Revue Romane, Bind 6 (1971) 1

La survivance des formes du nominatif latin en français. Fréquence ou analogie?

PAR

NICOL SPENCE

Dans un récent article,l M. Witold Mañczak est revenu sur la question que j'ai abordée en 1962 dans une communication adressée au Xe Congrès International de Linguistique et de Philologie romanes. Il s'agissait de la survivance en français de certaines formes remontant au nominatif latin. M. Mañczak a fort bien résumé les grandes lignes de mon argument, et je ne les rappellerai donc que brièvement. S'il me semble fort plausible que la forme de certains prénoms (Charles, Georges) et de certains substantifs (par ex., sire, sœur) s'explique par leur emploi vocatif et appellatif, cette explication ne me semble guère convaincante pour la plupart des prétendus «nominatifs» conservés en français. Les formes prêtre, peintre, pâtre, ancêtre, traître, etc., seraient à mon avis des «pseudo-nominatifs» remontant à des formes analogiques refaites sur le nominatif plutôt que des survivances directes du nominatif de l'ancien français. Pour expliquer le choix de ces formes refaites plutôt que celui du cas régime étymologique, j'ai surtout invoqué (faute de mieux) des facteurs phonétiques qui auraient pu jouer un rôle: préférence pour les groupes consonantiques appuyés (cf. peintre, cuistre, gindre, traître, prêtre, etc.), désir d'éviter les hiatus vocaliques (maire, pire).2

M. Mañczak accepte ma critique des théories traditionnelles sur la survivance des formes du nominatif latin, mais il lui est impossible, tout en reconnaissant que le problème a maintenant été mieux posé, d'en faire de même pour la partie constructive de mon analyse. J'acceptecertaines de ses critiques, qui sont d'ailleurs exprimées avec grande courtoisie. J'ai été moi-même très conscient de la faiblesse de



1: Revue Romane, Vol. IV (1969), pp. 51-60.

2: «La survivance en français moderne des formes du nominatif latin», Actes du Xe Congrès International de Linguistique et Philologie Romanes (Strasbourg 1962), Vol. 1, Paris, 1965, pp. 231-42.

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mes remarques sur le phonétisme des mots en -tre et -are: c'est un fait que beaucoup de nominatifs conservés se terminent par un groupe consonantique appuyé, mais ce n'est certainement pas une explication. Je me trouve pourtant, en ce qui concerne les arguments de M. Manczak,à peu près dans la même situation que lui vis-à-vis des miens: la partie critique de son article me semble bien plus solide que la partie constructive. M. Mañczak a certainement eu le mérite de situer le problèmedans le cadre plus vaste des langues romanes au lieu de s'en tenir au gallo-roman, et de l'aborder d'un point de vue plus général. Il m'était évidemment impossible de tout dire dans une communication de vingt minutes: le thème était, à vrai dire, trop vaste pour un exposé de ce genre. J'aurais dû développer ma pensée ailleurs, et j'espère qu'on me permettra de revenir un peu sur la question à la lumière des observations de mon collègue polonais.

Comme moi, M. Mañczak accepte que l'emploi vocatif de certains mots suffit à expliquer qu'ils se soient conservés sous la forme du nominatif. Les autres, il essaie de les expliquer surtout en vertu du rapport statistique entre la fréquence des mots et leur brièveté formelle. Il tire des langues germaniques et slaves ainsi que des langues romanes bon nombre d'exemples d'une réduction phonétique irrégulière des mots d'usage fréquent. On ne saurait en effet nier que les mots fréquents aient montré une tendance à s'abréger dant> bien des. langues. Ce qui n'est pas prouvé, c'est Io que les nominatifs en cause aient tous été des mots d usage fréquent ou 2^ que i abréviation phonétique irregulière ne s'explique que par une grande fréquence d'emploi. On admettra volontiers que la brièveté des formes nominatives est un facteur qui a pu jouer dans le choix de ces derniers, mais pour les raisons que l'on verra, il est difficile d'y attribuer la même importance que M. Mañczak.

