Revue Romane, Bind 4 (1969) 2

Jean Rousset: L'Intérieur et l'Extérieur. Essais sur la poésie et sur le théâtre au XVIIe siècle. Paris, José Corti, 1968. 272 p.

John Pedersen

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Que la première moitié du XVIIe siècle ait été remise en honneur par la floraison du Baruque, a déjà été assez dit. Et chacun sait que la vogue que connaît, depuis les dernières décennies, ce concept dans la critique littéraire n'a pas empêché de vive'; querelles sur l'utilité et l'emploi correct de cette étiquette dont tous les aspects (jusqu'à l'étymologie) sont constamment soumis à de nouvelles interprétations. Mais l'on sait aussi qu'une des voix les mieux entendues de cette discussion est celle de M. Rousset, dont la thèse et l'anthologie ont considérablement inspiré le débat des vingt dernières années autour du Baroque1. Il est donc évident que le nouvel ouvrage de M. Rousset, qui contient des essais portant sur ses thèmes favoris, attire l'attention de tous ceux qui s'intéressent aux problèmes du XVIIe siècle.

Il convient de dire deux mots sur la composition du livre. Chacune des trois parties centrales est bâtie sur une opposition fondamentale: la première juxtapose 'la poésie de l'introspection' et celle de 'l'ostentation', la seconde, qui est concentrée autour de Don Juan, oppose le Baroque et le Romantisme en même temps que l'illusion et la réalité, la troisième, enfin, traite des miroirs et des eaux miroitantes, autrement dit du réel et de son image. Dans cette dernière partie, M. Rousset reprend l'opposition entre le XVIIe siècle et le Romantisme qu'il avait étudiée dans la partie consacrée à Don Juan.



1: La littérature de rage baroque en France. Circe et le pann (Tose Corti 19^4.) Anthologie de la poésie baroque française (Armand Colin 1961).

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Cette composition dialectique des trois parties centrales, soulignée par les deux
pôles contraires du titre, pourrait faire craindre que la méthode de l'auteur ne soit
trop rigide, mais M. Rousset a su éviter ce danger.

Le premier cycle d'essais, intitulé Poésie de l'introspection et poésie de l'ostentation, a pour but d'abord de montrer à quel point les Théorèmes de Jean de La Ceppède sont une poésie de l'introspection, laquelle «dessine un mouvement qui s'achève toujours en réflexion et en repli sur soi» (38). Ensuite, l'auteur se propose de démontrer comment ce mouvement de l'objet contemplé au sujet méditant est complètement renversé chez les poètes marinistes en Italie comme en France. La préoccupation du monde réel qui les entoure serait, chez ces poètes, l'expression d'un mouvement en sens inverse: du sujet aux objets réels, qui représentent, selon cette théorie, leur «intimité retournée et montrée» (8). Un des mérites de cette partie de l'ouvrage est un charmant petit choix de textes présentant, en version bilingue, quelques marinistes italiens.

Dans la seconde partie, l'auteur reprend la distinction entre l'inconstance blanche et l'inconstance noire qui se trouve en germe dans La littérature de l'âge baroque et qui est développée et illustrée dans l'Anthologie. M. Rousset voit dans le Dom Juan de Molière la combinaison de ces deux inconstances et montre, avec beaucoup de finesse, quels sont les changements de structure qui modifient le mythe donjuanesque à travers les siècles. Pour M. Rousset, la dialectique entre l'inconstance blanche et l'inconstance noire, qui caractérise le Baroque, a disparu dans le Romantisme et il voit, en même temps, un changement fondamental dans l'attitude que prend l'acteur devant son rôle: les exemples du XVIIe siècle (c'est de nouveau le personnage de Don Juan qui est au centre) indiquent, à la différence de ceux du Romantisme, une tendance très nette vers la subordination de la personne au personnage.

Le troisième groupe d'essais s'inscrit dans les mêmes cercles: opposition Baroque - Romantisme par l'exploitation d'un thème déjà mis en valeur dans Y Anthologie, à savoir celui des «eaux miroitantes». L'auteur entreprend ici, selon sa propre formule, une «flânerie anthologique», flânerie d'ailleurs fort agréable, mais soumise à la loi commune à toutes les anthologies: chacun se plaira à y regretter l'absence de ses propres favoris.

