apparaîtra de nouveau dans la vie du personnage principal. Un jour, Crispim interviendra dans le sort de Teodorico. Cet autre incident, qui sera le cadre de la seconde apparition de Crispim dans le récit, contiendra toute une série d'éléments qui font contraster le second incident avec le premier.

Un épisode de la vie au collège, décrit brièvement, épisode où le
professeur d'enseignement religieux parlait de la vie de Jésus et de
l'arbre d'épines:

«Ora diz que, là num sitio muito feio da Judeia, há urna árvore toda de
cspinhos, que é mesmo de arrepiar . . .» (op. cit. p. 23)

annonce l'épisode qui aura lieu quelques années plus tard dans la vie du
personnage-narrateur et dont celui-ci s'occupera longuement au chap. 2
\pp. L~l I—1 \l^) .

Les souvenirs des études à Coimbra qui supposent une autre étape dans l'existence de Teodorico, sont encore plus abrégés que ceux du collège: une série de faits, obéissant tous, semble-t-il, à une causalité d'indices (selon le type d'unités structurales dont parle Roland Barthes, cité par Tzvetan Todorov op. cit. p. 124):

«. . . afirmei a minha robustez, esmurrando sanguinolentamente um marcador do Trony; fartei a carne com saborosos amores no Terreiro da Erva; vadiei ao luar, ganindo fados; usava moca; e como a barba me vinha, basta e negra, acceitei com orgulho a alcunha de Raposâo.» (op. cit. pp. 27-28)

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Or, si le séjour à Coimbra est raccourci, c'est que les vacances à Lisbonne l'y remplacent: «Os meses de veráo em Lisboa eram depois dolorosos» (op. cit. p. 28). Le lecteur s'est familiarisé avec l'atmosphère qui règne dans la maison de la tante de même qu'il connaît les endroits où Teodorico aime flâner en ville. C'est un monde statique que nous fait voir le personnage-narrateur tant le foyer hiératique de Dona Patrocinio que les différents lieux où son neveu va déployer l'inactivité de ses heures de loisir. Parfois le personnage-narrateur semble se retirer à la périphérie des situations pour exposer certaines scènes au lecteur. C'est le cas lorsqu'il relate ses visites chez le cousin Xavier qui vivait dans la misère avec une Espagnole.

«... Quase nào havia móveis; a bacia da cara, a única, estava entalada no fundo roto da palhinha de urna cadeira. O Xavier toda a manna deitara escarros de sangue pela boca. E a Carmen, despenteada, en chinelas, arrastando urna bata de fustao manchada de vinho, embalava sorumbáticamente pelo quarto urna criança embrulhada num trapo ...» (op. cit. p. 30).

Xavier demande à Teodorico d'intervenir personnellement en sa faveur auprès de sa riche tante. L'exposé de la scène macabre, caractéristique du roman naturaliste, sert, semble-t-il, à mettre en lumière la réaction de Teodorico: sa passivité, son manque d'engagement et sa poltronnerie - sa condition d'anti-héros. D'abord il n'ose même pas dire à sa tante qu'il est allé chez le cousin, qui vit dans le péché. Lorsque, finalement, il lui raconte sa visite, il feint d'être choqué par les mœurs relâchées de l'autre T 'attitude de Dona Patrocinio se révèle par sa réponse:

. . . «homem perdido com saias, homem que anda atrás de saas, acabou
Nâo tem a perdâo de Deus, nem tem o meu» (op. cit. p. 33).

Faisant suite à ces pénibles souvenirs il en est un autre, celui d'un certain après-midi, où un camarade d'études de Coimbra, rencontré par hasard, le présente à une certaine Adélia. A partir de ce moment-là, la vie de Teodorico va se partager pour un certain temps entre ces deux pôles: l'austère demeure de Dona Patrocinio et l'alcôve d'Adélia, jusqu'au jour où il s'y verra remplacé par un autre!

Au cours des différents incidents évoqués par le personnage-narrateur,
ce dernier se fait connaître par ses actes et ses attitudes, banales,
ordinaires et comiques, par ses mensonges et par son hypocrisie.

«Ai de mim! Quanto tempo mais tena de rezar com a odiosa velha o íaMiento
terço . . . Oh. vjda entre todas amargnrosa! F, já nâo tinha. para me consolar
do enfadonho serviço de Jesús, os macios bracos da Adélia ...» (op. cit. p. 75)

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Le portrait de cet anti-héros et des contingences qui entourent sa vie se définit au fur et à mesure qu'on avance dans cette première partie du livre, partie qui en réalité ne constitue qu'une introduction à la partie centrale. Le voyage en Terre Sainte est, selon ce qui a déjà été dit dans l'introduction, le thème essentiel des mémoires.

