Revue Romane, Bind 4 (1969) 2

Chateaubriand et Malte-Brun

PAR

PER STIG MØLLER

C'est une conséquence de la scission des sciences que les liens entre deux phénomènes risquent de passer inaperçus. Deux phénomènes peuvent, pour des raisons évidentes et facilement concevables, être rattachés à des disciplines différentes, alors que des éléments moins apparents, une fois mis en lumière, montrent le lien qui les unit par-dessus ces barrières. Ainsi des rapports entre François-René de Chateaubriand, écrivain et politicien français, et Malthe Conrad Bruun, géographe danois, connu en France sous le nom de Malte-Brun. Trois historiens de la littérature n'ont pas manqué de constater que Chateaubriand s'était inspiré des ouvrages géographiques de Malte-Brun. Garábad der Sahaghian, dans la Revue d'histoire littéraire de la France (1916), pp. 534-545, signale ce qu'a été Malte-Brun pour l'ltinéraire', Thor J. Beck, dans Northern antiquities in French learning and Hier'ature (I-11, 1934, New York), traite de l'influence de Malte-Brun sur Chauteaubriand historien; enfin, Béatrice d'Andlau, dans Chateaubriand et les Martyrs (Paris, 1952), montre le rôle de Malte-Brun dans certains passages géographiques des Martyrs. A part cela, on n'a pas approfondi l'importance de leurs rapports.

Malte-Brun est victime de la mauvaise fortune : en France, on ignore jusqu'à son nom comme critique. Les chercheurs français ne le peignent que comme géographe; quant à ceux du Danemark, ils l'ignorent à partir de ce jour où, pour délit politique, il a quitté son pays pour la France, en passant par la Suède et l'Allemagne. Sauf pendant la période située entre 1801 et 1804, d'après mes recherches, Malte-Brun a bel et bien été un critique. Déjà en 1800 et 1801, il tient une rubrique littéraire dans le Journal général de la littérature étrangère, édité par le libraire qui l'a pris, dès son arrivée à Paris en 1799, comme précepteur de ses enfants une offre reçue à l'exposition du livre à Leipzig, qui lui convenait admirablement, vu qu'il envisageait à ce moment-là de se frayer un chemin dans la vie comme libraire.

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II a très vite l'impression que la science française n'est pas très avancée en matière de géographie; c'est pourquoi, il s'attaque à cette discipline et y devient expert en bien peu de temps. En 1803, il commence avec Mentelle, le plus grand géographe français de l'époque, une géographie universelle en 16 volumes, qui fait son bonheur. Tl devient critique attitré du Journal des Débats, le plus grand quotidien de l'époque, et commence par l'analyse en 3 articles de Science de l'histoire, écrit par Chantreus. Après le dernier de ces articles (le 15 octobre 1804), il se présente au lecteur comme «M-B. danois, l'un des auteurs de la Géographie de toutes les parties du monde». Les premières années, c'est une succession d'analyses d'ouvrages tant géographiques qu'historiques. A cette catégorie appartient le journal de voyages de Chateaubriand: l'ltinéraire de Paris à Jérusalem (1811). Si la rédaction l'avait considéré comme œuvre littéraire, elle l'aurait confié à Dussault, qui avait déjà fait la critique des Martyrs. Mais Chateaubriand lui-même avait assez clairement signifié que son livre devait être pris pour autre chose que de la littérature. Cela se manifeste dans l'ouvrage, notamment dans la note suivante: «L'auteur travaillait alors aux Martyrs, pour lesquels il avait entrepris ce voyage. Son dessein était de renoncer aux sujets d'imagination après la publication des Martyrs. On peut voir ses adieux à la Muse dans le dernier livre de cet ouvrage» (L'ltinéraire, p. 74, Paris 1968).

Malte-Brun connaissait Chateaubriand avant de le présenter au public,
et cela depuis quelques années déjà. Le plus ancien témoignage en notre
possession montre qu'ils s'étaient connus avant 1809.

Dans ses Mémoires d'outre-tombe (éd. 1964; I, 2, p. 251), Chateaubriandécrit à propos des Martyrs: «Au printemps de 1809 parurent les Martyrs. Le travail était de conscience: j'avais consulté des critiques de goût et de savoir, MM de Fontanes, Bertin, Boissonade, Malte-Brun et je m'étais soumis à leur raison ». Malte-Brun a dû servir dans une certaine mesure de conseiller historique, en particulier comme spécialiste des mœurs gothiques, auxquelles notre auteur n'offrait que peu de passion.Dans l'ltinéraire, celui-ci dit à propos de son voyage à Trieste: «Je ne me détournai point de mon chemin pour voir Aquilée; je ne fus point tenté de visiter la brèche par où des Goths et des Huns pénétrèrentdans la patrie d'Horace et de Virgile, ni de chercher les traces de ces armées qui exécutaient la vengeance de Dieu» (op. cit., p. 55). Malte-Brun, dans Géographie mathématique (1803, 111, p. 304 sq.), avait décrit l'arrivée de l'odinisme en Europe occidentale. Après 1810, il peignait en détails la vie des Norois, tant dans Précis de Géographie que

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dans une série d'articles littéraires, publiés par le Journal des Débats. Il n'y a pourtant pas grand-chose de nordique dans les Martyrs. Les Gaulois ont des chevaux originaires de Rinfax et de Skinfax ; leur chant de guerre, doté d'un refrain, semble influencé par Krakumal; le nom Sicambri trouve peut-être son origine dans le nordique Sigge; enfin, les Francs sont armés de la francisque, qu'on attribuait aux Goths - mais Mallet en avait déjà parlé. Dans la préface de la première édition (1809), pour ce qui est de l'histoire, la géographie et les mœurs des Francs, celles des Gaulois et des autres barbares, Chateaubriand lui-même cite, entre autres sources, Saxo Grammaticus, Edda et les commentaires de Blair sur Ossian (p. XV); mais en tout cas il a aussi largement puisé dans Marcus Flaminius, roman de Miss Ellis Cornelia Knight, qui, sous forme de lettres, traite de l'affrontement des Romains et des Germains dans la forêt de Teutberg. De ce roman, il a par ailleurs tiré le nom de Sigismar. La vente aux enchères de sa bibliothèque, qui eut lieu en 1817, comportait l'édition originale de 1792 ainsi que Géographie mathématique de Malte-Brun et Mentelle (n° 258) et Précis de Géographie de Malte- Brun (n° 259) : le catalogue de cette vente est rappelé par Marcel Duchemindans La bibliothèque de Chateaubriand (Paris, 1932).

