Revue Romane, Bind 4 (1969) 2

Nicolas Ruwet: Introduction à la grammaire générative, Paris, Plon, 1967. 448 p.

Michel Arrivé

Le spectacle permanent que constitue l'évolution de la linguistique est, depuis quelques années, particulièrement passionnant: on assiste en effet à une accélération continue du renouvellement des théories et des méthodes. Dans les cas extrêmes, c'est à peine si les théories ont le temps d'être appliquées avant d'être contestées et remplacées ou, au mieux, intégrées à de nouvelles théories. Ainsi par exemple, les procédures de description du texte littéraire selon les modèles de la linguistique structurale donnent lieu actuellement à de virulentes critiques venant de différents horizons idéologiques: voir la Théorie d'ensemble du groupe Tel Quel (Paris, Le Seuil, 1968) et le n° Linguistique et littérature de La nouvelle critique (décembre 1968).

C'est à un mouvement de ce type que nous fait assister l'évolution de la grammaire depuis une douzaine d'années. Issues historiquement des théories distributionnelles de Harris - selon des modalités analysées de façon très précise par Ruwet, pp. 232-240 - les théories transformationnelles, élaborées essentiellement par Noam Chomsky et ses collaborateurs, ont apporté un renouvellement complet dans les méthodes de description linguistique. Jusqu'à présent, ces théories n'étaient, à quelques notables exceptions près, formulées qu'en anglais, et le plus souvent appliquées à la langue anglaise. Le premier mérite de l'ouvrage de N. Ruwet est donc de permettre ou de faciliter l'accès de ces théories au public de langue française, et de donner plusieurs exemples - souvent les premiers - d'analyse transformationnelle appliquée au français.

Pour rendre compte de façon efficace de cet ouvrage important, il nous a semblé commode de procéder de la façon suivante: après une brève mise au point terminologique sur les différents adjectifs utilisés pour caractériser les grammaires, nous avons décrit la composition de l'ouvrage, avant de procéder à une description des grammaires génératives telles qu'elles sont présentées par Ruwet, en opposition aux grammaires distributionnelles. Enfin, nous avons fait état de quelques-unes des critiques qu'on peut adresser aux grammaires génératives.

a) Terminologie. Chez beaucoup d'auteurs, il semble que les deux adjectifs generative et transformationnelle soient utilisés de façon indifférente pour caractériser les grammaires chomskyennes. C'est ce que nous semble faire Dubois dans son article «Grammaire generative et transformationnelle», Langue française, n° 1, février 1969. En réalité, le terme génératif est beaucoup plus général que le terme transfürmationnel: «une grammaire generative n'est rien d'autre qu'une grammaire explicite, qui enumere explicitement toutes et rien que les phrases grammaticales d'une langue» (p. 32). Rien n'empêche donc de présenter une grammaire non-transformationnellesous

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formationnellesousune forme generative: on sait qu'une bonne part des travaux de Chomsky et, à sa suite, de Ruwet ont été consacrés à présenter sous une forme generative certaines grammaires distributionnelles, de façon à en apprécier la capacitégenerative (voir chapitres 2 et 3 de l'ouvrage).

b) Composition de l'ouvrage. Le premier chapitre, consacré aux «Tâches de la linguistique» (pp. 11-83), est un vaste panorama des problèmes que se pose la linguistique moderne et des méthodes qu'elle adopte pour les résoudre. L'auteur oppose une conception taxinomique de la linguistique, qui se bornerait à établir des classifications d'éléments, à une conception théorique, qui assigne pour fin à la linguistique d'«élaborer des modèles hypothétiques explicites des langues et du langage» (p. 16). Les chapitres 2 et 3 (pp. 85-171) ont pour fonction d'apprécier la capacité generative de deux types de grammaire: les grammaires à états finis

dont la puissance est limitée - et les grammaires syntagmatiques. Ces dernières ne sont autres que «le type de grammaire generative qui correspond à une grammaire de constituants immédiats» (p. 115). Leur capacité generative est plus forte que celle des grammaires à états finis. Cependant, même ces grammaires ne peuvent rendre compte d'un grand nombre de faits: elles sont inaptes, par exemple, à saisir la relation entre une phrase active et une phrase passive, ou à expliquer les ambiguïtés, par exemple celles qui se manifestent dans les syntagmes du type l'amour de Dieu. Ces insuffisances des grammaires distributionnelles ont poussé Chomsky à construire le «modèle transformationnel», qui est décrit par Ruwet dans les chapitres 4 et 5 (pp. 173-317). Le chapitre 5 a pour fonction supplémentaire de défendre le transformationalisme contre certaines critiques, en montrant par exemple qu'«il est nécessaire de formuler des restrictions sévères sur les conditions dans lesquelles les transformations par suppression peuvent opérer» (p. 259). Ainsi la critique parfois formulée de manipulation arbitraire perdra tout fondement. Il reste alors à l'auteur, «en prenant une vue d'ensemble du modèle transformationnel, à montrer comment une grammaire générative-transformationnelle conçoit, d'une manière générale, le rapport entre le son et le sens» (p. 319): c'est l'objet du chapitre 6, qui envisage les problèmes des composantes phonologiques et sémantiques des grammaires génératives.