Au deuxième chapitre, le narrateur commence son récit en donnant ses premières impressions sur Alexandrie. Elles sont directement liées au souvenir de son compagnon de voyage, l'Allemand Topsius. A partir de sa position «par derrière» le personnage-narrateur résume ses opinions sur celui-là. Donc, par une inversion du temps chronologique, avant de se rappeler les événements qu'ils ont vécu ensemble, le personnage-narrateur introduit cet autre personnage en même temps qu'il émet un jugement définitif sur ce dernier:

«A sabedoria neste moço era dom hereditârio . . . Sô conservo de Topsius
recordaçôes suaves ou elevadas. Jâ sobre as âguas bravias do mar de Tiro; jâ nas
ruas fuscas de Jérusalem ....... encontrei-o sempre vaidoso da sua pâtria.
Sem cessar, erguendo o bico, sublimava a Alemanha, mâe espiritual dos povos
. . .» (op. cit. pp. 88-89).

A cet instant des mémoires, un nouveau personnage apparaît. C'est le compatriote du personnage-narrateur, Alpedrinha, garçon d'hotel à Alexandrie. L'histoire de ce personnage, brièvement retracée, interrompt la trame du récit et se détache comme le résumé d'un roman picaresque. En effet, l'histoire d'Alpedrinha contient une satire dirigée contre les Portugais qui, dans leur pays rêvent toujours des terres lointaines, et qui cependant, une fois à l'étranger, ne pensent plus qu'au Portugal! Ce nouveau personnage, Alpedrinha, est aussi un anti-héros qui n'est pas sans ressembler au personnage-narrateur, (i! est aventurier comme lui et, où qu'il se trouve pendant le voyage, il songe toujours au Portugal!) La courte histoire d'Alpedrinha que le personnage-narrateur présente ici s'achève dans un autre passage du conte.

Les souvenirs du séjour à Alexandrie sont centrés sur l'aventure amoureuse du personnage-narrateur. Les épisodes inscrits dans cette aventure, qui sera en étroite relation avec le destin de Teodorico, ne sont pas évoqués sans un certain effet comique.

En rappelant le voyage à bord du bateau d'Alexandrie à Jaffa, le personnage raconte comment il s'est dirigé aussitôt vers sa cabine où il a pleuré son amour qu'il venait de quitter et comment il y est resté pendant les deux jours et deux nuits qu'a duré le voyage. A un moment donné au cours de ce trajet, ayant fermé les yeux, il fait un rêve. Le

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souvenir de ce rêve sera presque tout le récit de ce voyage en bateau. La chaîne des événements est donc interrompue par le rêve du personnage.La trame narrative et l'unité structurale sont brisées. Le rêve du personnage-narrateur constitue une digression du thème initial. C'est un conte dans le conte qui suppose en plus un décalage de l'ordre chronologique,du temps fictif et de l'espace.

Teodorico raconte comment, se promenant avec Adélia de Lisbonne et Mary d'Alexandrie, il rencontre le Diable. Ensemble ils montent sur une colline, où le Diable indique entre trois croix celle de Jésus. Dans une vision fantastique Teodorico est le témoin de l'Assomption du Christ et ensuite le Diable fait un exposé sur les différents cultes dans le monde et sur le christianisme en particulier. Au cours de cet épisode absurde, c'est donc le Diable qui pour un moment prend la parole et le rôle du narrateur. Teodorico est pourtant bien présent dans cette scène; attentif au discours du Diable, il lui pose des questions. D'un seul coup, au cours de sa conversation avec Satan, il se trouve reporté à Lisbonne où il voit sa tante le menacer avec un livre de messe.

Cette vision onirique et irrationnelle, apparemment hors de toute causalité, semble pourtant obéir dans le récit, à un certain ordre: elle anticipe un épisode «réel» qui sera relaté plus loin: celui où, pendant la visite au Saint Sépulcre, Teodorico aperçoit un archidiacre grec qui montre la croix du Christ à la foule.

Une fois finis le rêve et le conte fantastique, le thème du voyage reprend.

L'arrivée en Terre Sainte est rappelée dans une série de situations dont la plupart ont une fonction dans la chaîne des causalités tandis que d'autres ne sont que des indices caractériels dont l'objet, semble-t-il, est de créer une ambiance.

Le récit du voyage de Jaffa à Jérusalem qu'a fait Teodorico à cheval en compagnie de Topsius et du guide Pote («que foi nosso guia através das terras da Escritura») présente deux points de vue différents; deux perspectives selon lesquelles le personnage-narrateur envisage les événements qu'il raconte. Cet effet ambivalent du récit est dû à ce que l'auteur tantôt semble donner la parole à son personnage Teodorico, tantôt à lui-même. Il est évident que le début de cette promenade à cheval est raconté par le personnage lui-même:

«Guardei num alforge, desveladamente, o embrulhmho mimoso da camisinhd
de Mary: depois, já na se!a, alongados os loros do nerrmdo Topsius. o festivo
Pote, floreando o chicote, lançou o antigo grito das Cruzadas e de Ricardo,

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Coraçào de Leào - Avante, a Jérusalem, Deus o quer! - E a trote corri os
charutos em brasa saímos de Jafa pela porta do mercado ...» (op. cit. p. 111).