Dans Etudes historiques, Chateaubriand cite, comme faisant autorité pour ce qui est de l'histoire du gothique, les noms de Jordanes - que Malte-Brun avait défendu contre les attaques de Grâberg , Montesquieu et le même Malte-Brun. Il reprend la création de l'homme selon les Nordiques, telle qu'elle est décrite par Malte-Brun dans son Précis, tome II: «Odin, occupé d'embellir l'univers, crée l'homme et la femme d'un tronc d'arbre rejeté par les flots sur le rivage»; ensuite, il compare ce récit au mythe de la création selon la Bible. Dans le Discours servant à r histoire de France (1826), il pense que la migration nord-sud dans l'Europe du Haut-Moyen Âge fut une providence de Dieu, parce que, commeMme de Staël l'avait écrit 26 ans plus tôt, nouvelle foi exige nouveaux peuples. Dans ses écrits géographiques, Malte-Brun juge les Goths «vertueux et sages»; ce jugement, Chateaubriand le reprend à son compte en disant qu'ils ont le cœur simple comme cette foi. Dans l'ensemble,les deux auteurs décrivent de façon identique l'aspect extérieur et le comportement des Scandinaves. Enfin, dans le Voyage en Amérique (1827), Chateaubriand partage ou reprend cette opinion de Malte-Brun que la Scandinavie fut Ma fabrique des nations»: «Dans les langues gothiques, la Scandinavie portait le nom de Mannaheim, ce qui signifie pays des hommes, et ce que le latin du VIe siècle a traduit énergiquement

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par l'équivalent de ces deux mots: fabrique du genre humain». Le début de ce jugement s'inspire de Malte-Brun, mais la fin de Montesquieu. Malte-Brun a donc nettement influencé Chateaubriand dans sa conceptiondu déroulement de l'histoire.

De plus, Malte-Brun a aussi, en tant que géographe, aidé Chateaubriand à élaborer les Martyrs. A preuve ce qu'en dit Béatrice d'Andlau dans Chateaubriand et les Martyrs: Chateaubriand a lu tout un lot de livres sur l'Orient, mais, conclut-elle, «on peut être certain qu'il a étudié la Crète dans la Géographie de Malte-Brun...» (op. cit. p. 227). Les premières scènes des Martyrs affectent la Crète, que Malte-Brun a décrit dans le tome X de sa Géographie mathématique. Dans «l'Avis au lecteur» du tome en question, il donne cette information, qui va servir à Chateaubriand: «C'est d'après Savary et Sonnini que nous avons décrit l'île de Chypre, celle de Crète et quelques autres. . . ». C'est en juin 1804 que Chateaubriand a écrit ses scènes de Crète, et son bagage géographique repose sur Sonnini, Savary et, avant tout, Tournefort, toujours selon Béatrice d'Andlau. Lors de son voyage en Orient, Chateaubriand n'est pas passé par la Crète, il lui était donc impossible de rectifier ses notes géographiques.

Dans la Correspondance générale de Chateaubriand (I-V, Paris, 1912-24) Louis Thomas, il se trouve une lettre, datée de 1810, au destinataire inconnu. Thomas suppose qu'elle fut adressée soit à Langlès soit à Malte-Brun. L'auteur de cette lettre prie son correspondant de lui procurer un Appian en français, un Pausanias en grec, un ouvrage italien sur les monuments antiques, un guide sur l'Afrique du botaniste Dèsfontaines et l'ouvrage de Pélidor sur l'architecture (I, 248). Cette lettre fut trouvée dans un lot appartenant à Mme Victor Egger. En même temps qu'une autre, précisément destinée à Malte-Brun. Au cas où le destinataire serait Langlès, ce serait l'unique lettre qu'il eût reçue de Chateaubriand, alors que Malte-Brun, autant que je sache, a reçu de celui-ci trois autres lettres. Mais la correspondance ne se conservant que par l'effet du hasard, cet argument ne fait pas force de loi. Dans la préface de la première édition de ¡''Itinéraire (1811), Chateaubriand écrit à propos de ces deux savants: «Enfin, des savants distingués ont bien voulu éclaircir mes doutes et me faire part de leurs lumières: j'ai consulté MM. Malte-Brun et Langlès. Je ne pouvais mieux m'adresser pour tout ce qui concerne la géographie et les langues anciennes et modernes de l'Orient» (p. 43).

Le vicomte s'est aussi inspiré directement des écrits de Malte-Brun,

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et cela, il le reconnaît dans les notes de l'ltinéraire. Il dit tout net que les géographes spécialistes peuvent faire paraître de nouveaux ouvrages, qu'il ignore: «Pendant que je fais tous ces calculs, il peut exister telle géographie, tel ouvrage, où les points que je traite sont éclaircis. Cela ne fait pas que j'aie négligé ce que je devais savoir. Je dois connaître les grandes autorités; mais comment exiger que j'aie lu les nouveautés qui paraissent en Europe tous les ans ? Je n'en ai malheureusement que trop lu. Parmi les ouvrages modernes sur la géographie, je dois remarquer toutefois le Précis de la Géographie universelle de M. Malte-Brun, ouvrage excellent, où l'on trouve une érudition rare, une critique sage, des aperçus nouveaux, un style clair, spirituel, et toujours approprié au sujet » (éd. cit. p. 202).

Le père catholique Garabed der Sahaghian - tué lors du massacre de Trébizonde, pendant la première guerre mondiale a entrepris une approche de l'influence de Malte-Brun sur Chateaubriand géographe. A sa mort, seules ses recherches à travers Vltinéraire et le Voyage en Amérique seront achevées: il s'y est surtout attaché à retrouver les nombreux emprunts faits par Chateaubriand à la revue de Malte-Brun Annales des Voyages. Dans le n° 5 de cette revue, Malte-Brun avait réédité le «Mémoire sur la mer Morte» de l'Allemand Bushing, en y adjoignant ses propres notes. Sahaghian cite 14 cas où Chateaubriand s'inspire de Bushing, et même un cas où il s'approprie une note de Malte- Brun; en plus, 4 cas où il reproduit des passages entiers de Seetzen, dont les lettres sont soigneusement publiées par la revue en question. Seetzen indique sèchement dans sa correspondance que Chateaubriand n'a pas foulé tous les endroits qu'il se vante d'avoir visités; que lui-même n'a trouvé aucune trace de voyageurs français sur les lieux qu'il a visités «... quoique M. de Chateaubriand eût dû se trouver dans ces contrées peu de temps auparavant». Ce à quoi Chateaubriand répond dans une note de Pltinéraire, s'en rapportant à la lettre de Seetzen à Zach publiée par les Annales des voyages: «M. Seetzen, qui passa à Jérusalem, quelques mois avant m0i...» (éd. cit. p. 314).

