Revue Romane, Bind 4 (1969) 2

Merete Grevlund: Paysage intérieur et paysage extérieur dans les Mémoires d'Outre-Tombe. Paris, Nizet, 1968, 251 p.

Maija Lehtonen

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Chateaubriand, dont on a célébré l'an dernier le bi-centenaire, paraît aujourd'hui plus vivant que jamais. Les aspects «modernes» de son œuvre et de sa personnalité commencent à être reconnus, grâce à plusieurs études publiées au cours de la dernière décennie. C'est la grande thèse de M. Jean Mourot (Génie d'un style. Chateaubriand. Rythme et sonorité dans les Mémoires d'Outre-Tombe, Paris 1960) qui semble avoir renouvelé les études chateaubrianesques. Mourot a souligné entre autres l'importance des thèmes «négatifs» chez Chateaubriand ainsi que le caractère spatial de son imagination, son besoin d'infini et d'indéterminé. Ces idées ont été développées par d'autres critiques; on les retrouve dans deux ouvrages récents très intéressants, parus presque en même temps et traitant du même sujet: Paysage de Chateaubriand de Jean-Pierre Richard (Paris 1967) et la thèse de Mlle Merete Grevlund (écrite en 1965, publiée en 1968). M. Richard, un des plus brillants représentants de la nouvelle critique française, explore la thématique des descriptions de la nature chez Chateaubriand, ouvrant des perspectives nouvelles sur l'univers imaginaire de l'écrivain. Sa méthode l'amène à traiter en bloc l'ensemble de l'œuvre de Chateaubriand; il ne s'intéresse ni à l'évolution de l'écrivain, ni aux traits qui caractérisent tel ou tel ouvrage. Mais, bien entendu, la plupart de ses citations sont prises dans les Mémoires d'Outre-Tombe.

Le livre de Mlle Merete Grevlund est plus proche des méthodes traditionnelles, et le but qu'elle s'est proposé est moins ambitieux que celui de M. Richard. Elle étudie les paysages des Mémoires d'Outre-Tombe pour découvrir ce qui fait l'originalité de cet ouvrage; d'autre part, elle tient compte de l'évolution de Chateaubriand, des changements qu'a subis sa vision du monde. La méthode de Mlle Grevlund est fondée sur la confrontation des variantes et sur une conception globale de l'œuvre: la partie est considérée en relation avec l'ensemble. Elle s'intéresse à la symbolique des paysages, mais sans pousser son enquête dans le sens de la psychanalyse, bachelardienne ou autre. Elle nous révèle des structures, mais sans employer le terme sacro-saint de structuralisme (le nom de Lévi-Strauss est pourtant - assez inutilement - cité dans une note!). Elle pratique le «close reading» avec bon sens et perspicacité.

Le rapport entre l'œuvre et l'écrivain est un problème qui ne saurait être escamoté quand il s'agit de l'auteur des Mémoires d'Outre-Tombe. M. Richard déclare que, dans son livre, il n'est question que «du Chateaubriand auteur, ou mieux encore sujet de sa propre œuvre». Mlle Grevlund étudie également Chateaubriand en tant qu'écrivain, c'est-à-dire qu'elle écarte délibérément la question de la vérité biographique,qui a souvent joué un rôle prépondérant dans la critique des Mémoires d'Outre-Tombe. En effet, il est temps de reconnaître que ce livre est une œuvre d'art et l'expression d'une vision du monde. Mlle Grevlund commence par s'en prendre aux critiques qui ont étudié les paysages de Chateaubriand d'après les critères de la «vérité objective». Elle dépense peut-être un peu trop d'énergie à réfuter des opinions comme celles de L. Chevolot qui, dans sa thèse de 1901, veut montrer comment «Chateaubriand s'est plagié lui-même// en apportant des rnodificationsarbitraires

