Revue Romane, Bind 4 (1969) 2

Robert Martin: Le mot «rien» et ses concurrents en français (du XIVe siècle à l'époque contemporaine). Bibliothèque française et romane publiée par le Centre de Philologie romane de la Faculté des Lettres de Strasbourg. Série A: Manuels et Études Linguistiques XII. Paris, Klincksieck 1966. X 4- 329 p.

H. Sten

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Cette monographie est plus qu'une monographie. Je veux dire par là qu'on ne peut lui appliquer le terme dépréciatif de «grammaire atomistique». On conçoit bien que pour un linguiste compétent l'étude de ce mot très important qu'est rien doit inciter à des considérations de portée générale. Dans l'abondante bibliographie il y a même (p. 300) un renvoi aux célèbres études de M. Andersson sur le mot «tout». L'esprit le plus éloigné de l'évolution déclenchée par Saussure pourra être forcé d'admettre que puisqu'il y a le rapport tout - rien, tout se tient. Il semble toutefois légitime d'objecter que les rapports entre ces deux mots sont de caractère très superficiel, du fait qu'ils n'ont de commun que d'être rangés, dans la grammaire supertraditionnelle, dans la catégorie des «indéfinis» ou, comme le dit fort pertinemment l'auteur, des «mal définis» (p. 11). Mais M. Martin donne justement pp. 9-18 des pages très substantielles sur les problèmes de ces pronoms en quête de définition (essai de classification p. 16). Evidemment une monographie sur «rien» donne lieu aussi à traiter de la négation en général, et M. Martin est au courant de la vaste littérature sur ce sujet. Il utilise les termes de «forclusif» et «discordantiel» créés par Damourette et Pichón. Mais il s'est laissé inspirer surtout par les idées de Guillaume. J'avoue franchement qu'il m'est plus facile de suivre la pensée de Damourette et Pichón que celle de Guillaume, et ceci à cause des nombreux exemples qui contribuent à surmonter les difficultés présentées par la terminologie spéciale qui caractérise l'œuvre monumentale qu'est Des mots à la pensée. J'admets bien que la pensée prime la matière, mais je n'ai pas tellement honte d'être plutôt un homme à exemples, à une époque où, de façon générale, on éprouve un besoin particulier de proclamer que la documentation vaut pourtant mieux que l'affirmation gratuite.

Même ceux qui ne sont pas «guillaumiens» doivent reconnaître que l'enthousiasmesoulevé par l'enseignement d'un maître vénéré a pu inspirer des œuvres de haute valeur pour tous les chercheurs sérieux. En dehors de l'ouvrage de M. Martin je fais allusion évidemment au beau livre de M. Moignet sur Les signes de Vexceptiondans Vhìstoìre du français - pour m'en tenir aux problèmes des négations. C'est peu dire que le choix de «rien» comme sujet d'une étude approfondie est particulièrement heureux, ce mot exige un tel traitement, vu sa position spéciale parmi les négatifs: on n'a qu'à penser au phénomène «rien négatif par lui-même» (comp. c'est mieux que rien et je le sais mieux que personne). Soumettre des faits traités par ailleurs à un examen selon des conceptions nouvelles constitue en soi une belle performance scientifique. Et il y a plus: si une grammaire élémentaire peut se définir comme un filet à mailles larges qui ne capte que les gros poissons, on comprend qu'il faille des outils plus perfectionnés pour tout ramasser. La aussi on ne peut que se réjouir de l'ampleur du livre sur "rien». La valeur remarquable de M. Martin comme grammairien scientifique se manifeste à chaque moment. A la différence des «autres», il se sert du terme «gallicisme» de façon non-abusive.

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II y a abus si par le mot «gallicisme» on laisse entendre que p.ex. le tour c'est moi gui l'ai fait est une construction spécifiquement française. Mais l'abus le plus grave et le plus répandu, c'est d'employer le terme comme une baguette magique qui, devant la moindre difficulté, vous dispense simplement d'expliquer les choses. Si M. Martin p. 91 qualifie «il n'y a rien que» et «comme si de rien n'était» de «gallicismes archaïques», il se sent au contraire obligé de les expliquer. Les explications,on le sait bien, peuvent être plus ou moins convaincantes, même pour celui qui les donne. Il y a bien lieu de méditer sur la question de savoir pourquoi rien a évincé giens dans l'évolution historique et non inversement. Il est loisible d'émettre toutes les hypothèses qu'on veut, pourvu que cela finisse par le beau réflexe de probité dont fait preuve M. Martin en écrivant: «Pure hypothèse ou, plutôt, aveu d'ignorance» (p. 182). Il faut signaler que, malgré le titre, le livre contient une étude synchronique très importante (pp. 21-157). D'une haute actualité sont les pages de-l'introduction qui traitent de «Syntaxe et Lexicographie» et de «Substance lexicale et substance grammaticale» (pp. 1-9). D'actualité à la fois pour la linguistique théorique et la linguistique appliquée. Pour ce qui est de la philologie, cette très ancienne explication de textes, c'est par son filet à mailles serrées que M. Martin a rendu le plus grand service.

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