Pour son Voyage en Amérique aussi il a puisé à pleines mains dans les ouvrages de Malte-Brun, qu'il cite dans la préface en même temps que d'autres sources: «Si les lecteurs désiraient en savoir davantage ils peuvent consulter les savans ouvrages des d'Anville, des Robertson, des Gobelin, de;> Malte-Brun, des Walkcnacr, de^ Pinkerton, des. . .»; mais Sahaghian soutient, preuves à l'appui, que «la préface du Voyage en Amérique est la transcription abrégée d'une œuvre de Malte-Brun:

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Précis de Géographie». En effet, Chateaubriand traite de la géographie dans le même ordre historique que Malte-Brun: Moïse et l'Arménie, la Grèce, la chrétienté primitive, le monde arabe et, pour finir, les dernières explorations; la liste de Malte-Brun s'arrête en 1817, celle de Chateaubriandva légèrement au-delà.

Avant la parution du Y Itinéraire en mars 1811, le savant allemand Alexandre de Humboldt écrit une lettre à Malte-Brun: cette lettre est reproduite dans la Correspondance scientifique et littéraire (Paris, 1869) de Humboldt (tome il, p. 55) et, d'après les indications de Victor Adolphe, le fils de Malte-Brun, elle eût été écrite entre 1811 et 1815. Cependant, il n'est pas difficile de préciser un peu plus la date. Dans sa lettre, Humboldt demande à Malte-Brun de présenter son livre Essai politique sur le royaume de la nouvelle Espagne, qui, précise-t-il, doit paraître le ler1er mars. Malte-Brun fait la critique du livre en 2 articles dans le Journal de l'Empire (le nouveau nom du Journal des Débats, agréé par Napoléon en 1805), le 9etle2o avril 1811. De plus, Humboldt écrit dans sa lettre: «M. de Ch. a eu un accès de fièvre; je l'ai vu hier, il se propose de vous conduire chez M. de Fontanes, et j'espère que je vous verrai, à la fin, à la place que je désire depuis si longtemps pour vous ». Réglons d'abord cette question de date. Dans une lettre à Malte-Brun, datée du 5 mars 1811, Chateaubriand signale qu'il a été malade. Le livre de Humboldt devant paraître le ler1er mars, la lettre qui l'annonce est donc datée de la fin février. A ce propos, il est fort intéressant de savoir que le même passage nous apprend l'intention de Chateaubriand de présenter Malte- Brun à son ami intime de Fontanes - cela n'a pas encore eu lieu, quoiqu'ils se connaissent depuis deux ans -. On peut bien en conclure que Malte-Brun n'appartenait pas à l'entourage immédiat de Chateaubriand. Ensuite, la phrase nous dévoile aussi que Malte-Brun a sollicité un emploi que de Fontanes pouvait lui procurer. Celui-ci, grand-maître de l'Université impériale en 1808, est maintenant sénateur, depuis 1810. C'est l'un des hommes les plus influents pour l'octroi de hautes fonctions dans l'enseignement. Malte-Brun a toujours souhaité une rencontre avec lui: dans une lettre de remerciement qu'il reçoit de Chateaubriand, pour la présentation de l'ltinéraire, celui-ci revient encore à ce sujet. Cette lettre, qui se trouve dans la «Nouvelle Collection Royale» (3525, n° 129), à la Bibliothèque Royale de Copenhague, s'exprime ainsi:

«J'ai passé, Monsieur, plusieurs jours à la campagne et je suis revenu
malade à Paris. C'est ce qui m'a empêché de vous remercier plutôt de
votre dernier article. Il est excellent et d'une obligeance extrême pour

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moi. Je vous prie, Monsieur, de remercier M. Etienne, M. Martin et toutes les personnes qui ont pu seconder votre bonne volonté. S'il vous est possible don (sic! ! dans) quelque temps de dire un mot de la seconde édition qui va bientôt parroître vous rendriez service à moi et à le Normant;mais rien ne presse. J'ai trouvé le passage de Spon et de Tournefort,qui me justifie entièrement sur le Granique du moins comme voyageur qui ne prétend à aucune science. Je suis toujours à vos ordres pour M. de Fontanes; vous pouvez disposer de moi. Je vous renouvelle, Monsieur, l'assurance de toute ma reconnoissance et de mon entier Dévouement, de Chateaubriand. A 5 mars 1811 ».

A ce point de vue-là, l'influence de Chateaubriand sur de Fontanes
ne fut pas d'un grand secours: Malte-Brun n'eut jamais de chaire en
France.

En tout, Malte-Brun écrit 4 articles à propos de l'ltinéraire. Dans le premier, qui couvre 2 pages du Journal de l'Empire (4 mars 1811), il dit dans l'introduction que le voyageur est plus intéressant que le voyage lui-même; là-dessus, il enumere les œuvres de l'auteur. La conception du Génie du Christianisme que toute esthétique tire sa source du christianisme lui fait apporter un commentaire critique: par exemple, dit-il, la poésie descriptive existait avant; d'autre part, cette religion n'a pas réduit les passions humaines autant que le prétend l'auteur; enfin, dans ce livre le talent de l'auteur n'a pas encore atteint la maturité dont sont empreintes les œuvres ultérieures. Malte-Brun a donc changé d'opinion car, dans deux articles précédents, l'un du 24 août, l'autre du ler1er septembre 1806, intitulés «Sur les fêtes publiques chez diverses nations», il citait précisément le Génie à l'appui pour dire que c'est le christianisme et non l'athéisme qui donne naissance aux grandes œuvres.