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dificationsarbitrairesà ses descriptions. Ces critiques (surtout T. C. Walker dans Chateaubriands Natural Scenery, Baltimore 1946) ont pris appui sur le principe, énoncé par Chateaubriand dans la Lettre sur l'art du dessin (1795), qu'il faut «peindre d'après nature». Ils ont donc d'abord constaté l'intention de l'auteur (en supposant qu'elle resterait toujours la même), et ils ont comparé les résultats (les paysages de Chateaubriand) à cette intention: c'est une méthode depuis longtempsdécriée par la critique anglo-saxonne comme «thé intentional fallacy». Mlle Grevlund, elle aussi, emploie très souvent le mot «intention», mais elle prend le chemin inverse, tout à fait légitime: en partant des textes, elle tâche d'y découvrir l'intention qui a déterminé leurs traits communs. Parfois elle hésite un peu, ajoutant un «sans doute» ou un «peut-être»: il est, en effet, à peu près impossible de dire si un procédé a été utilisé consciemment ou inconsciemment (p. 183); mais est-il si important de le savoir? Dans l'ensemble, ses raisonnements sont pourtant convaincuset convaincants. Elle ne néglige pas, d'autre part, les textes de Chateaubriandqui éclairent sa manière de voir la nature: par ex. «Ce sont les personnes qui font les beaux sites» - phrase cependant déjà citée par Walker, qui, il est vrai, n'en tire pas les conséquences. Je me demande pourquoi Mlle Grevlund a omis le passage bien connu de la Lettre à M. de Fontanes où Chateaubriand déclare qu'il n'est plus aussi sensible qu'auparavant aux charmes de la nature sauvage: «Pour que cette nature nous intéresse encore, il faut qu'il s'y attache des souvenirs de la société» (éd. crit. de J.-M. Gautier, Paris 1951, p. 18); cette phrase aurait pu servir d'appui à ses thèses.

Mlle Grevlund examine les paysages des Mémoires d'Outre-Tombe comme éléments du «poème de la vie» de Chateaubriand, intégrés aux idées-mères de l'ouvrage. Dans la première partie de son livre, elle montre qu'il est encore possible de tirer du nouveau d'une confrontation des différentes versions de quelques textes célèbres comme «le printemps en Bretagne» ou «la nuit américaine» de Chateaubriand. Les textes qu'elle a choisis pour ce but proviennent tous de la première partie des Mémoires consacrée à ¡a jeunesse de ¡'auteur (¡es paysages de '\ Itinéraire, par exemple, ont été laissés de côté). Le mérite de Mlle Grevlund est de considérer ces descriptions dans leur contexte définitif, dans la perspective «d'outre-tombe» qui a imposé les modifications. Elle prouve que ces modifications ont pour but de mettre en valeur un moment heureux «qui est tout à l'homme», au milieu d'une nature et d'une Histoire qui le menacent de destruction: rêve brillant et passager qui aboutira à une désillusion. Les paysages ensoleillés et hauts en couleur des Mémoires d"Outre-Tombe symbolisent la jeunesse, l'âge où est possible «l'entente éphémère de l'homme et de la nature» (p. 56).

T. C. Walker ayant affirmé que les couleurs se font rares dans les Mémoires et que cela provient d'un déclin du génie créateur, Mlle Grevlund s'amuse à trouver, dans les listes établies par Walker, l'exemple d'un assez grand nombre de couleurs dans cet ouvrage (p. 56-57). Ces exemples pourraient toutefois servir à réfuter la thèse de Mlle Grevlund elle-même, car les deux tiers des couleurs citées se trouvent ailleurs que dans la première partie des Mémoires. Dans l'ensemble, l'auteur a pourtant raison d'opposer les paysages colorés de la jeunesse aux descriptions estompées ou grisâtres, remplies de mélancolie automnale, qui expriment l'amertumede la vieillesse. Seulement, ce contraste se trouve compliqué par le fait, très

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bien reconnu par Mlle Grevlund, que les différentes couches temporelles se superposentdans les Mémoires d'Outre-Tombe et que René ne raconte jamais «ses heures matineuses» sans que «l'ombre de la vieillesse et de la mort en obscurcisse l'éclat» (p. 178). C'est pourquoi il introduit des paysages ternes et abandonnés dans le récit de sa jeunesse (cf. par ex. la description de la grève lors du premier retour de Chateaubriand à Saint-Malo, Mémoires d'Outre-Tombe, éd. Levaillant, Paris 1949, t. J, p. J 37-138).