Lorsqu'on examine la liste de «nominatifs» donnée par M. Mañczak à la page 54 de son article, on ne saurait être d'accord avec lui lorsqu'ilconclut que ce qu'ils ont en commun, c'est (du moins dans la grande majorité des cas) . . «une fréquence d'emploi très élevée soit à l'heure actuelle (comme sœur ou copain) soit dans le passé (comme sire ou trouvère)». Il se peut bien que sœur et copain soient des mots d'usage fréquent en français moderne, mais on n'explique pas la survivancede ces formes en parlant de l'usage actuel. Quant au moyen âge, je me demande ce qui permet d'affirmer que des mots comme chantre, cuistre, gindre ou peintre ont joui d'une fréquence d'emploi

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élevée: ce ne sont pas des mots qu'on rencontre souvent dans les textes,et nous ne savons rien de leur fréquence dans la langue parlée. Il me semble absolument gratuit de postuler que le mot peintre (par exemple) ait été maintenu parce que sa grande fréquence d'emploi a favorisé (ou nécessité) le choix de la forme la plus brève, lorsque des mots comme niés, enfes, ber, lerre, etc., qui sont certainement bien plus fréquents dans les textes (et, j'en suis sûr, dans l'usage parlé du moyen âge), ne se sont pas imposés.3

Lorsque j'ai préparé ma communication en 1962, j'ai également pensé à un rapport possible entre la brièveté des nominatifs et leur survivance, mais j'ai attribué peu d'importance à ce facteur, vu que dans pas mal de cas (cf. les mots baron, abbé, comte, enfant, larron, glouton, félon, faucon et meilleur) c'est la forme courte du nominatif qui a cédé devant celle, plus longue, du cas régime.4 Il y a aussi les doublets du type pâtre/pasteur, copain/compagnon, on/homme, sire/ sieur/seigneur, qui représentent pour M. Mañczak, je suppose, respectivementles formes à emploi fréquent et celles à emploi moins fréquent. On se demande un peu pourquoi les formes «moins fréquentes» se sont maintenues. Signalons aussi qu'il est plutôt bizarre d'attribuer l'irrégularitéphonétique de gars et de copain à la fréquence de leur emploi sans expliquer pourquoi garçon et compagnon, plus longs et, me semble-t-il, tout aussi fréquents, n'ont pas subi de déformation. Ne serait-il pas plutôt que gars et copain appartiennent surtout à la langue populaire, et que c'est ce caractère «populaire» qui explique l'irrégularitéde leur développement? Malgré la tendance évidente à abréger les mots d'usage courant, la brièveté n'a pas été poursuivie avec la rigueur systématique que lui attribue M. Mañczak: si l'on a abrégé les mots courants, on a aussi cherché à étoffer les mots devenus trop courts (tendance en latin vulgaire à remplacer avus par aviolus, avis par avlcellus, etc.). Revenons à cette question de la fréquence qui



3: De même, on se demande un peu pourquoi la fréquence en français de trouvère serait tellement plus élevée que celle de emperere, de sauvere, de trichere, etc. Le cas de trouvère est assez spécial: il s'agit, à mon avis, d'un mot repris (comme fabliau) au français du moyen âge lors du renouveau des études médiévales - donc d'un mot d'emprunt.

4: Je laisse de côté la série bien plus importante de mots en ere<i-ator qui ont régulièrement fait place en français aux formes en -eur<C-atorem (pour le cas de trouvère, voir la note précédente), puisque la différence de longueur est peu importante.

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aurait motivé le choix des formes courtes. Ce n'est pas exactement une idée nouvelle: selon une des théories traditionnelles, la survivance des nominatifs s'expliquerait par le fait que ces mots (il s'agit surtout de noms d'agent) s'employaient plus souvent au nominatif que les autres substantifs. Mais comme je l'ai signalé dans ma communication ,s même si un nominatif singulier comme ber est plus fréquent que baron (cas-régime sing.), il n'est guère probable qu'il ait été plus fréquentque les trois formes réunies baron, c.-r. sing., baron, c.-s.pl. et barons, c.-r.pl. Le radical le plus fréquent, dans les paradigmes étymologiquesdes imparisyllabiques, n'est pas normalement celui du cassujetsingulier. D'ailleurs, comme je l'ai déjà indiqué, il est difficile d'accepter que des mots comme gindre, cuistre, chantre ou peintre doivent leur forme à la fréquence élevée d'emploi quand des mots comme niés et enjes ne se sont pas imposés. On admettra volontiers que la grande fréquence de certains mots explique leur réduction phonétique,mais il ne s'ensuit pas que l'irrégularité phonétique s'explique par la fréquence d'emploi dans tous les cas, ce qui semble être à peu près le raisonnement de M. Manczak. Il me semble aussi qu'il a tort de mettre sur le même plan d'un côté des mots comme gindre et cuistre et de l'autre des vocatifs comme monsieur, angl. sir, allem. Herr, russe barin ou même les noms de parenté romans, le lat. homo et ses ressortissantsromans, etc., dont la fréquence d'emploi est certainement bien plus élevée.6