Analysant ensuite les Martyrs, Malte-Brun trouve que ce livre a été trop sévèrement jugé. Pourtant, il se passerait volontiers lui aussi de «l'invocation aux Muses qui, dans ses principes, ne sont que d'élégans fantômes», des allusions à l'actualité et des plaintes personnelles: «Homère ... n'a pas une seule fois montré ses contemporains ni lui-même », écrit-il. En étudiant ses autres critiques, on s'aperçoit qu'il ne faut pas, partant de celle-ci, conclure qu'il est contre le subjectivisme. Au contraire. Dans l'introduction, il défend le subjectivisme de l'ltinéraire; seulement, il ne l'approuve pas dans les Martyrs, qui se présente comme une épopée en prose et, de ce fait, doit être traité comme tel.

Puis il traite du style de l'écrivain et s'attache plus particulièrement
au pittoresque, en soulignant «le superbe tulipier des bords de l'Ohio»,

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peinture dont les contemporains se sont moqués, notamment en faisant
une description poétique d'un champ de pommes de terre «Ah, là, là».
Il indique ajuste titre, comme modèle à ce style, le Télémaque de Fénelon.

Enfin il en arrive à l'œuvre en question, la dernière en date, Vllinéraire. D'emblée il montre qu'il a compris en quoi consiste le propre de l'auteur: «J'avoue que j'aime mieux la tristesse que la gaieté de M. de Chateaubriand: il est plus lui-même lorsqu'il pleure que lorsqu'il rit». Comme précédemment, il s'appesantit sur ce style moderne, mais aussi, il loue en homme de métier l'exactitude des descriptions et le côté géographique de l'œuvre.

Le 13 mars, Malte-Brun publie le 2ème volet de la critique, qui est aussi long que le ler1er et dont il consacre la majeure partie à l'exposé de ses propres théories sur l'importance de l'imagination dans une œuvre d'art. Il ne parle de Chateaubriand que lorsqu'il se demande si, chez un poète, la façon de voir les choses peut être utile au savant: «Nous pensons donc que le voyage d'un poète peut non seulement amuser et intéresser, mais même quelquefois instruire le géographe, le physicien, le naturiste»; suit alors la reproduction d'une longue description d'une tribu arabe de nomades, parue dans l'ltinéraire.

Dans le 3ème et dernier article (1er avril 1811), il aborde le sujet en géographe. Il reproduit le contenu géographique de l'œuvre et ajoute des faits relatifs à la Terre sainte. Il reproche à Chateaubriand quelques erreurs qu'il aurait pu éviter, et l'excès de références dans la description de Jérusalem, qui prend «la couleur d'un mémoire lu à l'Académie des inscriptions». Qu'il fît vraiment foi aux descriptions d'un poète - tout au moins d'un poète comme Chateaubriand - ressort d'un article paru le 7 août 1821 dans le Journal des Débats et intitulé Panorama d'Athènes, dans lequel il brosse un tableau de l'histoire de cette ville, de ses mœurs et de son aspect géographique, citant maintes fois, à l'appui, des indications fournies par Chateaubriand.

Ces trois articles valurent à Malte-Brun 3 - peut-être 4 - lettres de Chateaubriand. En l'occurrence, celle qui date de 1810 et qui fut écrite pendant l'élaboration du livre. Une seconde, datant du 5 mars 1811 et reproduite, pour la première fois, dans cet article (voir plus haut). Une troisième, qui, elle non plus, n'a jamais été reproduite auparavant, et qui se trouve dans la «Nouvelle Collection Royale» à Copenhague, sous l'étiquette 226511, 2°; en voici la teneur:

«Je vous remercie bien sincèrement (sic!), Monsieur, du nouvel article
que vous avez donné sur l'ltinéraire: il est très bon pour vous et pour

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moi. J'aurai l'honneur de vous voir Demain ou après Demain, et nous converserons ensemble. Je serois bien fâché de vous engager dans ma querelle avec M.S. ce n'est pas que je craigne les petits ou les grands (illisible), mais au fond il vaut mieux laisser passer cela pour le moment ; d'autant plus qu'en dernier résultat les articles sont favorables.. .». Suit la formule habituelle de politesse et la date, qui se limite à «ce jeudi matin».

Qui est ce S., je l'ignore. Ce qu'on peut dire, c'est que Chateaubriand était très sensible à la critique, sous une apparence sereine. Il essayait même, derrière les coulisses, d'influencer le débat soulevé par ses œuvres. Ainsi, par exemple, lutta-t-il longtemps pour faire annuler le jugement de Hoffman sur les Martyrs. Dans une lettre datée du 15 mai 1809, il écrivait à la suite des critiques soulevées par les Martyrs: «... il faut laisser parler mes amis».

La quatrième lettre, datée du 4 mars 1811, figure dans la Correspondance
générale de Chateaubriand (op. cit. I, 253). Chateaubriand y remercie

«votre excellent article: il vous fera beaucoup d'honneur. Je vous remercie pour mon compte et du plaisir que j'ai eu à vous lire et du bien que vous avez bien voulu dire de moi dans cet article. J'aurois désiré que les deux mots génie de la France n'eussent pas été souligné (sic!) parce qu'ils ne le sont pas dans l'original; cet (sic!) un petit malheur. Croyez, Monsieur, à ma reconnaissance sincère, et à mon entier dévouement. Toutes les personnes qui ont lu votre article en sont enchantées. Veuillez remercier pour moi Etienne. Dussault a eu la bonté de dire deux mots de l'ltinéraire dans un article qui a précédé le vôtre, et je lui en suis infiniment obligé. Votre affectionné et dévoué serviteur ».

