Revue Romane, Bind 4 (1969) 2

La Métamorphose de Meursault. Une interprétation du premier chapitre de L'Etranger de Camus

PAR

FINN JACOBI

Ceux qui voient dans l'attitude de Meursault une indifférence universelle s'étonnent sans doute des scrupules dont il fait preuve dès le commencement du récit. «J'ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air content. Je lui ai même dit: «Ce n'est pas de ma faute.» Il n'a pas répondu. J'ai pensé alors que je n'aurais pas dû lui dire cela. » (T 1125)1

Dans son essai L'Espoir et l'Absurde dans l'Œuvre de Franz Kafka, Camus note ceci à propos de Samsa, le héros de La Métamorphose, simple voyageur de commerce: «La seule chose qui l'ennuie dans la singulière aventure qui fait de lui une vermine, c'est que son patron sera mécontent de son absence. Des pattes et des antennes lui poussent, son échine s'arque, des points blancs parsèment son ventre et - je ne dirai pas que cela ne l'étonné pas, l'effet serait manqué - mais cela lui cause «un léger ennui».» (E 204)

Meursault a-t-il aussi subi une métamorphose? Le léger ennui, il l'éprouve à l'occasion du télégramme qui lui annonce la mort de sa mère. Obsédé par le problème de la date de ce décès, il se trouve dans l'incapacité complète de mobiliser les sentiments qui auraient dû le lier à la morte. Si une métamorphose a eu lieu, supposons qu'elle concerne les rapports avec sa mère. Par métamorphose il faut entendre, comme chez Kafka, aliénation. Le voilà donc devenu l'étranger.

Un autre l'a remplacé auprès de sa mère. Elle a pris un «fiancé». Meursault, qui a échappé à la confrontation avec la morte, se trouve face à face avec Pérez. «Ses lèvres tremblaient au-dessous d'un nez truffé de points noirs. Ses cheveux blancs assez fins laissaient passer de



1 : Albert Camus: Théâtre, Récits, Nouvelles. Bibliothèque de la Pléiade. 1962. (T) Albert Camus: Essais. Bibliothèque de la Pléiade. 1965. (E)

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curieuses oreilles ballantes et mal ourlées dont la couleur rouge sang dans ce visage blafard me frappa» (T 1133). Le visage du vieillard subit une métamorphose cruelle, se transforme en masque horrible sous les yeux de Meursault. La métamorphose de Meursault a trouvé une expressionartistique autre que celle de Samsa. Camus note dans son carnet à propos de L'Etranger: «Je voulais que mon personnage soit porté au seul grand problème par la voie du quotidien et du naturel.» (T 1923). Meursault ne change pas d'aspect, mais ses yeux défigurent. Sous son regard le monde est transformé en lieu d'exil. Au paysage d'exil correspond,dans l'œuvre de Camus, la défiguration des hommes. Il parle de «l'hiver des visages» (E 869). Le masque de Pérez et la fascination qu'il exerce sur Meursault font penser à une autre étude sur l'aliénation. Sartre fait une description analogue du masque humain dans La Nausée. Roquentin se laisse prendre au piège du miroir. «Il ne reste plus rien d'humain. Des rides brunes de chaque côte des lèvres, des crevasses, des taupinières » (31). Camus caractérise ainsi, dans Le Mythe de Sisyphe, cette réaction: «Ce malaise devant l'inhumanité de l'homme même, cette incalculable chute devant l'image de ce que nous sommes, cette «nausée» comme l'appelle un auteur de nos jours.» (E 108).

Castex, dans Albert Camus et «L'Etranger», compare La Nausée et L'Etranger et constate qu'il y a entre les deux livres une différence essentielle. L'absurde de Sartre est d'une laideur agressive. «L'Etranger de Camus, au contraire, n'éprouve jamais de répulsion en face des choses ni des êtres.» (6l). Cela n'est pas vrai. Deux, des personnages du roman inspirent à Meursault une vive répulsion. Les deux personnes justement qui étaient les plus liées à sa mère, Pérez et la vieille femme qui pleure dans la morgue.

