Revue Romane, Bind 4 (1969) 2

Anne Hyde Greet: Jacques Prévert's Word Games. University of California Publications in Modern Philology. Vol. 89. Berkeley and Los Angeles, 1968, 87 p.

Arne Schnack

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L'auteur de la présente étude sur la poésie de Prévert se propose d'examiner en détail «one stylistic fìevice in ali ifs manifestations» et choisit pour point de départ «thé ¡inguisticphenomen and not thépoem itself» (p. 1). Ce genre d'analyse stylistique très détaillée constitue un mode d'approche de la poésie moderne fort pertinent et souvent nécessaire, celle-ci ayant, à un degré jamais atteint depuis la poésie baroque, cultivé l'expression linguistique comme fin en soi, ce qu'on peut considérer soit d'un point de vue négatif, comme étant le témoignage d'une crise dans les relations de l'homme avec le monde extérieur, soit d'un point de vue positif, comme étant le résultat d'une expérimentation fertile avec le matériau linguistique qui a pour but la création d'un nouveau langage poétique. «O bouches l'homme est à la recherche d'un nouveau langage» (Apollinaire). Le phénomène stylistique étudié est également d'un grand intérêt générai; en effet, l'ambiguïté, considérée dans la poétique classique comme l'un des péchés capitaux, a été élevée, dans la poésie moderne, au rang d'élément structurel, conséquence de ce que les moyens d'expression de celle-ci tournent si souvent à vide et se referment sur eux-mêmes, plutôt qu'ils ne cherchent à cerner une réalité extra-linguistique.

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Aussi, pendant la discussion préliminaire sur les aspects esthétiques du jeu de mots en général, Fauteur constate-t-elle que, dans les meilleurs poèmes de Prévert, «thé puns seem to make no comment at ail beyond a linguistic one». Le jugement d'estimation impliqué dans cette formule est dû à ce que l'auteur croit devoir discerner une double attitude linguistique chez Prévert qui, tout en suivant les tendances mentionnées de la poésie moderne, occupe une position à part comme poète satirique et humoriste. Cette attitude se manifesterait d'une part dans un jeu avec le jeu de mots (reposant sur la fantaisie gratuite de Prévert), d'autre part dans une exploitation de celui-ci (à des fins satiriques). Anne Hyde Greet estime que le premier procédé présente la plus grande valeur artistique, tandis que l'autre introduit dans le poème «an ail too pointed satire - thé vehicle of thé poefs préjudices» (p. 28). Il semble pourtant douteux - d'après les résultats mêmes de l'étude en question - que cette distinction, avancée sous une forme polémique dans l'introduction, puisse être maintenue. Comme l'auteur le signale avec raison, Prévert s'occupe moins à rendre significatives des significations qu'à remettre en question la signification elle-même. Aussi les exemples du livre prouvent-ils pleinement que l'un des procédés satiriques les plus importants de Prévert est une décomposition souveraine et fantaisiste des entités sémantiques porteuses d'une conception conventionnelle de la vie, ce qui implique que les catégories satire et non-sens se confondent, ou du moins se recouvrent à un tel degré que l'on ne distingue plus de différence essentielle entre elles, la satire aussi bien que le galimatias étant le résultat d'expérimentations dissolvantes sur le plan de l'expression. En effet, il semble difficile de distinguer entre les exemples séparés selon ce critère. Que le dernier élément de l'expression: «le Président avec une somptueuse tête d'œuf de (Christophe) Colomb» soit transformé en «œuf de Colomb» et suscite ainsi l'idée d'un œuf de colombe, ne semble ni plus absurde, ni moins satirique que la transformation du mot amour dans la phrase «Humour Humour Humour à Jésus». Les allègres balivernes de Prévert sont toujours «tendancieuses» en ce sens qu'elles expriment sa philosophie peu compliquée, et il ne convient guère d isoler les parties qui sapent des formules particulièrement suspectes, comme étant moins valables par rapport à sa lyrique «pure», ni de qualifier la fantaisie qui se manifeste dans cette dernière de «superior because it is gratuitous and seemingly not rooted in human concerns» (p. 4), puisque la langue, porteuse de sens, est à un degré éminent une préoccupation humaine.

De plus, une telle distinction avec le jugement qu'elle implique aurait pour conséquence la méconnaissance des intentions artistiques de Prévert, puisqu'à peu d'exemples près, les jeux de mots étudiés, moissonnés dans la totalité de son œuvre poétique, décomposent, ou du moins préparent la décomposition, de formules où se drapent les institutions qui font obstacle au bonheur de l'existence élémentaire dont rêve Prévert, c'est-à-dire la société capitaliste, le militarisme et l'Eglise catholique. Aussi la remarque que Prévert «joueur de mots » diffère de Laforgue, d'Apollinaire et de Pascal en ce que ceux-ci expriment «their convictions, their moods» comme «statements concerning a more general human dilemma» (p. 4), semble-t-elle peu compatible avec les résultats essentiels de l'étude, ce qui était prévisible puisque c'est seulement dans des cas extrêmes que le jeu des poètes modernes avec la langue prive celle-ci de sa fonction, sémantique et, par là, de son statut de langue.