Ecoutons la suite, une description du paysage où avance ce groupe
dont vient de parler le personnage principal:

«Na luminosa meiguice da tarde, a estrada alongava-se através de jardins, hortas, pomares, laranjais, palmeirais, terra de promissào, resplandecente e amável. Por entre as sebes de mirtos perdia-se o fugidio cantar das aguas. O ar todo, de urna doçura inefável, como para nele respirar melhor o povo eleito de Deus, era um derramado perfume de jasmins e limoeiros. O grave e pacífico chiar das ñoras ia adormecendo, ao firn do dia de rega, entre as româzeiras em flor. Alta e serena no azul, voava urna grande águia» (op. cit. p. 112).

On aura de la peine à croire que c'est le même personnage qui parle au lecteur. Ce paysage doux, cette terre resplendissante et aimable où se perdait la fugitive chanson des eaux, où l'atmosphère était d'un calme ineffable et où flottaient cparses, des odeurs de jasmin et de citronnier, ce paysage donc est-il vu dans cette perspective poétique par Teodorico, ou s'agit-il d'un rêve merveilleux de Teodorico Raposo qui, quelques années plus tard, contemple «par derrière» son existence d'autrefois? On penchera sans doute pour la seconde interprétation. Et, pourtant, ne serait-on pas tenté de dire tout simplement que ce n'est ni l'un ni l'autre, ni Teodorico jeune, ni lui-même adulte. C'est le narrateur, c'est Eça. Le narrateur et son personnage, bien qu'unis sous le même «je» ne sont pas identiques. Or, ce qui est certain, c'est que le récit est présenté sous deux angles bien différents.

Il peut être intéressant à ce propos de confronter les perspectives
dans lesquelles le narrateur présente les «aventures» qui ont émaillé les
itinéraires parcourus à cheval pendant le séjour en Terre Sainte:

Le second itinéraire, celui qui l'a conduit à Jérusalem en Judée (op. cit. pp. 135-142), est aussi relaté sous des perspectives différentes. C'est Teodorico lui-même qui parle, au moins si l'on en juge par l'exclamation emphatique avec laquelle il tente d'expliciter de façon subjective son ennui et son apathie:

«Fastidiosa, modorrenta, foi a nossa marcha entre as colinas de Judá! Elas
sucedem-se lívidas, redondas, como crânios, ressequidas, escalvadas por um
vento de maldiçâo . . .» (op. cit. p. 135).

Comparée à la précédente discription qui évoque un paysage qui fait appel à la sensibilité, celle-là évoque les collines de Judée livides et rondes comme des crânes, desséchées et dépouillées par un vent de malédiction!

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Cependant, à cette terre désertique s'oppose aussi le lieu choisi comme étape: «Saboroso foi entâo descansar sobre macios tapetes, bebendo devagar limonada, na doçura da tarde.» Le contraste qu'implique l'adjectif «saboroso» avec les sensations explicitées plus-haut, de même que l'action au total, est relevé dans le parallélisme que présente la construction emphatique. L'identité du narrateur paraît évidente: c'est toujours le personnage Teodorico qui raconte. Pourtant, dans la description qui suit, où se poursuivent les mêmes effets de contrastes, on dirait que l'identité du narrateur disparaît:

«A frescura de um riacho alegre, que chalrava junto ao nosso acampamento por entre arbustos silvestres, misturava-se ao aroma da flor que eles davam, amarela como a da giesta; adiante verdejava um prado de ervas altas, avivado pela brancura de vaidosos, lánguidos lirios ...» (op. cit. p. 135).

On ne saurait plus affirmer que c'est le personnage Teodorico qui fait cette énonciation, malgré l'emploi du pronom possessif «nosso». En effet, bien qu'il soit présent dans l'énoncé, il est douteux qu'il le soit dans renonciation. Le personnage Teodorico s'est à nouveau immergé dans celui du narrateur, qui, dans la fiction, est Teodorico Raposo âgé. C'est de toute façon la seule identité qu'on puisse donner à ce narrateur fictif.

Par la suite, au cours du récit le rôle du narrateur est confié au personnage de Topsius. Celui-ci raconte à Teodorico comment était jadis, au temps du Seigneur, ce même paysage, décrit plus haut par Teodorico comme un désert. La présence de Teodoricu est pourtant marquée, la région où ils avancent au trot de leur cheval, commentée par Teodorico se souvenant de la contrée où se trouve Cascáis au Portugal, fait un violent contraste avec l'exposé érudit de l'Allemand:

«Oh tristeza incomparável! . . . sem urna recreável vila como Cascáis; sem
claras barracas de lona alinhadas à sua beira, sem regatas, sem pescas ...» (op.
cit. p. 136).