Mlle Grevlund observe que les paysages apparaissent surtout dans les livres des Mémoires consacrés à la vie privée de René, «avant et après le Chateaubriand officiel», le personnage historique (p. 214). C'est là également une vérité certaine mais l'affirmation pourrait être plus nuancée. Il me semble qu'il serait possible d'étudier le rôle des paysages dans les évocations et les descriptions historiques. Quelle est, par exemple, la signification de Rome dans le «paysage intérieur» des Mémoires d'Outre-Tombe^. Dans la partie des Mémoires consacrée à Napoléon, on trouve une grandiose poésie de la mer: l'océan et le firmament sont destinés à agrandir la stature de l'homme supérieur. Mlle Grevlund note (p. 161) le contraste entre la mer «glorieuse et azurée» de Brest, qui forme le fond des rêves de conquête du jeune homme, et la mélancolie de la grève solitaire du Lido, témoin de l'amertume du vieux René. Mais la symétrie de ces deux scènes est complétée par la rêverie au bord du Golfe Juan, laquelle s'ouvre sur des perspectives historiques et que Chateaubriand a placée au milieu des Mémoires, à la fin de l'épopée de Napoléon. (Deux petites remarques: la mer, à Brest, n'est pas «azurée»: aucune couleur n'est nommée dans cette description; à propos de la rêverie du Lido, Mlle Grevlund dit que Chateaubriand ne tardera pas à sentir l'amertume de l'«eau sacrée», bien que Chateaubriand affirme le contraire).

A propos de ¡a mer, Mlle Grevlund note qu'elle représente la continuité dans la vie de René (p. 38). Mais, dans l'ensemble, je trouve que ni elle ni M. Richard n'ont examiné à fond le rôle si important de l'océan dans la structure et la symbolique des Mémoires d'Outre-Tombe.

Après les «sondages» de la première partie de son livre, Mlle Grevlund étudie «la naissance des harmonies», c'est-à-dire les différentes figures de femmes autour desquelles s'organisent les paysages des Mémoires, et la «fragilité des harmonies», c'est-à-dire les paysages images du désenchantement; à ce propos elle compare Chateaubriand à ses «doubles», Byron, Raneé et saint François. Les figures féminines et leurs relations avec le paysage sont analysées avec beaucoup de finesse et de pénétration, depuis la Sylphide et les autres femmes qui apparaissent dans le récit de la jeunesse de René jusqu'à Mme Récamier qui inspire ses dernières rêves de bonheur. (Il y a une lacune entre ces deux périodes, mais Mlle Grevlund a sans doute trouvé que les autres figures de femmes qu'on rencontre dans les Mémoires n'ont pas de rapports assez significatifs avec la nature pour être traitées dans ce chapitre). Relevons quelques-unes des notations heureuses: la symbolique des fleurs et des fruits (p. 99-100); l'importance des scènes de réveil, que l'auteur rattache aux théories des sensualistes du XVIIIe siècle (p. 138-140, cf. p. 39-40); la structure de ces «rêveries», comparée à celle de la période propre à Chateaubriandtelle que la décrit M. Mourot: longue protase, long crescendo tournant court sur une breve apodóse (p. 1i 1). Mlle Grevlund note que ies femmes sont

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souvent représentées par des métaphores empruntées au paysage (p. 153). Le rôle
des métaphores aurait peut-être mérité d'être traité plus à fond.

L'importance des rêveries sensuelles dans les descriptions de la nature ressort clairement de ces analyses. L'auteur note que, même lorsque Chateaubriand se trouve seul devant la nature, il projette dans le monde extérieur cette image de la femme qui le hante (p. 152). On pourrait ajouter que la nature elle-même devient parfois pour lui une femme aimée: cf. la conversation galante de René avec la Lune (MOT, t. IV, p. 211), les rayons de Vénus qui l'enveloppent comme les cheveux de sa Sylphide (MOT, t. I, p. 272) et ses amours avec la mer, sa maîtresse. Après avoir montré que l'amour représente pour Chateaubriand une façon privilégiée de posséder le monde, Mlle Grevlund étudie l'attitude adoptée par lui face à ce monde qui oppose un perpétuel défi à son désir de bonheur et d'éternité. Byron, Raneé, saint François ont chacun de son côté trouvé des solutions que René ne saurait accepter.1 Le choix de ces trois exemples me paraît un peu arbitraire; d'ailleurs si l'on oppose ces trois hommes à Chateaubriand, pourquoi les nommer les «doubles» de celui-ci? L'analyse des paysages qui représentent le désenchantement est, en revanche, très déliée, surtout celle de l'épisode de Waldmiinchen. - Selon Mlle Grevlund, le vieux Chateaubriand déplore la perte de son génie créateur (p. 168). En réalité, il n'avait pas perdu son génie: on aurait pu, je pense, insister davantage sur une autre raison, plus importante, de sa mélancolie: la disparition de l'amour, la douleur d'un vieillard qui a soif d'être aimé.