c) Description sommaire des grammaires génératives-transformationnelles.
- à la différence des grammaires distributionnelles, les grammaires transformationnelles
tionnellesne se donnent pas de corpus (voir pp. 36-38). Elles cherchent à rendre
compte de la créativité du langage (voir pp. 50-52).

- alors que les grammaires distributionnelles se donnent d'emblée une théorie des niveaux de l'analyse (phonématique, morphématique, syntagmatique) et des relations entre ces niveaux, les grammaires transformationnelles formulent simplement le postulat suivant: «il est nécessaire de représenter les phrases au moyen de deux (au moins) niveaux de représentation distincts» (p. 87). On rendra compte des relations - souvent complexes - entre les différents niveaux par une série de règles de représentation.

- les grammaires distributionnelles ne s'intéressent pas à l'intuition du sujet
parlant Íes grammaires transformationnelles tiennent compte des jugements de
grammaticalité et d'agrammaticalité formulés par les locuteurs (passini).

- les grammaires transtormationnelles ne génèrent par les règles syntagmatiquci,

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extraites de la formalisation sous forme generative de l'analyse en constituants immédiats, qu'un nombre limité de types de phrases: les phrases déclaratives simples de structure syntagme nominal + syntagme verbal (le petit garçon mangeait des pommes, voir l'analyse de cette phrase, pp. 105-113). Pour générer les phrases des autres types, on fera intervenir, après les règles syntagmatiques,une série plus ou moins longue d'autres règles, les règles de transformation. La grammaire engendrera ainsi les phrases passives, les phrases nominales, les phrases coordonnées et subordonnées, etc. On voit de quelle façon une telle grammaireest apte à rendre compte des ambiguïtés: les phrases ambiguës seront analyséescomme le résultat unique de transformations appliquées à deux structures de base différentes. On trouvera dans l'ouvrage de Ruwet plusieurs exemples d'analyse transformationnelle appliquée au français: l'analyse de l'auxiliaire (pp. 179-188), la description des nominalisations (pp. 213-222), quelques remarques suggestives sur le subjonctif (notamment pp. 266, 337 et 403) et sur l'adjectif (pp. 405-406).

d) Quelques critiques. Nous nous attacherons ici à celui des problèmes qui nous paraît constituer la seule fragilité des théories transformationnelles: celui de la permanence du sens lors des transformations. Ruwet insiste sur le fait que «les transformations n'auraient aucun pouvoir de modifier le sens des éléments donnés dans les structures profondes, et elles auraient pour unique fonction de convertir des structures profondes en structures superficielles» (pp. 320-321; l'emploi du conditionnel semble ne correspondre qu'à une précaution oratoire). On comprend pourquoi l'analyse des phrases négatives et interrogatives, primitivement située au niveau des transformations, est désormais renvoyée au niveau des indicateurs syntagmatiques de base. Mais on peut se demander ce qu'il en est de la permanence du sens lors par exemple de la transformation passive. Ruwet a bien vu le problème, au point d'y revenir deux fois, sans parvenir à être pleinement convaincant: «entre Pierre a frappé Paul et Paul a été'frappé par Pierre, il y a une différence d'accentuation, de mise en relief, non une différence de sens» (p. 244). «Entre une phrase active (Pierre aime Marie) et la phrase passive correspondante (Marie est aimée de Pierre), la différence n'est pas de sens, mais seulement d'accent» (p. 337). Ces analyses ne reposent-elles pas sur une sorte de sournois glissement du réfèrent au sens et de celui-ci à l'«accent»? 11 est incontestable que la phrase active et la phrase passive correspondante ont même réfèrent. Mais le sens des deux phrases est différent: comment expliquer autrement le fait que certaines transformations passives sont impossibles? (voir sur ce point J. Dubois, Grammaire structurale du français: le verbe).

Mais nous avons conscience, en faisant état de cette critique, de mettre en cause les théories transformationnelles, et non l'ouvrage de Ruwet. Celui-ci nous paraît à peu près irréprochable, aussi bien par son exactitude à l'égard des théories décrites - transformationalistes et prétransformationalistes: les lecteurs de la Revue Romane liront avec intérêt et plaisir les passages consacrés à A. Blinkenberg, pp. 224-226 passim - que par la précision avec laquelle elles sont appliquées aux exemples français. Le livre fera date dans l'histoire de la grammaire française.

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