Or, la description du Jourdain, donnée un peu plus loin, ne s'identifie
plus avec celle de Teodorico:

«Ele (le Jourdain) faz ali um claro, suave remanso, a repousar da lenta, abrasada jornada que traz, através do deserto, desde o lago de Galileia: e antes de mergulhar para sempre no amargor do mar Morto - ali preguiça, espraiado sobre a areia fina; canta baixo e cheio de transparencia, rolando os seixos lustrosos de seu ieito; e dorme nos sitio;» mais frescos, iinóvel c veide, à sombra, dos tamarindos . . . Por sobre nos rumoreiavam as folhas dos altos choupos da Pèrsia: entre as ervas balançavam-se flores desconhecidas, das que toucavam

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outrora as trancas das virgens de Canaà em manhâs de vindima ... O céu branco, mudo, recolhido, parecía descansar deliciosamente do duro tumulto que o agitou quando ali vivia, entre preces e mortandades, o sombrio povo de Deus ...» (op. cit. pp. 140-141).

Ces images suggestives du fleuve évoquées avec une sensibilité de
poète forment un violent contraste avec le récit du personnage Teodorico:

«Obedecendo à recomendaçâo da titi, despi-me, e banhei-me ñas aguas do Baptista . . . Depois ri, aproveitei aquela bucòlica banheira entre árvores; Pote atiroume a esponja; e ensaboei-me ñas aguas sagradas, trauteando o fado de Adélia» (op. cit. p. 141).

On remarque que le changement de la vision du narrateur entraîne presque toujours une modification du temps du verbe: dans le récit du personnage Teodorico, le temps du verbe est le passé simple, qui indique l'action du personnage, tandis que dans le récit du narrateur, le temps du verbe est celui de la description: le présent ou l'imparfait.

Le choc que provoque le contraste entre les deux visions, la première d'un paysage poétique décrit avec une «harmonie imitative» d'artiste (celle d'Eça), et la seconde très prosaïque attribuée à Teodorico (en quelque sorte l'autre aspect de la prose d'Eça), ce choc souligne l'effet ironique et comique.

De même, la fin de ce second parcours porte l'empreinte du personnage-narrateur,
c'est-à-dire de Teodorico:

«Ao refrescar, quando montávamos a cavalo, urna tribo de beduinos, descendo das colinas de Galgalá, trouxe os seus rebanhos de camelos a beber ao Jordáo; as crias brancas e felpudas corriam, balando; os pastores, de lança alta, soltando gritos de batalha, galopavarn, num ampio esvoayar de aibornozes; e era como se ressurgisse ern todo o vale, no esplendor da larde, urna pastoral da idade bíblica, quando Agar era moca! Teso na sela, com as rédeas bem colhidas, eu senti um curto arrepio de heroísmo; ambicionava urna espada, urna lei, um deus por quem combater ...»«... penetrado pelas emanaçôes dessas aguas, desses montes, sentia-me forte - e igual aos homens fortes do Éxodo . . . Nao me contive, arranquei o capacete, soltei por sobre Canaâ este urro piedoso: Viva Nosso Senhor Jesús Christo! Viva toda a corte do Céu!» (op. cit. pp. 141-142).

Il est évident que la vision du narrateur est double: d'une part l'image que le narrateur offre de lui-même, une sorte de Don Quichotte comique, et qui explicite une satire, d'autre part la description de ce paysage pastoral de l'Orient.

La chevauchée nocturne vers Jérusalem - le voyage fantastique —
(op. cit. pp. 153-171) que Teodorico rêve avoir fait en compagnie de

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son ami Topsius et qui constitue le début de son rêve sur la Passion de Jésus, est perçue par le narrateur sous un aspect onirique. Teodorico rêvant n'est pas identique à Teodorico éveillé. Son point de vue change aussi dans la fiction. «Que mudança se fizera em mim, que mudança se fizera no Universo?» demande-t-il (op. cit. p. 156). Le paysage qui se déroule devant les yeux du personnage (et devant ceux du lecteur) contraste pleinement avec celui que présentait la même région où Teodorico était venu quelques jours avant . . .

«Oh, que diferentes se mostravam estes caminhos, estas colinas, que eu vira dias antes, em torno à Cidade Santa, dessecadas por um vento de abstracçâo, e brancas, da cor das ossadas . . . Agora tudo era verde, regado murmuroso, e com sombras. A mesma luz perderá o tom magoado, a cor dorida, com que eu sempre a vira, cobrindo Jérusalem; as folhas dos ramos de Abril desabrochavam num azul, moco, tenro, cheio de esperança com elas. E a cada instante se me iam os olhos lungamente nesses vergéis da Escritura, que sao feitos da oliveira, da figueira e da vinha, e onde crescem silvestres e mais espléndidos que o rei Salomâo, os lirios vermelhos dos campos! » (op. cit. p. 160).

Transformée par le rêve, la perspective de Teodorico n'est pas celle que le lecteur connaît déjà. On dirait que le personnage et le narrateur ne font qu'un. La perspective du personnage dans laquelle il veut entraîner le lecteur ressemble à celle du voyageur ébloui au milieu d'une aventure extraordinaire.