Pérez exerce une pénible fascination sur Meursault. «Je me suis retournéet j'ai vu le vieux Pérez» «Je me suis retourné une fois de plus: Pérez m'a paru très loin ...» (T 1134). «J'ai encore gardé quelques images de cette journée: par exemple, le visage de Pérez quand, pour la dernière fois, il nous a rejoints près du village. De grosses larmes d'énervement et de peine ruisselaient sur ses joues ? Mais à cause des rides, elles ne s'écoulaient pas. Elles s'étalaient, se rejoignaient et formaientun vernis d'eau sur ce visage détruit. Il yaeu encore ... l'évanouissementde Pérez (on eût dit un pantin disloqué).» (T 1135). Le style de roman de comportement américain sert à rendre la réaction presque allergique que provoque, chez Meursault, la vue du «fiancé» de sa mère. Meursault ne se rend pas compte du chagrín de Pérez,

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fasciné qu'il est par les détails extérieurs du visage affligé. L'évanouissementle fait penser à un pantin. Si Meursault observe Pérez, celui-ci ne voit pas le fils de son amie. Il est tout à son chagrin. «Vous comprenez, moi-même j'avais trop de peine. Alors je n'ai rien vu. C'était la peine qui m'empêchait de voir. Parce que c'était pour moi une très grosse peine. Et même je me suis évanoui. Alors je n'ai pas pu voir Monsieur.» (T 1188).

Que ce soit précisément en face des amis de sa mère que Meursault éprouve une telle répulsion, n'a rien d'étrange. Le vieillard et la vieille femme font preuve de sentiments profonds et vrais. Elle ne cesse de pleurer. Pérez souffre, sous un soleil brûlant, pour celle qu'il aime. Il claudique et il supporte moins bien la chaleur que Meursault, mais il ne se trouve pas dans le même paysage d'exil que celui-ci. Meursault se sent perdu entre le ciel et la terre. Pérez, au contraire «connaît le pays». Sa marche garde un sens clair. Tandis que Meursault s'enfonce dans la boue noire, il va droit au but et tout son être s'exprime par la seule volonté d'y parvenir.

Dans La Nausée Sartre aussi constate que la grande douleur échappe à l'aliénation qui fait le malheur de son héros. Roquentin envie à Lucie, la femme de ménage, son terrible chagrin. «J'ai l'impression que les murs ont grandi de chaque côté de la rue, qu'ils se sont rapprochés, qu'elle est au fond d'un puits». Voici comment il décrit ses pleurs: «Tout à coup des sons rauques et graves la déchirent, s'arrachent d'elle et remplissent toute la rue, avec une violence extraordinaire ... Je lui tourne le dos, après tout, elle a de la chance. Moi, je suis bien trop calme, depuis trois ans.» (42-43). «Les grands sentiments promènent avec eux leur univers, splendide ou misérable.» (Sisyphe E 105). La même terre qui pour Pérez est le royaume de son chagrin est pour Meursault le paysage inhumain et déprimant de son exil.

En arrivant à l'asile, Meursault a voulu voir sa mère tout de suite. Pourquoi n'y parvient-il pas? Quel est l'obstacle qui se dresse entre sa mère et lui et qu'il ne surmontera qu'après sa condamnation à mort? Sur ce point le texte ne manque pas de précision. S'il n'avait pas été obligé de se présenter au directeur, il aurait rejoint sa mère sans tarder. Mais cette rencontre lui devient fatale. Comme devant le patron, Meursaultse sent en faute. «J'ai cru qu'il me reprochait quelque chose» (T 1126). Ce qui l'empêche de voir sa mère c'est justement le fait qu'il se sent coupable envers elle et qu'il prétend à l'innocence. Il veut se justifier mais le directeur l'interrompt pour innocenter sa conduite. Et cette justification coïncide exactement avec l'accusation que craint

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Meursault: à l'asile, la mère avait eu des amis. Elle y avait trouvé ce que son fils n'avait pas su lui donner: l'amitié, l'amour. Rassuré par cette justification ambiguë, Meursault se rend enfin à la morgue et voici que le sentiment de culpabilité refoulé réapparaît sous forme d'une étrange fascination exercée par les vis de la bière. «On voyait seulement des vis brillantes, à peine enfoncées, se détacher sur les planches passées au brou de noix.» (T 1127). Cette obsession est tenace. Après la veillée - et après que Meursault, une deuxième fois, a refusé de voir sa mèi e - il a vu d'un coup que les vis de la bière étaient enfoncées. L'affaire commence,paraît-il, à être classée.