A la fin de son article, M. Manczak résume son point de vue. Il s'exprime d'abord avec prudence: «Dans ces circonstances, il n'est pas exclu que si, dans ces mots, le nominatif l'a emporté sur l'accusatif, c'est qu'il présentait une forme plus brève».7 Très peu de choses étant exclues a priori en linguistique, on ne saurait s'opposer à cette formulation.M. Manczak, pourtant, ne s'en tient pas là. Dans les phrases qui suivent, il réduit au nombre de deux les facteurs qui expliquent le maintien du nominatif singulier dans les appellatifs imparisyllabiques, c'est-à-dire l'emploi vocatif et la brièveté (liée, comme on l'a vu, à la fréquence d'emploi). C'est simplifier outre mesure une question très



5: Art. cit., p. 231 s.

6: Art. cit. pp. 56-58. M. Manczak emploie ailleurs un argument que je n'arrive pas à suivre: l'existence des doublets en provençal moderne et en français montrerait que la fréquence a joué un certain rôle dans le maintien de formes du nom. sing. des imparisyllabiques (p. 59).

7: Ibid., p. 59 s.

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complexe. Dans le cas des doublets, le maintien de la forme nominative s'explique souvent de façon plausible par des différenciations sémantiquesou grammaticales: si on s'est maintenu, par exemple, c'est surtoutque cette forme s'est spécialisée de bonne heure comme pronom.B Nous ne pouvons pas exclure non plus le rôle des influences savantes: il est plus plausible, par exemple, d'attribuer la forme de l'espagnol juez à l'influence du latin judex employé dans la langue judiciaire9 qu'à la fréquence de son emploi ou à son emploi vocatif. S'il est importantde ne pas négliger le point de vue global, il ne faut pas non plus oublier la valeur de la remarque de Gilliéron, «Chaque mot a son histoire». Il est possible et même probable que toutes sortes de facteursaient joué dans le maintien des formes du nominatif, y compris celui de la brièveté dont M. Mañczak essaie de démontrer l'importance,mais auquel je n'arrive pas à attribuer la même portée. Il me semble, pourtant, que parmi ces divers facteurs, il y en a deux qui ont joué un rôle particulièrement important. Il y a d'abord l'emploi vocatif, qui, s'il ne permet pas à lui seul d'expliquer le maintien des formes du nominatif, comme on l'a prétendu, a probablement été décisif dans certains cas. Très important aussi me semble le rôle du remaniement analogique des paradigmes. C'est de ce facteur que j'ai surtout parlé dans ma communication. Ce que M. Mañczak reproche à mon point de vue, c'est qu'il n'explique pas pourquoi la forme du nominatif l'a emporté dans les cas en question: «... il est peu importantque, dans le paradigme de ces mots, le nominatif l'ait emporté sur l'accusatif à une époque plus récente ou plus ancienne. L'important c'est de dire pourquoi il l'a emporté».lo Et M. Mañczak de proposer la solution qu'on connaît, qui me semble peu plausible.

Essayons à notre tour de placer le problème dans un cadre plus général, comme l'exige M. Mañczak. Personne ne saurait nier qu'il s'est produit en ancien français, surtout à partir du Xllfc siècle, un mouvement vers la réduction des écarts formels à l'intérieur des paradigmesmorphologiques.Ce mouvement a entraîné, par exemple, une



8: Évidemment, on ne saurait expliquer de cette façon le maintien des formes uomo et om en italien et en roumain. Ce sont des cas où effectivement le choix du nominatif s'explique de manière plus plausible par le désir d'adopter la forme la plus brève, puisqu'il s'agit bien d'un mot à haute fréquence d'emploi.

9: Voir W. D. Elcock, The Romance Langucias, Londres, 1960, p. 67.

10: Loc. cit., p. 53.