De ses analyses Mlle Grevlund dégage la conclusion que l'expérience du monde extérieur, sujet des Mémoires d'Outre-Tombe, se poursuit en accord avec les âges de la vie humaine. Au fond de l'œuvre il y a une philosophie des rapports de l'homme avec le monde. Chateaubriand constate que dans l'anéantissement général, seules survivront les œuvres d'art, et qu'ainsi sa vie ne sera sauvée du néant que par l'écriture. A ce propos, Mlle Grevlund, dans la troisième partie de son livre, examine le «rêve de Cynthie» où elle voit la naissance d'une vocation littéraire (ce qui distingue cet épisode des descriptions de femmes traitées dans la première partie du livre). Le chapitre consacré à la technique de «superposition» des différentes couches temporelles n'apporte pas grand-chose de nouveau - sauf quelques précisions et corrections par rapport aux études antérieures mais il complète l'étude des paysages sous l'angle choisi par l'auteur. Enfin, Mlle Grevlund constate que Chateaubriand est parfaitement conscient de la relativité des choses et même de la relativité du «salut par l'art»; il décrit souvent la mort des monuments, des chefs-d'œuvre. Elle insiste sur cet aspect, qu'on entrevoit aussi chez M. Richard: dans l'ensemble, celui-ci, dans son chapitre final intitulé «La vie et l'écriture» aboutit à des conclusions semblables à celles de Mlle Grevlund. (Cf. aussi la préface de Roland Barthes à la Vie de Raneé de Chateaubriand dans l'édition «le monde en 10-18», Paris 1965.)

Pour finir, je voudrais évoquer un point controversé. Mlle Grevlund prononce
des jugements assez négatifs sur le christianisme de Chateaubriand: «conformisme
politique et philosophique du moment» (p. 75; cf. p. 77 où Chateaubriand, à



1: Une simple remarque: ce n'est pas à Chambord, comme l'affirme l'auteur (p. 152), que Raneé a connu le bonheur d'aimer.

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propos du Génie, est nommé «opportuniste»); «son christianisme affiché» (p. 85). D'autre part, elle se contredit en reconnaissant (p. 96) que le Génie du Christianisme représentait, pour Chateaubriand, une tentative d'échapper à l'angoisse, et en parlant (p. 164) de l'«ambition chrétienne» de René. Ne pourrait-on penser que Chateaubriand gardait toujours, et sincèrement, une nostalgie de Dieu, qui représentaitcet infini et cette éternité dont son désir illimité avait besoin? (Cf. par ex. MOT, t. IV, p. 592). Ou ne pourrait-on dire, avec M. Richard, que le Dieu de Chateaubriand est le Dieu de l'absence («l'immanence creuse»)?

Relevons quelques lacunes dans la bibliographie: je m'étonne de n'y trouver ni l'ouvrage d'André Vial, Chateaubriand et le Temps Perdu (Paris 1963) ni l'article d'Ôsten Sôdergârd sur «La palette sensorielle de Chateaubriand d'après René et Átala», dans Le Français Moderne, n° 4, 1962, p. 265-276.

Le livre de Mlle Grevlund n'a, en somme, rien de révolutionnaire et ne modifie pas les grandes lignes de l'image que nous nous faisons aujourd'hui de l'Enchanteur. Il apporte cependant bien des nuances nouvelles, grâce au sérieux et à l'intelligence de ses analyses. Il a de plus le mérite d'être écrit dans un style élégant et agréable.

HELSINKI