Le quatrième parcours décrit par le personnage-narrateur, c'est celui qu'il fait une fois sorti de son rêve fantastique, lorsqu'il est sur le chemin du retour vers Jérusalem par la Galilée (op. cit. pp. 269-273). Le narrateur présente toujours les événements dans une double perspective.

«Mas ou fosse que a consoladora fonte da admiraçâo houvesse secado dentro
em mim, .... - senti sempre indiferença e cansaço, do país de Efraim ao país
de Zebelon.» (op. cit. p. 269).

Le récit est en réalité une projection introvertie du personnage-narrateur:

«... sempre o tedio marchou a meu lado como companheiro fiel, que a cada
passo me apertava ao seu peito mole, debaixo de seu manto pardo . . .».

L'image de l'incarnation de l'Ennui est un parallèle à celle de la mélancolie
du personnage:

«As vezes, porem, urna saudade tina e gostosa, vinda do remoto passado,
levantava de leve a minha alma, como urna aragem lenta faz a urna cortina
muito pesada ...»

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Le personnage exprime sa violente nostalgie du monde onirique qu'il
a quitté en se réveillant, et, en contraste avec l'image de son état d'âme
ressort celle du personnage matérialisé:

«E entào, fumando diante das tendas, trotando pelo leito seco das torrentes eu revici, com deleite, pedaços soltos dessa antiguidade que me paixonara . . . Depois estas memorias esmoreciam, como fogos a que falta a lenha. Na minha alma só restavam cinzas - e, diante das ruinas do monte Ebal, ou sob os pomares que perfumam Siquem a levítica, recomeçava a bocejar.» (op. cit. pp. 270-271).

Le contraste que constitue d'une part l'image du souvenir nostalgique d'un beau rêve et d'autre part celle que le personnage offre de lui-même (en commençant à bailler au fur et à mesure que le souvenir de ce rêve s'efface) renforce la vision ironique du narrateur.

Le cinquième et dernier voyage à cheval est celui que fait Teodorico en retournant de Jérusalem à Jaffa (op. cit. pp. 282-285). La double perspective dans laquelle le narrateur a envisagé les itinéraires précédents ne se fait pas sentir dans ce récit. Cependant, le système d'antithèse est valable dans l'action même que présente cet événement, c'està-dire dans son aspect référentiel.

Le point de vue satirique du narrateur semble évident. Le personnage Teodorico raconte comment, pendant ce voyage, il était tourmenté par l'idée qu'il devait se débarasser du paquet compromettant, la chemise de Mary! Il n'osait pas le rapporter chez sa tante de peur que celle-ci découvre sa «relique d'amour», «evidencia do mcu pecado e dano da minha fortuna» (op. cit. p. 283) ce qui aurait pour conséquence fatale la perte de l'héritage. A ce manque de courage s'oppose la dédicace inscrite sur le paquet: «Ao meu portuguesinho valente!» Lorsqu'une mendiante tout en larmes apparaît sur son chemin, Teodorico lui donne, faute d'argent, son paquet. En vendant la chemise aux pécheresses de Jérusalem, la malheureuse pourrait gagner deux piastres d'or, se dit-il: «... lhe daria duas piastras de ouro por esse vestido de luxo, de amor e de civilizaçào». (op.c it. p. 285). Le contenu de ce paquet que Teodorico, quelques instants plus tôt, présentait comme «lubrique» et comme preuve évidente du péché commis, devient tout à coup une aumône charitable. La «terrivel camisa de Mary» prend en plus un aspect de vêtement de luxe, d'amour et de civilisation!

Les antithèses qui provoquent cet état de choses sautent aux yeux.
Cependant, le plus grand paradoxe reste implicite: le fait que Teodorico,
sans le savoir, ait échangé les deux paquets de «reliques».

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Le rêve sur la Passion de Jésus, inséré dans la partie centrale de l'œuvre (chap. 111, pp. 153-268), et dont le début a été commenté plus haut, présente de nouveau une digression du thème initial du conte. Ce rêve qui a été anticipé à plusieurs reprises dans l'œuvre, renferme une série de séquences sur le jugement de Jésus et la Passion du Christ.

Le récit de ce thème de la Bible, raconté de façon particulière, porte en fait l'empreinte des idées positivistes de l'époque d'Eça, et des théories scientifico-historiques développées par Renan dans sa Vie de Jésus. Les miracles que reconnaît traditionellement l'Eglise sont remplacés par des interprétations conformes à la nature. La boisson donnée à Jésus crucifié est par exemple un vin calmant qui adoucit les douleurs. La pierre tombale de Jésus est retirée dans la nuit par deux hommes qui ensuite emportent le corps crucifié. Ces interprétations et d'autres du même genre, comme aussi l'image de Jésus dépeinte par Eça, se rapprochent en effet toutes de celles données par Renan dans sa Vie de Jésus. Cependant, la vision de ce même fait qu'a le narrateur à'A Reliquia est différente.