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élimination progressive des alternances vocaliques dans l'indicatif du verbe par la généralisation soit des formes fortes (aimons, aimez, aim, aimes, etc.) soit des formes faibles (lef, leves, etc., lave, laves, etc., laver, lavons, lavez).ll La même tendance a agi dans le système des déclinaisons. Comme je l'ai mentionné dans ma communication,l2 on a l'impression, en lisant les fabliaux, d'avoir affaire à deux synonymes, prestre (décliné prestre(s), prestre, prestre, prestres) et - mot bien plus rare - provoire (décliné provoire(s), provoire, provoire, provoires). De même, dans Le livre des métiers d'Etienne Boileau,l3 les noms de métier peintre et ¡oindre (fr. mod. gindre) ont déjà une déclinaison refaite sur la forme du nominatif singulier. M. Mañczak prétend que des faits de ce genre n'expliquent rien. En effet, pourquoi ces mots ont-ils été refaits sur l'analogie du cas sujet singulier? Je n'ai pas su répondre de façon vraiment satisfaisante à cette question: M. Mañczak non plus, d'ailleurs. Je me demande, pourtant, si M. Mañczak a raison lorsqu'il dit que mon hypothèse à propos des influences analogiques n'explique rien. Il est tout aussi difficile d'expliquer pourquoi (par exemple) les formes des verbes aimer et arraisnier ont été refaites sur l'analogie des formes fortes tandis que celles de laver ou de parler l'ont été sur l'analogie des formes faibles et de l'infinitif.l4 Ce que ces verbes ont en commun, et ce qu'il importe de noter, c'est qu'on a simplifié les radicaux dans un sens ou dans Vautre. Pour «expliquer» cette tendance à son tour, il faudrait parler d'une restructuration des paradigmes bouleversesparles processus phonétiques et de la solidarité des verbes «réguliers» de la première conjugaison. La flexion des imparisyllabiquesestpeu économique, et c'est déjà là une cause d'instabilité dans le système. Le fait que la simplication des formes se soit réalisée dans



11: On objectera peut-être que les cas ne sont pas comparables, puisque l'évolution du verbe aimer a été modifiée par l'homonymie qui s'est produite entre certaines formes du verbe et celles d'esmer «aestimare). Dans un sens, pourtant, cette homonymie partielle ne rend que plus mystérieux le choix des formes fortes, qui produit la confusion totale des deux verbes, lorsqu'on aurait pu éliminer l'homonymie en généralisant le radical des formes faibles.

12: Art. cit., p. 237 s.

13: Éd. R. de Lespinasse et F. Bonnardot, Paris, 1879.

14: On explique d'habitude le choix des formes faibles dans le cas dì arraisnier par l'influence analogique caciccc pai le bubbtaiitif raison — inaii le verbe parler aurait tout aussi bien pu subir l'influence du mot parole.

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certains cas par la généralisation d'un paradigme basé sur la forme du cas-sujet singulier plutôt que sur celui du cas-régime et du pluriel est à mon avis un fait secondaire, comparable grosso modo au choix du radical aim- dans aimer et de lav- dans laver. On ne saurait voir en la brièveté du nominatif le facteur déterminant, autrement, comme je l'ai dit à plusieurs reprises, les formes neveu, enfant, larron, etc., ne se seraient pas imposées. Il me semble que le fonctionnement du processuss'éclairequelque peu par une comparaison avec la simplification qu'ont subie en latin vulgaire les substantifs imparisyllabiques qui ne se réfèrent pas aux personnes: même mouvement vers l'uniformité du radical, mêmes petites variations dans les moyens par lesquels ce but a été réalisé. Si le nominatif singulier est en général refait sur le radicalpluslong des autres cas (tant pis pour la brièveté!), l'inverse n'est pas inconnu: citons les neutres du type corpus, tempus, pectus, latus, où le radical de la forme courte s'est imposé. Quant aux variations régionales, cf. le fr. sang, l'it. sangue, le roum. singe, l'a. fr. leun, «légume»,làoù l'ibéro-roman plus conservateur a esp., port, sangre < sanguinem, esp. legumbre, port, legume <C leguminem. Le cas de serpensestintéressant: on a en espagnol les doublets sierpe et serpiente, en portugais serpe et serpente, en catalan serp et serpent, en italien serpe et serpente - c'est-à-dire une évolution parallèle sur une forme courte *serpem et sur la forme étymologique serpentem, comparé au roum. sarpe (<*serpem) et au gallo-roman serpent/serpen (<serpentem).Ilme semble que les doublets ibéro-romans et italo-romans s'expliquentbienpar le remaniement du paradigme à la fois sur le radical court du nominatif et le radical long des autres cas, et non pas, dans le cas de serpe, sierpe etc., et du roum. sarpe, par une survivance du nominatif.