L'accusation à laquelle Meursault s'efforce à rester sourd, il l'entendra plus tard de la bouche du procureur: «J'accuse cet homme d'avoir enterré une mère avec un cœur de criminel.» (T 1192) «Toujours selon lui, un homme qui tuait moralement sa mère se retranchait de la société des hommes (...)» (T 1195). Si l'on ne voit dans ces paroles qu'une satire de la justice, c'est qu'on n'a pas compris la profonde ambiguïté de la deuxième partie du roman. Le public rit quand l'avocat de Meursault demande si son client est accusé d'avoir enterré sa mère ou d'avoir tué un homme. Le lecteur doit-il en rire aussi? Je suis convaincu qu'il doit au contraire, en l'interprétant à sa manière, adopter la formule de l'avocat général quand celui-ci prétend qu'il y a «entre ces deux ordres de faits une relation profonde, pathétique, essentielle.» (T 1191). Car c'est bien «l'image de ce procès. Tout est vrai et rien n'est vrai! » (T 1188). Après l'enterrement, justement, Meursault se retranche de la société des hommes. Le dimanche passé chez lui est un présage de l'emprisonnement. La chambre se transforme en cellule d'où il contemple le quartier dont il est déjà séparé. Il ne prend pas, comme d'habitude, ses repas chez Céleste, qui a dit: «On n'a qu'une mère.» (T 1125). Il s'emprisonne pour éviter les questions de ses camarades. Clamence, cet incomparable commentateur de la crise de l'aliénation, aussi loquace que Meursault est taciturne et dont les bavardages fournissent le meilleur commentaire de L'Etranger, exprime ainsi la même angoisse: «Mes amis n'avaient pas changé. ... Mais je n'étais sensible qu'aux dissonnances, au désordre qui m'emplissait; je me sentais vulnérable, et livré à l'accusation publique.

... Le cercle dont j'étais le centre se brisait et ils se plaçaient sur une
seule rangée, comme au tribunal.» (La Chute T 1513). C'est à un tribunal
pareil que Meursauit doit faire face dans la morgue où se déroule son

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tout une dizaine, et ils glissaient en silence dans cette lumière aveuglante. Ils se sont assis sans qu'aucune chaise grinçât. Je les voyais comme je n'ai jamais vu personne et pas un détail de leurs visages ou de leurs habits ne m'échappait. Pourtant je ne les entendais pas et j'avais peine à croire à leur réalité.» (T 1129). Ce qui nous frappe, c'est le dépassement de la réalité quotidienne à laquelle appartiennent pourtant les personnagesdécrits. Nous assistons à l'apparition d'un autre univers, où le temps est suspendu («II me semblait qu'elle ne s'arrêterait jamais.» (T 1130)) où la raison s'égare à vouloir interpréter ce quina jamais été ni vu ni entendu. La solution qui s'impose un moment: «Ils sont là pour me juger», est aussitôt écartée. Restent l'horreur et un seul désir: que cela cesse.

Camus, qui a monté le Prométhée d'Eschyle, a mis ici Les Euménides en scène. C'est là mon hypothèse. «Devant cet homme une troupe étrange de femmes dort assise sur des sièges... Elles sont noires et absolument dégoûtantes; elles ronflent en soufflant si fort qu'on n'ose les approcher; elles versent de leurs yeux un affreux liquide... Je n'ai jamais vu la race à laquelle appartient cette bande...» (v. 51-58 traduc. Chambry). Meursault se trouve dans la position d'Oreste que les Erinnyes assiègent dans le sanctuaire de Delphes pour le punir d'avoir assassiné sa mère.

Revenons-en à la repartie du procureur. Cette accusation peut paraître au lecteur d'une odieuse fausseté. Mais il faut l'interpréter à la lumière d'une confession que Meursault a faite à son avocat longtemps avant le début des audiences: «Sans doute j'aimais bien maman, mais cela ne voulait rien dire. Tous les êtres sains avaient plus ou moins souhaité la mort de ceux qu'ils aimaient.» (T 1170). Dans la morgue une telle franchise aurait délivré Meursault de son cauchemar, le refoulement de cette pensée étant à l'origine même de sa vision sous l'aveuglante lumière de la salle. Quand il se trouve devant les jurés qui, eux, sont là pour le juger, il y a déjà longtemps qu'il ne nie plus rien de ce qu'il est et ils n'auront pas de prise sur lui. Dans la morgue, la bienveillance des vieilles gens met fin à sa crise. Les Erinnyes finissent par devenir les Euménides.