Cette lettre soulève quelques problèmes; en effet, nous possédons aussi une autre lettre de remerciement, datée du lendemain, soit le 5 mars, et Chateaubriand n'en a probablement pas écrit deux à propos du même article, paru le 4 mars. Il ressort clairement de celle du 5 qu'il n'en a pas écrit du tout depuis longtemps - et la date du 5 y est nettement mentionnée, au bas du texte - Si l'on veut contester cette date, il faudra alors admettre qu'il y a eu une faute d'inattention de la part du signataire,sans doute encore affaibli par la maladie. Il est étrange qu'il ne soit nullement question de cette maladie dans la lettre du 4. Il a été malade vers le lpr mars, et la lettre de Humboldt à Malte-Brun est là pour en témoigner: cette lettre, nous avons trouvé plus haut les raisons de la dater de la fin février. Si la lettre du 5 est contestée, c'est que Humboldta

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boldtaalors pensé avril au lieu de mars: Chateaubriand aurait ainsi commis la même faute, et les excuses pour les remerciements tardifs concerneraient l'article du ler1er avril, non celui du 4 mars. Cela concorde très bien avec le fait que la seconde édition du livre est sous presse (elle paraîtra le 30 avril) et avec l'expression «votre dernier article», celui du 4 mars étant le premier. C'est là cependant supposer trop de fautes de datation. La lettre du 4 mars, reproduite par Thomas, comporte des signes manifestes qui en font la première, notamment que, avant Malte- Brun, d'autres que Dussault auraient fait la critique de l'ltinéraire, si elle avait été écrite plus tard; de même, celle du 5 comporte des signes manifestes qui en font une nouvelle lettre, mais écrite un peu plus tard. Seulement les faits sont éloquents: la lettre de Humboldt à Malte-Brun, qui concorde avec le temps, la maladie de Chateaubriand et l'allusion à de Fontanes font que la lettre du 5 est datée correctement. Dans un premier cas, on peut considérer que c'est un brouillon ou une lettre non expédiée qui figure dans la collection de Mme Victor Egger et que signale Thomas, à savoir celle du 4. Chateaubriand aurait ainsi écrit cette lettre le 4 mars et s'en serait servi pour rédiger celle du 5, reçue par Malte- Brun: car c'est bien à Copenhague qu'elle a fait son apparition, entre les mains de Danois. Il n'est pas possible de trouver une lettre de Malte- Brun à Chateaubriand qui puisse éclaircir le mystère, ce dernier ayant l'habitude de brûler tout le courrier reçu. Le problème n'est pas résolu : nous avons un ouvrage et, le concernant, 4 articles et 4 lettres, dont l'une antérieure à la parution du livre, et les 3 autres, postérieures. L'une des deux déclarées postérieures à l'article du 4 mars, fut ou mal datée ou inemployée. Il faut admettre, quoique ce soit peu probable ici, qu'il peut s'agir d'une mauvaise interprétation de cette date du 4 mars; en tout cas, Thomas signale qu'il lui est arrivé de renoncer à déchiffrer les lettres de Chateaubriand (op. cit. I, VIII).

Le dernier article paraît longtemps après, dans les Annales des Voyages (tome XVIT, 1812), sous forme d'une longue analyse, à l'occasion de la seconde édition de /''ltinéraire. Il est dû aux attaques «dictées par l'esprit de parti» dont le livre fut l'objet depuis sa parution. Dans l'ensemble,Malte-Brun se contente pourtant d'y répéter ses trois premiers articles - il le signale lui-même dans l'introduction - mais en leur donnant plus d'ampleur. Il sait bien que l'auteur est à même de s'élever au-dessus des critiques que «l'homme de génie» est sûr d'essuyer à Paris, et il ajoute: «mais peut-être nous permettra-t-il de le défendre contre ceux qui n'apprécient pas l'utilité d'une belle imagination dans la recherche

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même de la vérité matérielle» (p. 121). Plus loin, notre critique démêle de façon particulièrement intéressante les raisons qui ont poussé Chateaubriandà avoir une autre impression de la Terre Sainte que la plupart des voyageurs et des géographes, dont lui-même. On a l'impression, dit-il, que Chateaubriand a vu dans cette région «une contrée vouée à une désolation surnaturelle par l'effet de la colère divine. .. Si les couleurs sous lesquelles ce grand écrivain peint la Terre-Sainte en général sont plus rembrunies, il faut en chercher la cause dans les dispositions particulières du voyageur; c'est en pèlerin qu'il visite ces lieux. Les terreurs religieuses l'environnent, un saint effroi le pénètre, et le sombre ange de prophétie vient inspirer ce talent étonnant, qui, psu de pages plus loin, trace avec tant d'éclat et de grâce le tableau de la Grèce et de TAsie-Mineure » (p. 125 sq.). Cette plaidoirie est intéressante dans ce sens que le défenseur recourt à la méthode biographique pour la compréhension d'une œuvre poétique. Une méthode qu'il va un peu plus tard utiliser dans un article sur Sheridan, et qui fait de lui un devancier de Sainte-Beuve. Ensuite, il cite un passage du livre où Chateaubriand décrit les tombes turques, en ajoutant ces remarques: «Ces tableaux, si pleins de naturel et de simplicité, si brillans de coloris, si habilement contrastés, ne laissent-ils pas dans l'esprit plus d'idées positives, vraies et justes, que n'en auroient fait naître une froide dissertation?» (p. 127). Ici, Malte-Brun touche du doigt les traits qui caractérisent le style romantique de Chateaubriand et qui ont valu à celui-ci des ennemis parmi les attardés de la critique classique: la simplicité, la vraie impressionde la nature, les couleurs et les contrastes.

Malte-Brun fut pour l'ltinéraire un critique averti et compétent, le meilleur qu'eut Chateaubriand. Si les lettres de celui-ci témoignent plus de respect que de chaude amitié, sa prise de position pour Malte-Brun, dans sa querelle avec l'éditeur Dentu en 1811, témoigne, elle, de reconnaissance.Dentu avait édité Moyens de parvenir, un livre qui devait prouver que Malte-Brun avait conçu sa Géographie à coup d'emprunts aux œuvres de l'Anglais Pinkerton, œuvres dont, précisément, il fit une critique si négative qu'elles ne purent se vendre. Malte-Brun répondit dans plusieurs écrits, Dentu continua ses attaques, et cela jusqu'au jour où, par jugement, le tribunal décida que Malte-Brun s'était bien inspiré de Pinkerton mais pas au-delà des limites permises. Dans un de ses écrite apologétique^, Analyse fidele, Malte-Brun inséra de:> lettre^ de Neufchâteau. Humboldt. T angles. Chateaubriand et autres. T,a lettre de Chateaubriand, à qui il avait transmis un libelle de Dentu laissant

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entendre que lui, Malte-Brun, était la source des erreurs géographiques
de rltinéraire, dit en substance:

«Monsieur, j'ai lu la brochure que vous avez bien voulu m'envoyer. L'article qui me concerne m'a paru extraordinaire. Les éloges que j'ai donnés à vos ouvrages ne m'ont été arrachés que par vos talens. Vous n'aviez point vu mon Itinéraire avant qu'il eût été publié; je m'étois borné à vous demander quelques renseignemens sur des mémoires et sur des voyages dont je ne connoissois que le nom. S'il y a des erreurs géographiques dans mon Itinéraire, elles viennent uniquement de mon ignorance ou des autorités que j'ai suivies: par exemple, Spon et Tournefort prennent, comme moi, le Sousinghirli pour le Granique. Quant aux ruines de Sparte, j'ai si peu prétendu les avoir découvertes, que j'ai nommé dans l'introduction de l'ltinéraire, et dans l'ltinéraire même, tous les voyageurs qui ont reconnu avant moi les fameuses ruines, tels que Giambetti, Vernon, Leroi, l'abbé Fourmont, d'anse de Villoison, etc....» (p. 6).