Cette reformation des substantifs imparisyllabiques en latin vulgaire,telle qu'on la reconstruit d'après les formes romanes et surtout gallo-romanes qui en sont issues, est instructive parce qu'elle représenteun processus comparable à celui qui atteindra plus tard les noms d'agent imparisyllabiques du gallo-roman. Nous ne pouvons observer que les résultats du premier processus, et non pas les détails de son déroulement, avec les flottements et les diverses étapes qu'il a sans doute connus. Ces résultats se caractérisent par une grande régularité de développement, dans le sens que le processus aboutit uniformément à l'élimination des écarts formels entre le radical du nominatif sing. et celui des autres cas; cette uniformité, pourtant, ne se réalise pas toujoursde

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joursdela même façon, puisque ce sont tantôt les formes courtes qui ont cédé devant les plus longues, tantôt les longues qui ont été refaites sur le modèle des courtes. Le processus est marqué par des variations régionales dans la réalisation de l'uniformité (franc, sang, ital. sangue, mais esp., port, sangre) et par la création d'un certain nombre de doublets du type esp. sierpe/serpiente, anc. fr. ues/uevre (<opus/ opera). La longueur des mots semble avoir joué un rôle dans le choix des modèles, même si ce n'est pas tout à fait de la manière postulée par M. Manczak pour les imparisyllabiques de l'ancien français: le nominatif n'a pas normalement servi de modèle lorsqu'il était monosyllabique,mais le nominatif disyllabique a en général été préféré aux formes trisyllabiques des autres cas.ls Le rôle de la fréquence semble avoir été nul ou presque nul.

Il est bien plus difficile d'analyser le développement des noms d'agent imparisyllabiques de l'ancien français et de démontrer le rapportentrele jeu de l'analogie et le maintien des soi-disant nominatifs après l'abandon du système de la déclinaison. Comme je l'ai indiqué dans ma communication,l6 les formes analogiques refaites sur le cas sujet singulier prédominent déjà dans certains cas (prestre, peintre, joindre) dans les chartes et les fabliaux du XIIIe siècle que j'ai dépouillés.Dansd'autres cas encore, c'est la forme étymologique du nominatif qui tend à s'effacer devant une forme analogique.l7 Dans l'un et l'autre cas, le mouvement vers l'uniformité du radical est bien avancé. En ce qui concerne des muts comme ¿œur et ancêtre, par contre, bi les formesanalogiquessont fréquentes, les formes étymologiques se maintiennentencoreassez bien. Le remaniement analogique des paradigmesesten



15: La forme disyllabique semble constituer la forme optimum dans la mesure où elle relie un radical monosyllabique à une désinence monosyllabique: lexème et morphème se distinguent clairement, mais de façon économique.

16: Pour prestre, voir loc. cit., p. 237 s, pour peintre et joindre, p. 238, note 4.

17: Je n'ai pas relevé de formes analogiques en -ere dans Le livre des métiers, tandis que -eur(s) analogique au cas sujet singulier y est fréquent (voir à l'index du Livre des métiers sous acheteur, bateur, crieur, faiseur, etc.). Parmi les autres mots pour lesquels on ne trouve guère de formes refaites sur le nominatif, citons enfes, cuens et niés (voir ma communication, p. 235).

18: Les formes analogiques sont plus fréquentes dans les chartes poitevines que dans celles de Picardie et de Lorraine (pour le mot ancêtre, voir ma communication p. 238. n.5), mais on observe des différences de traitement dans les chartes d'une même région. Si je n'ai pas remarqué de formes analogi- ques pour ancêtre dans les chartes lorraines, j'y ai noté dans le cas de sœur 17 formes analogiques, contre le même nombre de formes étymologiques: voir N. de Wailly, Notice sur les actes en langue vulgaire du XIIIe siècle contenus dans la collection de Lorraine à la Bibliothèque Nationale, Paris, 1878, p. 20, 32, (2 fois), 44, 59, 104, 113 (2 fois), 144, 216, 233 (2 fois), 268, 278, 279, 282, 283 (formes étymologiques), p. 113. 122, 133 (3 fois), 144 (3 fois), 181, 216, 229, 242 (2 fois), 261, 272, 273 (formes analogiques).