Après les trois parties centrales de l'ouvrage, M. Rousset finit par mettre «le Baroque en question». A la page 243 il arrive à la conclusion qu'entrevoyait déjà son ancien maître, Marcel Raymond, qui dit: «L'idée du baroque une fois assimilée, l'appellation même du baroque paraît moins utile». (Baroque et renaissance poétique, Corti 1955, p. 63).

La fin de l'ouvrage est une promenade à Rome, qui permet à l'auteur de contempler
l'architecture romaine du Seicento et d'y trouver des parallèles dans ¡a
poésie française de la même époque.

Le livre de M. Rousset sur la poésie et le théâtre du XVIIe siècle est un événement qui mérite, sans aucun doute, l'accueil favorable qui lui est destiné, mais il demande en même temps des considérations sur la méthode et les théories qui y ont présidé. Il nous semble que les trois groupes d'essais, dans leur composition comme dans leurs concepts fondamentaux, posent des problèmes assez importants pour qu'il nous soit permis de les relever ici.

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Regardons d'abord un concept central de la première partie: l'image. On sait que c'est un concept dont le manque de précision est ordinairement accepté comme inévitable, mais la nécessité d'un instrument adéquat pour l'analyse et la description se fait ici nettement sentir. Quand M. Rousset dit: «... l'image en général, la métaphore en particulier ...» (57), il est évident qu'on saurait parler de l'image en dehors des métaphores, mais cela pourrait se faire de multiples façons, et, nulle part dans l'ouvrage, nous ne voyons d'essai de délimitation ni de distinction entre image et métaphore. M. Rousset semble préférer le terme image, ainsi en parlant des images-clés ou des images de fuite et de mouvement (58 et 75). Il nous paraît difficile, cependant, pour ce qui est des métaphores, de ne pas tenir compte du fait que ces locutions ne fonctionnent qu'à travers une co-opération de deux éléments qu'on pourrait appeler le signifiant et le signifié (,la femme est une mer': mer = signifiant, femme = signifié). Nous sommes convaincu que le travail de M. Rousset aurait gagné en clarté à mieux respecter cette bi-polarité de la métaphore, et cela aurait permis à l'auteur, quand il s'occupe des théories de Mlle de Gournay (63), de mieux discuter la distinction qu'elle établit entre les comparaisons qui juxtaposent deux objets similaires et celles qui opposent deux objets» dissemblables. C'et.l là un problème très important pour la description des métaphores, et c'est une idée lumineuse d'avoir réintroduit Mlle de Gournay dans le débat. Nous regrettons simplement que cette idée n'ait pas été mieux exploitée, et il en va de même pour les théoriciens de la seconde moitié du siècle: il est très intéressant de voir figurer les citations de Menestrier et de Le Moyne (70), mais pourquoi cacher au lecteur que si Menestrier «approuve chaudement Tesauro» dans son métaphorisme universel, Le Moyne s'est exprimé vivement là-contre? (Nous pensons à De Vart des devises, 1666, pp. 40 ss.). Aucune trace d'une telle opposition chez M. Rousset.

Dans cette partie, nous avons d'ailleurs beaucoup apprécié la plupart des analyses, notamment celle de Psyché, dont l'élégance n'enlève rien à la précision ni à la pertinence. Avouons que nous trouvons moins convaincante la synthèse de ce premier cycle d'essais. Le titre en est Poésie de l'introspection et poésie de l'ostentation, mais l'auteur ne nous a pas persuadé de la nécessité à faire de La Fontaine un 'poète de l'ostentation'. Et qu'a à voir le chapitre sur la querelle de la métaphore dans cette opposition?

Dans la seconde partie de l'ouvrage, intitulée Y Acteur glorifié, M. Rousset part de deux concepts connus par les lecteurs de son Anthologie: l'inconstance noire et l'inconstance blanche. On sait que l'inconstance noire couvre la conception de l'existence humaine comme «une ombre instable» (129) et que M. Rousset y oppose une inconstance «blanche et légère, qui va nous rapprocher de Don Juan» (130). Nous nous demandons si, par cette formule, M. Rousset est parvenu à exprimer autant qu'il voulait. Pour nous, les deux concepts représentent plutôt, l'un la condition humaine, vue d'une certaine position, l'autre une attitude parmi tant d'autres, attitude qu'on peut trouver 'blanche' ou 'noire' selon qu'on en profite soi-même ou qu'on en est la victime. Nous ne voyons pas la complémentarité qu'y trouve M. Rousset (128). Parler de la fragilité face à la frivolité aurait peutêtre été plus clair, mais moins suggestif.