Depuis, Malte-Brun ne fait plus la critique de Chateaubriand, ce qui ne l'empêche pas de vanter ses qualités littéraires. Dans le n° 23 de son périodique Le Spectateur, il reproche à l'Académie d'avoir reçu Campenon au lieu de Baour de Lormian comme successeur de Delille, et l'attaque violemment dans sa raison d'être, en intitulant son article La séance de r Académie française pour la réception de M. Campenon. Il faut des gens qui soient de taille, écrit-il, des gens avec une série de chefsv_i Œuvre ucrncre soi. i^Si,-ce vraiment une nécessite a^/soiue, une tCne académie? Quels travaux «cette illustre compagnie» a-t-elle fait jaillir? Quel est son but? Va-t-elle plus loin dans les théories littéraires? S'il arrive enfin que l'un de ses membres tire un chef-d'œuvre de sa poche, ce n'est pas par la grâce de l'Académie, bien au contraire, «pour réussir, il a dû se tenir hors de l'atmosphère académique». N'est-elle pas le soutien de la littérature? «Y pensez-vous? Elle dénigre et décrie les Martyrs et le Génie du Christianisme». Il ajoute que, dans ses ouvrages, Campenon se manifeste comme un «écrivain pur, élégant et gracieux, mais dépourvu de verve, d'imagination, de coloris, en un mot, il ne nous paroît point né poete». Jugement qu'il établit selon les canons décelés chez Chateaubriand, qui, plus tard, vont charpenter le romantisme. De s'opposer à ces canons fut fatal à l'Académie. La botte que Malte-Brun lui porte ne peut se comprendre qu'en raison de la rancœur que Chateaubriand garde contre elle.

Maintes fois Malte-Brun prend la défense du style pittoresque et

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subjectiviste. Il est cependant amené un jour à le désapprouver, en contradictionflagrante avec lui-même, mais au fond de façon logique. Analysant,dans La Quotidienne du 9 décembre 1815, Antigone, un roman héroïque et pseudo-antique de Ballanche, il en loue tout aussi bien l'aspect poétique de la prose que le modelage plastique de la matière: «M. Ballanche nous a tracé un tableau qui, à chaque moment, rappelle délicieusement le goût de l'antiquité, relevé par quelques sentiments empruntésau christianisme». Jusque-là, notre critique est en accord avec ses articles antérieurs: la prose poétique, le sens de l'antique (Malte- Brun et Boissonade furent les pionniers d'une nouvelle conception de l'antiquité), un peu de christianisme; mais plus loin, il reconnaît que l'auteur, quoiqu'élève de Chateaubriand, a su éviter «ce qui s'éloigne de la simplicité des anciens», c'est à dire précisément le style pittoresque et subjectiviste. Cependant, comme nous l'avons vu dans son analyse des Martyrs, pour lui il était essentiel que l'œuvre s'en tînt étroitement au genre: un roman d'obédience antique devait de ce fait éviter de moderniser la langue. Ce qui ici est une qualité ne l'est pas forcément là.

Nous avons déjà vu comment, face à l'Académie, Malte-Brun avait pris sous son aile l'honneur et la notoriété de Chateaubriand. Ce même rôle, il le joue encore en analysant l'Eloge de saint-Jérôme dans La Quotidienne du 23 mai 1817. Cette fois, il trouve impardonnable que le Génie du Christianisme ne soit pas mentionné à propos de la renaissance chrétienne. Certes, il a découvert auparavant des erreurs, dans ce livre, tout comme Boissonade, qui a même proposé à l'auteur de les rectifier et ainsi de faire du livre un chef-d'œuvre; l'ouvrage n'en garde pas moins, à ses yeux, toute sa valeur. Dans son roman Les Partis, Malte-Brun fait la critique du chapitre du Génie du Christianisme «où l'éloquent auteur s'est égaré dans des jeux de mots sur les diverses trinités de la nature», mais il continue: «ce qui n'est qu'une petite tache dans un magnifique ouvrage...« (p. 225).

La dernière fois que Malte-Brun écrit sur Chateaubriand, c'est en 1824, en dédicaçant le Traité de la légitimité. Ce traité, sous forme d'une série d'articles, a pris le départ dans La Quotidienne de Michaud en 1817, et s'est poursuivi dans le Journal des Débats de Bertin, après le passage (en 1818) de Malte-Brun du premier journal au second. Les idées de Malte-Brun sur la légitimité seront par la suite appuyées par de Bonald dans ses articles Sur la Grèce. La dédicace en question est une longue lettre que Malte-Brun adresse à Chateaubriand, auquel il désire rendre hommage, maintenant que celui-ci est persécuté sur le plan politique,

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comme il lui rendit hommage lorsqu'il était persécuté sur le plan littéraire;cela,
en se référant avant tout aux articles de 1811 et 1812.

Les noms qui ont joué un rôle dans les antécédents du Traité forment un groupe politiquement solidaire à partir de 1814. Tout indique que ce sont ces personnes-là qui d'un jeune révolté danois ont fait un ardent défenseur de la légitimité, la tradition, le christianisme.

Après les 10 ans de l'Empire, où il n'est possible de parler librement que d'art et de littérature, les activités politiques sont de nouveau permises. Des gens comme Chateaubriand, Guizot, Prosper de Barante, Michaud et Malte-Brun, qui jusque-là ne se sont occupés que de littérature, vont se lancer dans l'arène politique. C'est pourquoi, après 1814, Malte-Brun étudie en Chateaubriand bien plus souvent le politicien que l'écrivain. Il le justifie et le défend face aux libéraux, comme Benjamin Constant; après 1817, face aussi aux traditionalistes, comme de Bonald dont les idées sont au fond plus proches des siennes que celles de Chateaubriand: seule l'amitié peut expliquer de telles prises de position.