Camus parlera plus tard, dans son essai L'Exil d'Hélène (L'Eté), du rôle des Erinnyes. Après des remarques sur la pensée grecque, orientée autour de l'idée de limite et qui contraste avec la démesure des absolutismesmodernes, il dit ceci: Notre Europe «recule dans sa folie les limites éternelles et, à l'instant, d'obscures Erinnyes s'abattent sur elle et la déchirent. . . A l'aurore de la pensée grecque, Heraclite imaginait

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déjà que la justice pose des bornes à l'univers physique lui-même. «Le soleil n'outrepassera pas ses bornes, sinon les Erinnyes qui gardent la justice sauront le découvrir.»» (E 853). Cette idée archaïque de l'unité du monde physique et de la société humaine, gouvernés tous deux par la même justice, est pour beaucoup dans la conception de l'univers romanesque de Camus. Grâce à elle, il dispose de moyens artistiques qui manquent au roman psychologique traditionnel. Un acte d'injustice n'est pas réduit dans ses effets au monde des hommes, mais ébranle l'univers entier. Car l'harmonie cosmique est compromise si la justice sur laquelle elle repose est menacée. Au contraire du roman psychologique,restreint à la vie intérieure, les récits de Camus traitent les crises de l'homme sous un aspect cosmique. Voilà l'explication de l'étrange formule dont se sert Meursault en prenant conscience de son meurtre : «J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionneld'une plage où j'avais été heureux.» (T 1166).

Quelle est la fonction de ce thème cosmique dans le premier chapitre de L'Etranger? Il me paraît impossible de procéder à la solution de ce problème sans avoir recours à une autre vision du monde, dont Camus a subi l'influence profonde: celle de Dostoievski. Dans Les Possédés, la confession de Stavroguine jette une certaine lumière sur la façon tout à fait particulière dont Camus se sert des paysages dans ses récits. Comme Meursault, Stavroguine glisse vers un univers où rien n'a d'importance. Comme Meursault, il se rend, par indifférence, complice des mauvais traitements infligés à une innocente, qu'on bat jusqu'au sang. Chez Stavroguine aussi le manque d'émotions normales coïncide avec une «volonté de tout observer» (liv. de poche 681). Il commet les actes les plus ignobles sans tirer de son âme le moindre regret. Après avoir causé le suicide de la petite fille, il constate : «Que je ne comprenais pas et ne sentais pas le Bien et le Mal; que non seulement j'en avais perdu le sentiment, mais que le Bien et le Mal, en soi, n'existaient pas (cela m'était fort agréable), n'étaient que des préjugés, que je pouvais certainementme libérer de tout préjugé, mais que si j'atteignais à cette liberté, j'étais perdu.» (683). Longtemps après cet événement, Stavroguine voit en rêve un paysage qu'il a remarqué au Musée de Dresde, celui d'un tableau de Claude Lorrain, intitulé «Acis et Galathée». «Des flots bleus et caressants, des îles et des rochers, des rivages florissants ... les hommes se réveillaient et s'endormaient heureux et innocents.» En même tempo Stavroguine est envahi par un immense bonheur. «Oh, comme j'étais heureux, que mon cœur frémît et que je fusse enfin capable d'aimer...»Mais

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mer...»Maisle rêve change et c'est la jeune suicidée qui apparaît dans
une vision qui, depuis cette nuit, le hantera toujours. Dès ce moment,
Stavroguine sait qu'il est condamné.

En ce qui concerne les parentés et les contrastes entre les métaphysiques de Dostoievski et de Camus, nous nous bornons au strict nécessaire. Retenons ceci. C'est la vue d'un paysage cosmique d'une parfaite beauté qui délivre Stavroguine de son indifférence, et c'est à travers un paysage pareil que, pour un court instant, Meursault rejoint sa mère. «A travers les lignes de cyprès qui menaient aux collines près du ciel, cette terre rousse et verte, ces maisons rares et bien dessinées, je comprenais maman » (T 1133). Ce n'est pas là le paysage qu'il voit autour de lui le jour de l'enterrement, mais le paysage du soir qui entourait sa mère et Pérez quand ils se rendaient au village par le même chemin. «Aujourd'hui, le soleil débordant qui faisait tressaillir le paysage le rendait inhumain et déprimant.» (ibidem).