Le récit de la Passion du Christ a le caractère d'un reportage dont le reporter aurait tout vu, semble-t-il, de son angle d'observation. Or, son compte rendu doit être à nouveau envisagé sous un double point de vue. D'une certaine façon, ce compte rendu est très subjectif. Mais c'est aussi un somptueux drame en prose non dépourvu de poésie. Par ce décalage dans le temps et l'espace, le personnage Teodorico crée le lien anachronique entre le temps de Jésus et sa propre époque.

Teodorico raconte qu'il a tout d'abord été choqué à l'idée de voir
Jésus, en même temps qu'il éprouvait un grand désir de le voir:

«... os meus joelhos católicos quase bateram as lajes, num impulso de ficar ali caído . . . Estava eu bastante purificado, com jejuns e tercos, para afrontar a face fulgurante do meu Deus? Nao. Oh, mesquinha e amarga deficiencia da minha devoçâo! . . . Quantos domingos, nesses tempos carnais em que a Adélia, sol da minha vida, me esperava na Travessa dos Caldas, fumando e em camisa - nâo maldissera eu a lentidâo das missas . . . (op. cit. p. 189).

Mais malgré tout, plus il y pense, plus l'idée l'excite, semble-t-il:

«... eu poderia ver, presente e corpòreo, o meu Senhor Jesús . . . Seguiría a
sua sacra sombra no muro branco - onde cairia também a minha sombra . . .

Et. soudain, il se rend compte du rôle que lui. Teodorico, pourrait
jouer dans ce drame biblique:

«. . . Eu saberia entâo uma palavra nova do Cristo. nâo escrita no Fvangelho.

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e so eu teria o direito pontifical de a repetir as multidôes prostradas ...» (op
cit. p. 190).

La présence du personnage Teodorico et ses observations insolites au milieu des descriptions exotiques au moyen desquelles le narrateur - le «je» - explicite cette ambiance du Nouveau Testament, constitue le côté absurde de ce conte. Derrière ces scènes d'exotisme historique de la vie de Jésus reproduites avec toute la magnificence à laquelle le thème invite, se fait soudain entendre la voix d'un spectateur d'une autre époque:

«. . . e eu vi o doce rabi de Galileia dar o seu primeiro passo para a morte . . .
.. . Apressados, enrolando o cigarro, deixamos logo o palâcio de Herodes, por
uma passagem que o douto Topsius conhecia . . . (op. cit. p. 220).

Cette intimité impudente que manifeste Teodorico avec les différentes phases de la Passion de Jésus, constitue un contraste choquant avec cette autre perspective dans laquelle le narrateur expose les images intenses et somptueuses du procès de Jésus.

«Num espaço ladrilhado de mosaico, em face do solio onde se erguía o assento curul do pretor, sob a Loba Romana — Jesús estava de pé, com as máos cruzadas e frouxamente ligadas por unía corda que rojava no chao. Um largo albornoz de là grossa, em riscas pardas, orlado de franjas azuis, cobria-o até aos pés, calcados de sandalias já gastas pelos caminhos do deserto e atadas com correias.» ... «Sob o velàrio, os fariseus, os escribas, os nethenins do templo, escravos sórdidos, sussurravam como arbustos agrestes que um vento começa a agitar. E Jesús permanecía imóvel, abstraídamente indiferente, com os olhos cerrados, como para isolar melhor o sen sonho continuo e formoso, longe das coisas duras e vas que o maçnlavam» (op. cit. pp. !96, 198).

Après cette digression, cet «accident» dans la trame du discours, le personnage-narrateur reprend le récit de ses souvenirs de voyage. En fait, on a constaté qu'après chaque rêve, c'est-à-dire chaque digression, le personnage Teodorico se trouve devant une étape de voyage. Voici que commence sa description du retour vers Jérusalem (qui a été commenté plus haut).

Parmi les souvenirs du séjour en Palestine surgissent quelques épisodes déjà insinués de façon fortuite au début des mémoires et qui, dans cette partie de l'œuvre, sont complétés par des épisodes parallèles. Ce sont ces derniers qui ajoutent un sens aux incidents insérés par hasard au début du livre.

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Le système du dédoublement des épisodes peut se voir comme suit:


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A l'hôtel à Jérusalem, Teodorico aperçoit une jeune Anglaise dont il
s'éprend aussitôt:

«... eia entrou, derramando um fresco cheiro de sabâo Windsor e de águade-colónia,
e logo alumiou todo o refeitório com o esplendor da sua carne e da
sua mocidade ... (op. cit. p. 115).

Celle-ci lui rappelle la dame anglaise qu'il avait vue une fois dans une auberge et dont il avait rêvé la nuit: «E lembrava-me a inglesa do senhor barâo.» L'événement de caractère onirique qui constitue une unité dans les souvenirs d'enfance du personnage, est donc complété, et contrasté, par une unité parallèle, c'est-à-dire par l'événement réel.