En 1814, dans le premier numéro du Spectateur, Malte-Brun présente de Chateaubriand l'œuvre maîtresse sur le plan politique: De Buonaparte et des Bourbons. Il trouve dans ce livre des pages «dignes de Tacite et de Démosthène», ce qui peut être une allusion au fameux article de Chateaubriand, publié par le Mercure du 4 juillet 1807, dans lequel ce dernier identifiait Napoléon à Néron et s'identifiait lui-même avec Tacite. L'ouvrage est cependant si connu qu'au lieu d'en faire l'analyse, le critique se contente «d'offrir de nouveau à l'auteur ce tribut d'admiration que nous avons osé lui payer à des époques où étoit ordonné de le dénigrer»; là-dessus, il renvoie encore le lecteur aux analyses de l'ltinéraire, venus à un moment où l'auteur était discrédité tant sur le plan politique que littéraire. Quand, dans ses Mémoires d'outretombe (op.cit. p. 11,315), Chateaubriand dit que Malte-Brun a publié dans sa gazette La Semaine la lettre compromettante de «Brutus Buonaparte», il fait erreur. C'est dans Le Spectateur que cette lettre a été publiée (N° I, p. 18). Malte-Brun n'a jamais été rédacteur de La Semaine.

Dans le n° 16 du même journal, il publie un article sur Du Sacerdoce, à l'occasion de la réédition de cet écrit antiroyaliste et anticatholique de Chateaubriand. En y défendant le droit qu'a Chateaubriand de changer d'opinion, il défend le sien propre. Ce qui ne l'empêche pas, peu après (octobre 1815), d'être catalogué comme la pire girouette par le manuel politico-satirique Dictionnaire des Girouettes. Quand géographes,médecins et autres ont le droit de réviser leurs jugements à

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l'apparition d'éléments nouveaux, se défend-il, pourquoi pas les politicienset
les moralistes? D'ailleurs, il ne trouve pas du tout que les
opinions de Chateaubriand soient si contradictoires qu'on le prétend.

Début 1815, il est aux côtés de Benjamin Constant pour rédiger les fondements d'une constitution. Dans le journal constitutionnel de Michaud, La Quotidienne, il publie une série d'articles politico-théoriques: le 3 avril, De la meilleure base d'un système représentatif; le 9 avril, Du Sénat héréditaire chez les nations anciennes et modernes; le 28 avril, il prend la défense de l'Acte Additionnel de Constant, un pas vers une nouvelle constitution. Même si dans son Apologie de Louis XVIII il s'est opposé à Napoléon, cela ne l'empêche pas de le soutenir dans ses efforts en vue d'une constitution. Le 18 juin 1815, c'est la défaite de l'Empereur à Waterloo: les royalistes s'apprêtent à reprendre le pouvoir. Le 3 juillet, Chateaubriand publie son Rapport sur l'état de la France, fait au Roi dans son conseil; Malte-Brun loue ce rapport «où nous avons cru reconnoître des sentiments analogues aux nôtres». Maintenant, il ne considère plus les Cent-Jours comme une révolution mais comme un événement fortuit, quoique, dans un article du 19 avril, il ait signalé qu'en installant Louis XVIII par la force des baïonnettes on semait de nouveau le vent de la révolution. Même si, de 1815 à 1826, il est systématiquement accusé d'être une girouette comme Constant, il a toujours une raison solide de changer ses prises de position. Par exemple, il ne revient pas à Napoléon à son retour d'Elbe, comme tant d'autres le font. Au contraire il publie, d'abord sous forme d'article dans le n° 29 du Spectateur, ensuite sous forme de livre, en mai 1815, son Apologie de Louis XVIII. Un livre qui, en l'espace de deux mois a trois éditions, malgré l'interdiction d'en parler faite au Journal de l'Empire, à La Gazette de France et au Journal de Paris; l'ouvrage, par contre, a droit à une critique dans La Quotidienne du 5 juillet 1815, qui le présente comme la meilleure apologie du roi parue à ce jour.

Dans la préface de la ïeme édition, datée du 22 juin 1815, donc après Waterloo, Malte-Brun écrit qu'il ne propose Louis XVIII que parce qu'il est le seul à pouvoir rallier toutes les voix et par là à réussir le retour à la paix: Napoléon II n'attirerait sur lui que la haine de l'Europe. Ce que Malte-Brun souhaite, c'est «une liberté républicaine sous des formes monarchiques, qui éteindront l'esprit anti-social de l'anarchie, qui enchaîneront le zèle aveugle des royalistes outrés», auxquels il appartiendralui-même par la suite: c'est pour les mêmes raisons que Chateaubriand a défendu les Bourbons, et Constant Napoléon. Ce raisonnement,Malte-Brun

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sonnement,Malte-Brunle tenait déjà dans son pamphlet de jeunesse, Jerusalems Skomagers Rejse til Maanen (Le Voyage dans la lune du cordonnier de Jéiusalem): dans le chapitre 8, le régent proposait une nouvelle constitution, un régime intermédiaire entre la monarchie et la république, l'Etat s'appuyant sur une assemblée constituée par les plus sages du pays, qu'il devait lui-même désigner. Ce qui déchaîna contre lui les foudres de Frédéric VI.

Sous la Restauration, il glisse rapidement à droite, plus loin que Chateaubriand, et le 22 décembre 1816, il en devient conscient. Ce jour-là, dans un article intitulé Revue de quelques ouvrages sur le gouvernement représentatif, il s'en prend d'abord à une série d'apologies du régime représentatif qu'il vient de défendre, et rue contre Peudémonisme, auquel, jeune pamphlétaire danois, il avait auparavant applaudi: «... tous ces professeurs du bonheur public commencent par faire le malheur des rédacteurs des journaux (parce qu'ils doivent les lire) ». Cependant, il s'inquiète de son désaccord avec Chateaubriand et Fiévée, son ancien rédacteur en chef du Journal des Débats'. «Je n'ai donc ni tout à fait raison ni tout à fait tort», dit-il. C'est donc sous l'influence de Chateaubriand que Malte-Brun a modifié ses opinions.