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L'étude elle-même est présentée non pas selon des critères chronologiques mais d'après des catégories formelles. C'est dire que l'auteur ne suit pas une évolution dans l'œuvre de Prévert, mais donne de celle-ci une description d'ensemble sous l'angle choisi. Cette disposition a l'avantage d'assurer un examen purement esthétique des textes, et le livre contient beaucoup d'analyses remarquables de fragments poétiques plus ou moins longs. Ces analyses de détail, qui témoignent par ailleurs d'une connaissance très sûre de la langue française aussi bien que des dons de l'auteur pour le «close reading», sont des plus instructives et rendent le livre indispensable pour celui qui cherche à se faire une idée nuancée de la poésie de Prévert et de sa fantaisie malicieuse et aimable. Un exemple parmi tant d'autres servira à montrer avec quelle attention il faut lire ces poèmes, d'apparence si simple, pour en saisir toutes les pointes. Dans le poème «Le Mythe des sous'offs» («Spectacle», 1951) figurent les lignes suivantes:

Six ifs pour préciser
l'instant est décisif
dit le sous'off

La tunique de Nessus est dévorée aux mythes

Dans ces quatre vers l'auteur signale les homonymies suivantes: six ifs - Sisyphe,
décisif- des Sisyphe - dès six ifs, mythes - mites, et de plus, une proche ressemblance
phonétique entre les mots préciser - décisif et six ifs (Sisyphe) - sous'off.

Cependant on peut se permettre de douter que la division très savante du livre selon des critères formels ait été suffisamment profitable dans cette étude, et se demander si, en divisant d'après la fonction plutôt que d'après la nature des jeux de mots, on n'aurait pas plus facilement fait le chemin du point de départ «thé linguistic phenomen and not thé poem itself» au poème lui-même, lequel, en fin de compte, doit être considéré comme le but de l'étude d'un phénomène stylistique aussi important. En même temps, une telle division fonctionnelle aurait eu l'intérêt de mieux mettre en lumière les relations qui existent entre le jeu de mots et d'autres procédés de la poésie de Prévert, et d'éviter la répétition d'observations qui se trouvent être vraies de toutes les catégories de jeux de mots - témoignage de ce qu'au point de vue littéraire, il n'existe guère de différence essentielle entre celles-ci. La discussion portant sur la plus importante de ces catégories, le jeu de mots équivoque, comporte des analyses structurelles, et les chapitres qui en traitent sont les plus intéressants de l'ouvrage. Les deux premiers chapitres, qui portent sur les autres catégories, homonymes et homophones, paronomase et «portmanteaus», semblent moins satisfaisants, parce que les phénomènes étroitement apparentés qui sont étudiés, semblent dans une certaine mesure refuser de se plier au système choisi, ce qui a pour résultat une série de recroisements entre les différents paragraphes. L'énumération de variations formelles plus ou moins intéressantes, dans les rubriques secondaires, ne contribue pas à favoriser la clarté de l'exposé.

Le chapitre sur les homonymes commence par des exemples destinés à montrer
que l'homonyme peut être complet en lui-même:

Economie politique:
Merde à l'or!

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La deuxième ligne, homonyme avec l'exclamation «Merde alors!», est fournie comme l'exemple d'un jeu de mots qui «yokes two meanings simultaneously» (p. 9), mais cette description servira également pour le jeu de mots équivoque, celui-ci se définissant sous sa forme la plus simple par le fait que «deux significations se trouvent transmises simultanément » (p. 30). Le prototype du jeu de mots équivoque est un mot comme «chevalet» qui, dans un poème de Prévert, signifie en même temps «chevalet de peintre» et «instrument de torture». C'est seulement par des critères orthographiques ou étymologiques mais non auditifs ni fonctionnels qu'on arrive à distinguer entre ces deux exemples. La différence décisive entre l'homonymie et l'équivoque doit être que la première comporte, placés face à face, deux mots de même prononciation mais de sens différents, la deuxième un mot seulement avec deux ou plusieurs sens. Donc, on ne trouvera pas d'exemples de l'emploi des homonymes par Prévert avant la subdivision ,repeated puns\ entre autres:

Surtout n'oublions pas d'envoyer les saints sans
Dieu aux cinq cents Diables!