Pendant la visite au Saint-Sépulcre à Jérusalem dont le personnagenarrateur s'occupe longuement dans cette partie de l'œuvre, survient comme il a été dit plus haut (p. 101), un incident qui, d'une façon semblable, constitue la contrepartie d'une vision onirique racontée avant (cap. 11, p. 103). A un moment donné, un archidiacre grec désigne à îa foule en visite la croix de Jésus.

«Um archidiácono grego, de barbas esquálidas, gritou: Nesta rocha foi cravada
a cruz! A cruz! A cruz! (op. cit. p. 123)

Le souvenir de l'image de l'arbre d'épines dont parlait autrefois le professeur d'enseignement religieux au collège surgit de nouveau. Ce souvenir d'enfance du personnage-narrateur s'actualise dans cet autre épisode où Teodorico se voit devant un arbre d'épines en Judée. Il identifie cet arbre à la fois avec celui de son imagination et, selon la légende, celui où fut prise la Couronne d'Epines de Jésus.

«... que havia, meninos, lá num sitio da Judeia ...» Era ali! Eu tinha, ante
meus frivolos olhos de bacharel, a sacratíssima árvore de espinhos! (op. cit.
p. 145)

Donc, encore une fois, on voit comment une unité structurale a été
complétée par une unité parallèle et comment éclate le contraste entre
les deux.

La suite de l'histoire d'Alpedrinha. personnage que l'on a vu apparaîtreau
début de la partie centrale de l'œuvre fà l'arrivée de Teodorico

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à l'hôtel à Alexandrie), est intercalée dans le récit du personnage entre
deux étapes de son voyage, celle de Jérusalem à Jaffa et celle de Jaffa à
Alexandrie.

Encore une fois, les contingences font surgir Alpedrinha sur le chemin de Teodorico. Les derniers événements malheureux de ce personnage périphérique sont évoqués dans le dialogue qui s'engage entre Teodorico et ce dernier. 11 en ressort des événements qui s'enchaînent: Alpedrinha est sur le point de se diriger vers de nouvelles aventures. Des peines de cœur l'ont fait quitter Alexandrie: «Fora por tristeza que deixara a «Alexandriazinha» (op. cit. p. 285). C'est Teodorico qui lui fait dire la cause de sa tristesse. En effet, après une histoire avec Mary qui lui a donné une «relique d'amour», celle-ci l'a quitté pour un autre.

Assis sur le pont du bateau qui part pour Alexandrie, Teodorico donne un épilogue à l'histoire d'Alpedrinha. Celui-ci, dernier héros des Lusiades, est emporté par la même soif divine d'inconnu qu'eux; or, lui, Lusitanien moderne, ne possède pas les croyances héroïques de ceux-là:

«Já nâo tens Deus por quem se combata, Alpedrinha! nem rei por quem se
navegue, Alpedrinha!» (op. cit. p. 289).

La foi, la valeur, l'idéal des Lusiades modernes, dit Teodorico, se
résument à ceci: ne rien faire.

Comme il a été dit plus haut (p. 100), la courte histoire d'Alpedrinha est parallèle à la propre histoire de Teodorico. Ils sont l'un et l'autre l'anti-héros de leurs propres aventures. Tous les deux ont eu la même «affaire de cœur», identique jusque dans certains détails.

Aussi l'épilogue des aventures d'Alpedrinha peut-il être appliqué à
Teodorico, qui, comme tout bon Portugais moderne selon le narrateur,
n'a d'autre idéal que celui de ne rien faire.

La dernière partie d'A Reliquia, inscrite dans le cinquième chapitre,
présente quatre phases qui se réfèrent à quatre aspects du récrt.

Dans la première phase, le personnage-narrateur raconte comment il a revu Lisbonne, comment s'est passé son retour à l'austère foyer de sa tante, l'accueil que celle-ci lui a réservé et enfin quelle a été sa version personnelle de son pèlerinage en Terre-Sainte devant Dona Patrocinio et ses dévoués amis.

Le personnage-narrateur, Teodorico lui-même, est au centre de ces scènes comme il est au centre du récit: jovial, bavard, d'une ingéniosité digne d'admiration, hypocrite et railleur. Sûr de cette nouvelle personnalitéacquise, aux yeux de tout le monde, sur les lieux mêmes de

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l'Evangile, certain «da gloriosa mudança, que se fizera na minha fortuna doméstica e na minha influencia social ...» (op. cit. p. 295) et enfin non moins certain d'avoir bientôt à jouer le rôle d'héritier (rôle qui lui semble assuré par la Relique), telle est l'image que nous offre le narrateur de lui-même.

Cependant, le récit avance vers le point culminant, auquel doit forcément aboutir dans ce conte l'évolution des causalités. C'est le moment où Dona Patrocinio déballe la relique, le moment où se révèle le contenu du paquet gris. C'est aussi le moment fatal qui changera l'existence de Teodorico.