Malte-Brun revient alors promptement à l'aile politique de Chateaubriand et, dans l'hiver 1817-18, il publie le roman politico-satirique Les Partis, esquisse morale et politique. 19 chapitres relatant la vie et les conversations en France de Sir Charles Crédulous. Satire sur la stérilité

de l'esprit de parti, qui domine la France et écarte ainsi Chateaubriand de toute participation. En 1817, Chateaubriand est renié par le roi, et ses revenus en deviennent si maigres qu'il doit liquider sa bibliothèque. Déjà en 1816, il rompt tout lien avec de Fontanes pour motifs politiques; en 1817, avec de Bonald dont il critique, le 21 mars, l'article paru le 19; le 18 septembre, il condamne Mole, qui de nouveau a du succès. En revanche, il se rapproche de Lamennais en lui adressant, le 11 mai 1818, une lettre enthousiaste, et, le 5 août 1818, il prie de Bergasse de l'aider, en termes émouvants. Il remonte ainsi à la surface. C'est dans ce contexte politique qu'il faut situer le roman en question: Malte-Brun l'a créé pour aider Chateaubriand à récupérer ses forces, ou tout simplement pour répondre à sa demande.

Sa reconnaissance pour l'appui que Malte-Brun, depuis 1809, lui a assuré et sur le plan politique et sur le plan littéraire, Chateaubriand va la manifester en participant à la fondation de la Société de Géographie, qui est l'enfant chéri auquel Malte-Brun prend l'initiative de donner

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corps et vie et qui a retenu le nom de celui-ci pour la postérité. Dans son premier recueil, la Société dresse la liste des fondateurs du 15 décembre1821, dont Chateaubriand. Celui-ci est élu second vice-président, tandis que Malte-Brun devient secrétaire du comité central.

Malte-Brun meurt le 14 décembre 1826, alors qu'il est attaché au Journal des Débats comme spécialiste des affaires étrangères. Quelques jours après sa mort, 23 savants français, auteurs et critiques, écrivent à Juel, ministre danois à Paris, pour lui demander une pension en faveur des héritiers de Malte-Brun, condamnés à de tristes conditions de vie.

Le ministre transmet la requête en y joignant un avis favorable (6 janvier 1827). Le département des affaires étrangères l'appuie à son tour auprès du roi, qui, 27 ans auparavant, condamnait à la proscription à vie celui qui avait déjà pris le chemin de l'exil. Par ordonnance datée du 3 février 1827, le roi montre qu'il n'a pas oublié le jeune rebelle, devenu depuis, en France, l'un des plus ardents défenseurs de la monarchie, citant à maintes reprises en termes élogieux le roi et ses activités gouvernementales. Par ce rescrit, Frédéric VI ordonne «qu'il soit mis à la disposition du département royal des affaires étrangères une somme de 1000 francs, allouée très généreusement à titre de gratification aux héritiers de Malthe Bruun, décédé à Paris ». Donc pas de pension. Dans la requête, il était pourtant précisé à propos du défunt que «ses nombreux ouvrages lui ont acquis l'estime et la reconnaissance des savans non seulement de la France, mais encore de l'Europe entière».

Parmi les signataires de la lettre figurent Silvestre de Sacy, Adrien Balbi, Quatremère, Naudet, Boissonade, A. von Humboldt, J. P. Abel de Rémusat, Hase, Gail, Saint-Martin, Amaury-Duval pour ne citer que les plus connus, et en bonne place Chateaubriand. Mais c'est précisément la présence de celui-ci sur la liste, présence certes bien intentionnée, qui a plus ou moins refroidi le roi. En effet, ce dernier, ayant réclamé le paiement de 23 millions cinq cent mille francs de dommages de guerre, essuya un refus de la part de Chateaubriand, alors ministre des affaires étrangères. Camouflet que le roi a du mal à oublier. On peut penser que, puisque le ministre a refusé le paiement des dommages, il ne peut, lui, accorder de l'argent audit ministre, au profit des héritiers laissés par l'un de ses amis.

Ainsi donc l'amitié entre Chateaubriand et Malte-Brun leur a survécu. La question reste posée: quelle forme cette amitié a-t-elle revêtue? Ils se sont connus dans le privé, ils ont échangé des lettres, ils ont dû avoir des contacts permanents sur le plan scientifique, littéraire et politique;

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et pourtant, il ne semble pas que Malte-Brun ait vraiment appartenu à l'entourage immédiat de Chateaubriand, quoiqu'ils n'aient pas été indifférentsl'un à l'autre. Malte-Brun est pour quelque chose dans la formation historique de Chateaubriand, surtout pour le moyen âge. Il a appuyé les côtés romantiques de son œuvre et les a ainsi renforcés, car il a été l'un des rares à voir dès le début les qualités et la valeur de son style. Il lui a fourni des faits concrets pour la composition des Martyrs et de l'ltinéraire, et ses ouvrages géographiques ont été pour lui une mine inépuisable. Il l'a soutenu énergiquement quand il s'est laissé embrigader par la politique. Entre de Bonald et lui, il n'a pas hésité à choisir, quoique la philosophie politique du premier fût peu à peu plus proche de la sienne que celle de Chateaubriand.

De son côté, Chateaubriand l'a certainement aidé auprès du Journal des Débats et, les premières années suivant la chute de Napoléon, auprès de La Quotidienne, fort de son amitié avec Bertin et Michaud, les rédacteurs de ces deux journaux. Il s'est rangé résolument de son côté dans sa querelle avec Dentu. Il a exercé une forte influence sur ses conceptions politiques et religieuses surtout, devenues à la fin diamétralement opposées à celles qu'il avait à son arrivée en France, et qui lui avaient valu d'être proscrit. Enfin, il l'a aidé à fonder «sa» Société de Géographie; et à sa mort, il s'est penché sur le sort de ses héritiers.

L'influence de Malte-Brun sur Chateaubriand, il faut la chercher dans les œuvres de celui-ci et leur destin. L'influence de Chateaubriand sur Malte-Brun, il faut la chercher dans l'évolution personnelle de celuici et son propre destin.1

Per Stig Moller

COPENHAGUE



1 : Traduit du danois par Ghani Merad.