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mesestencours, mais les effets de l'analogie sont loin d'être uniformes,etil est difficile d'expliquer les différences qu'on observe entre les différents groupes de mots. Comment se fait-il, en effet, que les formes analogiques prédominent dans certains cas, et non pas dans d'autres? Ce n'est pas parce que la fréquence d'emploi a tendu à imposerlesformes courtes, puisque des mots comme peintre et gindre sont peu fréquents, et sœur, dont les formes étymologiques plus longues se maintiennent assez bien dans les Chartres, est certainement un mot à haute fréquence d'emploi. Si l'on examine le système verbal, on constate que ce sont précisément les verbes à grande fréquence (avoir, être, faire, aller, dire, etc.) qui maintiennent le mieux les irrégularitésformellesdans les paradigmes. On a donc l'impression que c'est la fréquence d'emploi peu élevée qui a favorisé la simplification plus rapide des paradigmes de certains mots (par exemple, peintre et gindre): mais pourquoi sur l'analogie de la forme courte plutôt que celle de la forme longue? Pourquoi la forme du cas-régime pasteur s'est-elle maintenue, à côté de celle de pastre, lorsque tous les autres mots en -re (<-or) l'ont perdue? L'influence savante dénoncée par le phonétisme de pasteur a-t-elle joué déjà au moment de l'abandon du système de la déclinaison? Quelle que soit la réponse, il semble raisonnablededire que ce petit problème ne se résoudra pas en l'abordantd'unpoint de vue général: il s'agit d'un cas particulier. Nous pouvons essayer de déterminer quelles circonstances ont joué dans chaque cas individuel, sans toutefois espérer donner autre chose que des explications partielles et peu définitives. Cela ne nous empêche pas d'examiner le problème des nominatifs d'un point de vue général, de viser à une vue d'ensemble, pourvu qu'on ne s'attende pas à retrouverdansle processus une régularité plus grande encore que celle qu'on a observée dans le traitement des imparisyllabiques en latin vulgaire. L'évolution de ces derniers s'est déroulée librement sur une période très étendue, et a sans doute vu l'élimination de certaines incohérencesetde certaines redondances avant l'apparition des langues



18: Les formes analogiques sont plus fréquentes dans les chartes poitevines que dans celles de Picardie et de Lorraine (pour le mot ancêtre, voir ma communication p. 238. n.5), mais on observe des différences de traitement dans les chartes d'une même région. Si je n'ai pas remarqué de formes analogi- ques pour ancêtre dans les chartes lorraines, j'y ai noté dans le cas de sœur 17 formes analogiques, contre le même nombre de formes étymologiques: voir N. de Wailly, Notice sur les actes en langue vulgaire du XIIIe siècle contenus dans la collection de Lorraine à la Bibliothèque Nationale, Paris, 1878, p. 20, 32, (2 fois), 44, 59, 104, 113 (2 fois), 144, 216, 233 (2 fois), 268, 278, 279, 282, 283 (formes étymologiques), p. 113. 122, 133 (3 fois), 144 (3 fois), 181, 216, 229, 242 (2 fois), 261, 272, 273 (formes analogiques).

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romanes, tandis que la simplification morphologique des imparisyllabiquesdel'ancien français était encore en train lorsque la position a été profondément modifiée par l'abandon du système à deux cas. Là où la simplification des paradigmes avait déjà plus ou moins généralisé soit la forme du nominatif (comme dans le cas de prestre), soit celle du cas-régime (ce qui semble s'être produit dans le cas de neveu et d'enfant),l9 il n'y a pas de problème. Là où le remaniement analogique ou l'emploi vocatif ont maintenu la forme du nominatif sans pourtant éliminer celle du cas-régime, on a, après l'abandon de la flexion, deux simples variantes lexicales, c'est-à-dire le mouvement vers l'économie du système est toujours inachevé. Le XV" siècle, ou au plus tard le XVT siècle, ont vu l'élimination des formes survivantes en -ere <-ator, d'antain, de maieur «maire», etc.2o Les doublets qui se sont maintenus sont surtout ceux qui ont connu une différenciation d'emploi soit sémantique,soitgrammaticale: seuls nonne/nonnain et pute/putain se sont maintenus jusqu'en français moderne en tant que simples varianteslexicales.Dans la mesure où nonnain ne s'emploie plus et ne figure dans le lexique du français contemporain qu'en tant qu'archaïsme, tandis que pute et putain se sont cantonnés dans des styles différents (style 'vulgaire'/style 'familier'), on peut dire que le mouvement amorcé dès le haut moyen âge a finalement abouti. Par rapport aux autres doublets, ces mots constituaient, évidemment, des exceptions dans le français de l'époque classique. La tendance à éliminer les variantes superflues ou à les spécialiser na pas agi de taçon inexorable,maiscela ne surprendra personne: les langues sont farcies d'anomaliesmorphologiquesremontant à des états antérieurs.