L'un des exemples suivants: «Blue song red sang» est qualifié de paronomase, mais pourquoi, alors, n'est-il pas placé dans le chapitre sur la paronomase, puisque celui-ci existe. Pourquoi établir une rubrique spéciale pour l'homonymie combinée avec ¡répétition of sounds7, ce dernier phénomène étant impliqué par la définition même du mot homonymie, ou avec instead of suppression', autre aspect de la même définition. L'on ne voit guère non plus la raison d'être d'une subdivision spéciale pour le jeu de mots équivoque combiné avec d'autres techniques. Plusieurs des jeux de mots qui y sont cités ne sont que transposés dans un contexte dramatique, ce qu'on ne peut pas considérer comme une technique différente; d'ailleurs, cette subdivision offre des exemples de jeux de mots équivoques combinés avec la paronomase et l'homonymie, alors que la subdivision correspondante du chapitre des homonymes citait des exemples d'homonymie combinée avec la paronomase et l'équivoque. L'effet d'une série d'exemples figurant au début du chapitre sur le jeu de mots équivoque ne résulte pas du jeu de mots, mais de l'ironie. Dans le poème «La crosse en l'air», le pape secoue «sa noble tête de vieillard sur son goitre somptueux», et il ressort uniquement du contexte et du style, non d'une ambiguïté du terme «noble», que la tête en question n'est rien moins que noble.

Bien que ces imprécisions et d'autres analogues puissent rendre difficile une vue d'ensemble, elles n'empêchent pourtant pas, en cours de route, une formulation claire et instructive des résultats les plus intéressants de l'étude: les observations sur les fonctions du jeu de mots. L'auteur a raison d'affirmer que «Préverfs transformation of a pun into poetical material is just as interesting as any conceptual meaning that can be attached to thé poem as a whole» (p. 6).

Il est souligné (une dizaine de fois, à cause de la disposition) que le jeu de mots agit sur des groupes de mots plutôt que sur des mots isolés, que ce sont surtout des idiomes, des proverbes, des citations familières, des clichés, et le plus souvent ceux qui suggèrent des idéaux bourgeois qui sont, ainsi, rendus suspects ou bien dotés d'un sens neuf et imprévu grâce a «a reinvestment of oid meanings and me

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assignment of new ones» (p. 32). Ce dernier effet est provoqué en particulier par le jeu de mots équivoque qui, presque partout chez Prévert, se trouve naître d'une «¡itérai application of figurative ¡anguage» (p. 40), phénomène capital démontré par toute une série d'analyses perspicaces. Un autre aspect du jeu de mots équivoque(et de la paronomase) est le malentendu qui, dans un contexte dramatique, entraîne souvent le développement d'un dialogue grotesque. Un des plus grands mérites de l'ouvrage est justement d'indiquer comment une expression ambiguë peut déterminer des structures assez enchevêtrées. Ainsi, un mot équivoque peut présupposer une longue préparation ou déclencher une ample digression, et dans certains cas un poème entier se trouve échafaudé sur une seule ambiguïté ou sur un enchevêtrement plus ou moins transparent de plusieurs jeux de mots. Ces structures compliquées sont savamment mises au jour par l'auteur.

Le dernier chapitre de l'étude, «Poet of affirmation and négation», identifie chez Prévert deux attitudes, l'une constructive, l'autre destructive, qui, comme nous venons de le dire, doivent être considérées comme des phénomènes complémentaires, et qui toutes deux (mais surtout la dernière) se manifestent par une exploitation systématique du jeu de mots. Cependant, la dualité fondamentale de Prévert ne réside guère dans une utilisation positive ou négative du jeu de mots, mais dans son exploitation de l'équivoque par opposition au procédé inverse, l'univocité. Selon Anne Hyde Greet, Maurice Nadeau est l'un des rares critiques français à apprécier Prévert, et elle cite une remarque de ce dernier sur l'intérêt qu'il porte aux «solid outward realifies». Cette préoccupation ne semble pas conciliable avec l'ambiguïté, et l'auteur elle-même mentionne par ailleurs que «thé linguislic examination» de Prévert «contributes to thè ultimate réjection of ail words except such necessary ones as «girl», «bird», and thé ñames of thé seasons» (p. 80). En utilisant un petit nombre de signes encore intacts, Prévert va dans le sens inverse de celui étudié par l'auteur pour cerner un minimum de réalité valable. C'est probablement surtout en tenant compte du jeu dialectique entre l'équivoque et l'univocité qu'il convieni de caractériser Prévert comme «poet of affirmation and négation» - et l'on pourrait, sans aller à rencontre des conclusions de l'étude, inverser l'ordre de ces deux termes, ordre peut-être préférable, parce que Prévert ne fait pas sauter l'église, la bourse, le palais de justice, l'école et les facultés mû par un désespoir nihiliste, mais pour laisser pousser, sur les espaces défrichés, des fleurs et des arbres, de sorte que tous, comme des. «enfants buissonniers », puissent jouir des oiseaux dans les arbres et des femmes dans les fleurs.

L'étude d'Anne Hyde Greet démontre par d'excellentes analyses de détails combien Prévert est amusant quand il l'est, et avec quel soin et quel savoir il faut lire ses poèmes les plus complexes pour s'en rendre compte. Aussi aboutit-elle à une revision de l'appréciation injuste qui frappe souvent, dans les milieux académiques, cet enfant de la nature frivole et profond. Le livre fermé, il est permis de songer aux sentiments d'un Prévert confronté avec cette étude qui le sert, savamment préparé, selon le goût de ce public.

COPENHAGUE