Ce n'est pas par hasard que nous avons discuté ces deux concepts de M. Rousset,
car lis lui seront essentiels pour conclure. De fait, M. Roussel voil dans le Bciiuquc

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une dialectique entre l'inconstance noire et l'inconstance blanche, dialectique qui disparaît dans le Romantisme (145). Nous dirions plutôt que dans le Baroque on voit juxtaposées la fragilité (ou l'instabilité) et la permanence, tandis que, sous cet angle, le Romantisme pourrait se caractériser comme le jeu entre la frivolité blanche et la frivolité noire. Ce qui, dans cette question, nous sépare de M. Rousset est peut-être plus qu'une querelle de métaphores.

Enfin, dans la dernière partie centrale de l'ouvrage, Reflets dans l'eau, nous aimerions nous attaquer un peu à la manière dont M. Rousset utilise le concept thème. Comme pour 'image', c'est un concept qu'ordinairement on ne discute pas. Cependant, les exemples de M. Rousset, recueillis un peu partout, font regretter l'absence d'une définition tant soit peu précise. Quels sont les éléments constitutifs du thème! Est-ce par exemple la répétition dans le texte d'une notion quelconque ou peut-être son emplacement plus ou moins marqué dans le contexte? Nous nous risquons à affirmer que chez M. Rousset le concept est assez vague pour embrasser tout texte contenant les mots eau ou miroir. Comment expliquer autrement la présence du 'sonnet en -ix' de Mallarmé dans cette partie du livre? Pour nous, c'est le défaut capital de ce cycle d'essais que les textes utilisés par l'auteur dans ses comparaisons soient recueillis d'après un critère trop superficiel. C'est bien dommage, car on y trouve de fort belles pages, notamment sur les deux 'nocturnes' de Madame Bovary. Il est vrai que, dans ce texte, nous sommes loin du XVIIe siècle et de ses 'eaux miroitantes', mais pourquoi tant insister là-dessus? Le texte de Flaubert n'y gagne rien. Par contre, c'est une perspective qui en efface les vraies proportions: l'«acheminement vers l'intériorité» n'est pas du tout l'essentiel de la citation donnée par M. Rousset (218 s), et lui-même le sait mieux que personne, à en juger par les commentaires très justes qu'il propose dans les pages suivantes. Ce qui, dans le texte de Flaubert, nous paraît beaucoup plus intéressant que la comparaison avec le XVIIe est le décalage qu'établit Flaubert, à travers ces dix lignes, entre deux points de vue tout à fait différents: celui du narrateur et celui d'Emma.

Dans son dernier chapitre, M. Rousset cherche a rassembler îes nombreux fils de son ouvrage touffu. C'est ainsi qu'il semble tout résumer dans la dernière phrase du livre: «Une longue expansion qui soudain se casse et se renverse, le gonflement d'une merveille aérienne suivie d'un éclatement qui l'anéantit, c'est un rythme fondamental, celui de la bulle de savon, du jeu d'eaux, de la phrase de Bossuet ou de la fête baroque». Qu'aurions-nous à y ajouter? Que la correspondance vue par M. Rousset entre l'architecture et la poésie ne nous paraît pas exempte de toute discussion? Que la structure qu'il a si brillamment dégagée dans ces pages finales se trouverait, sans trop de difficulté, à d'autres époques ou revêtue d'autres significations, tant le niveau d'abstraction où elle se situe nous paraît élevé?

Nous préférons de loin renvoyer à une formule de l'auteur lui-même: «On ne trouverait rien si l'on ne commençait par inventer l'instrument et imaginer le scénario de sa recherche » (243). Jean Rousset a su, en maître, imaginer son scénario. Que chacun se serve de l'instrument qui lui convienne! Un terrain extrêmement fertile a été découvert grâce à l'expérience vécue et écrite par Jean Rousset: le gain en sera durable.

COPENHAGUE