En attribuant le sort subi par les imparisyllabiques de l'ancien françaisen
dernier lieu aux opérations du principe de l'économie,2l je n'exclusévidemment
pas le rôle joué dans le maintien ou l'abandon de



19: II est peut-être significatif que si les formes analogiques enfanz et neveus au c.-s. sing. sont assez fréquentes, on ne rencontre pas, autant que je sache, de formes analogiques du c.-r. refaites sur le nominatif.

20: Quelques exemples de glout et de fel sont encore attestés au XVI« siècle: voir G. Gougenheim, Grammaire de la langue française au XVIe siècle, Paris, 1951, p. 40.

21: Je n'entends évidemment pas par «le principe de l'économie» le choix des formes les plu« économique'; c'est-à-dire les plus brèves, mais simplement l'élimination progressive des différences formelles à l'intérieur de la déclinaison, suivie, après l'abandon du système de ia déclinaison, pur l'élimination piogresMVc ¿a, variante:» superflues.

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telle ou telle forme nominative ou «pseudo-nominative» par l'emploi vocatif, la différenciation grammaticale ou sémantique, la brièveté liée à la fréquence d'emploi, les influences savantes, la structure phonétiqueou le simple hasard, mais il me semble que ce sont là des influencesspéciales et pour ainsi dire secondaires par rapport à celle, plus générale, de l'économie. On objectera peut-être qu'elle est tellement générale qu'elle ne nous apprend pas grand-chose sur le traitement des imparisyllabiques. Il me semble pourtant que ce principe fournit le cadre général dans lequel il faut situer les cas particuliers. Le désir de simplifier les paradigmes morphologiques dans un sens ou dans l'autre et celui d'éliminer les variantes lexicales superflues expliquent les grandeslignes du développement des imparisyllabiques. On ne saurait par contre en dire autant des influences telles que l'emploi vocatif ou la fréquence qui ont joué de façon tellement peu conséquente qu'on n'arrivepas à formuler à leur égard des généralisations valables. Nous ne pouvons que hasarder des opinions sur l'importance de l'emploi vocatifet de la fréquence des mots au moyen âge, puisque l'usage dans les textes, d'ailleurs mal connu, ne nous donne qu'une idée peu précise de l'usage médiéval. Il semble évident, pourtant, que ni l'emploi vocatif ni la fréquence n'arrivent à expliquer les traitements divergents qu'ont subis sœur et neveu, prêtre et abbé, traître et larron, peintre et sauveur, etc., etc.

N. C. W. Spence

LONDRES

RESUME

Pour M. W. Manczak. {Revue Romane IV, pp. 51-60), les formes courtes remontant au nominatif des imparisyllabiques latins se seraient maintenues surtout à cause de la grande fréquence d'emploi des mots en question. Ceite explication n'est pourtant guère probante: rien n'indique (par exemple) que peintre ait été d'un usage plus fréquent que les formes niés et ber, qui ne se sont pas imposées. Il n'est pas impossible que la fréquence d'emploi ait joué un rôle dans le choix de certaines formes courtes, puisque beaucoup de facteurs entrent en jeu. Il semble inutile de vouloir expliquer la survivance des nominatifs par quelques règles générales: même les facteurs les plus importants, comme l'emploi vocatif, semblent avoir agi de façon peu conséquente. Si l'on veut découvrir une régularité dans l'évolution des imparisyllabiques, c'est plutôt dans le cadre très général d'une simplification des paradigmes comparable, grosso modo, à celle qui s'est effectuée en latin vulgaire pour la majorité des imparisyllabiques, en imposant soit la forme courte du radical, soit la longue.