La seconde phase du récit traite des malheurs et des bonnes fortunes de Teodorico, lorsque, chassé de la maison de sa tante, il devient, pour survivre, marchand de reliques. Ces aventures picaresques, racontées par l'anti-héros lui même, s'orientent également vers un point culminant. La nouvelle de la mort de Dona Patrocinio et le simple fait qu'elle deshérite son neveu constituent la catastrophe, qui, selon ce que raconte le personnage, entraînera chez lui une crise de conscience, à la suite de laquelle un grand changement s'opérera en lui. C'est le second point tournant de l'existence de Teodorico et, de la dernière partie des mémoires.

La troisième phase permet de voir comment, à un moment donné, un signification particulière. Cela se produit avec l'épisode de Crispim qui a. ctc introduit au Jwbut des nicmoircs (op. cit. pp. 22 23) et 4111, à. ce niveau du récit, vient régler le sort de Teodorico. Un épisode présenté apparemment de façon accidentelle, de l'enfance du personnage a finalement pris tout son sens avec cet épisode de la dernière partie du conte. Une unité dans le système d'antithèse a été complétée par une autre. Les contrastes qu'impliquent ces deux événements référentiels - d'une part l'incident tout fortuit du début des mémoires et d'autre part cet autre qui le complète - ressortent du récit de Crispim: »Irra, que estas muitissimo feio! (op. cit. p. 341). On se rappellera que ce même personnage a eu une attitude toute différente envers Teodorico dans le premier épisode (op. cit. p. 23).

La quatrième phase constitue l'épilogue du personnage-narrateur. On peut remarquer que celui-ci a changé de point de vue. Le personnage Teodorico Raposo considère pour un instant, semble-t-il, sa vie au moment où il termine ses mémoires:

«Casei. Sou pai. Tenho carruagem, a consideraçâo do meu bairro, a cornenda
de Cristo.» fop. cit. p. 345").

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A ce moment-là, en écrivant, il perçoit son existence actuelle. Sa vision se fait «avec» son «présent» ou «dedans» son «présent», et cette autre temporalité référentielle est différenciée dans le temps du verbe. On dirait que le passé et le présent du personnage-narrateur coïncident, et à partir de ce nouveau point de vue, depuis son «présent», il formule la conclusion «par derrière» sur son passé.

Le jugement que porte au dernier moment le personnage-narrateur sur ses actes n'est pas celui d'un picaro revenu de ses erreurs, ce qu'on pourrait croire étant donné le changement que sa morale a subi. C'est plutôt le jugement de quelqu'un devenu cynique faisant preuve d'une satire mordante, bien digne d'un anti-héros d'un anti-roman picaresque.

Il est curieux de voir comment la forme de l'ancien anti-roman, celle du roman picaresque espagnol des XVIe et XVIIe siècles, de nouveau, vers la fin du XIXe siècle, a servi de prétexte pour un anti-roman. Si éloigné dans le temps des œuvres de ses précurseurs, et en même temps si proche par la forme, le conte d'Eça, l'anti-roman A Reliquia, présenté dans des perspectives particulières à son auteur, est pourtant très différent de son modèle.

A Reliquia annonce déjà sans doute le «Modernismo», ce mouvement esthétique qui beaucoup plus tard (à partir de 1913) se fera sentir dans la littérature portugaise et surtout dans la poésie. Or, A Reliquia, anti-roman «picaresque», traduit en espagnol par Ramón del Valle- Inclán en 1902, devenait ainsi un des précurseurs du «Modernismo» espagnol qui, comme chacun le sait, avait surgi en Espagne à la fin du siècle. Comme le remarque Ernesto Guerra da Cal (op. cit. p. 348), Eça a eu une grande influence sur Valle-Tnclán comme sur d'autres prosateurs du «Modernismo» espagnol. Son impact est également sensible dans un autre livre de forme autobiographique: celui des mémoires du Marquis de Bradomin dans les Sonatas de Valle-ínclán qui en effet inaugure (1902) la prose moderniste en Espagne.

Ulla Trullemans

COPENHAGUE

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RÉSUMÉ

Les unités qui composent les structures d'/l Reliquia semblent obéir à un système de contrastes. Ce système détermine l'ordre sur lequel le récit est fondé: l'ordre des différentes causalités, événementielle, psychologique et irrationnelle, de même que l'ordre temporel (étroitement lié aux causalités). La temporalité référentielle est donc à plusieurs reprises interrompue par des unités atemporelles, unités qui sont hors de l'ordre chronologique et qui constituent en effet des contrastes avec les unités temporelles.

Les différentes perspectives sous lesquelles le personnage-narrateur envisage
les faits qu'il raconte, et qui provoquent une sorte d'action réciproque, font
également partie du système de contrastes.

L'intention des notes données ci-dessus a été de donner un aperçu de ces particularités
que renferme la forme «picaresque» de l'anti-roman d'Eça: A Reliquia.