Le paysage qui se révèle à Stavroguine n'appartient pas au monde terrestre. A travers lui la transcendance prend forme et s'impose. Sa beauté dépasse ce monde auquel elle est seule à donner un sens. «Vision admirable! Illusion sublime! Rêve le plus impossible de tous, mais auquel l'humanité a donné toutes ses forces, pour lequel elle a tout sacrifié; au nom duquel on mourut sur la croix, on tua les prophètes, sans lequel les peuples ne voudraient pas vivre, sans lequel ils ne pourraientmême pas mourir.» (686). En commentant Le Château de Kafka, Camus caractérise ainsi les appels de la transcendance: «ces promesses du soir qui font notre raison de vivre.» Et il continue: «On trouve ici le secret de la mélancolie particulière à Kafka. La même, à la vérité, qu'on respire dans l'œuvre de Proust ou dans le paysage plotinien: la nostalgie des paradis perdus.» (E 206). Mais ce n'est pas cette nostalgie qui inspire à Camus ses paysages cosmiques. Les collines qu'il décrit sont bien celles de cette terre et leur beauté n'évoque pas un autre monde. Au contraire, elles renient l'espoir. Ce sont «des lieux où meurt l'esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même» (Noces E 61). Dans son diplôme d'études supérieures, Camus constate chez les Grecs et les Chrétiens «des attitudes devant le monde irréconciliables». Des Grecs il dit que le dessin de leur collines . . . leur livrait tout le secret du monde. Leur évangile disait: notre royaume est de ce monde.» (E 1225). Et il cite la prière stoïcienne au Cosmos: «De toi naît tout, en toi est tout, v;,s toi va tout.» Cette piété cosmique tient le même rôle dans l'œuvre de Camus que la transcendance chrétienne dans les romans de Dostoievski; de là tout ce qui les réunit et les sépare. Tous les problèmes

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de Camus se retrouvent chez Dostoïevski; mais leurs attitudes devant le monde sont irréconciliables. L'indifférence de Stavroguine est en conflitavec la beauté sereine du paradis perdu. La vision de la beauté lui inspire donc l'idée qu'il est condamné. Meursault, après avoir refusé l'espoir chrétien, aboutit à «la noblesse profonde qu'on trouve dans l'indifférence» (Sisyphe E 158), et s'ouvre «pour la première fois à la tendre indifférence du monde.» (T 1209).

C'est par ses paysages négatifs, la création d'un univers d'exil et par ses analyses de l'aliénation que Camus s'inscrit dans la tradition de la pensée existentielle. Dans ce domaine, ses parentés avec Sartre sont évidentes. Il y a entre La Nausée et la première partie de L'Etranger des parallélismes qui ont aussitôt frappé les critiques. Les deux descriptions d'un dimanche, par quelqu'un qui ne joue plus le jeu, coïncident presque. L'autre aspect de l'univers camusien, le royaume, appartient à un tout autre courant d'idées. Si l'on cherche à faire une interprétation existentialiste de la deuxième partie de L'Etranger on n'aboutit à rien. Sartre lui-même, dans son explication, qui reste classique, révèle une incompréhension totale de la fin du récit. Qu'il y ait partout dans L'Etranger des paysages privilégiés échappe aux lecteurs les plus avertis. «Der ganze Roman ist im Grunde wie ein einziger, andauernder Albtraum» lit-on dans une thèse de doctorat suisse. (Emmy Greuter: Die Fremdheit im Werk von Albert Camus. 1963, p. 21).

Le concept du royaume est la contribution la plus originale de Camus à la pensée moderne. Mais c'est sur ce point que son œuvre est le plus mal comprise. C'est la partie secrète et impénétrable de ses écrits, qui paraissent d'une clarté classique. «La joie silencieuse» de Sisyphe ne se trouve nulle part dans l'œuvre de Sartre et on n'y entend pas non plus s'élever «les mille petites voix émerveillées de la terre» «Dans l'univers soudain rendu à son silence.» (E 197).

Dans la préface à l'édition de 1958 de L'Envers et l'Endroit, texte capital, Camus parle de son œuvre et de ce qui l'a inspirée. Du monde il dit qu'il en faisait sa divinité. En 1938, l'année qui suit la publication de L'Envers et l'Endroit paraît la Nausée et c'est Camus qui en rend compte, en tant que critique littéraire d'Alger Républicain, le journal de Pascal Pia. Ce qu'il reproche alors à Sartre, c'est, en somme, de n'avoir pas écrit L'Etranger. Dans le petit compte rendu est préfigurée la celebre dispute de Sartre et de Camus, qui aura lieu en 1952. Camus y dénonce l'erreur de «croire que la vie est tragique parce qu'elle est misérable. Elle peut être bouleversante et magnifique, voilà toute sa tragédie. Sans la beauté, l'amour ou le danger, il serait presque facile

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de vivre.» (E 1418). Ce qui rend la vie d'exil insupportable, c'est donc qu'il y a aussi le royaume. Pour revenir maintenant à notre analyse de L'Etranger, je voudrais attirer l'attention sur le fait que, dans La Nausée, Antoine Roquentin ne commet pas de meurtre, et que, sans la vision d'un paysage royal, Meursault n'aurait pas tué l'Arabe.

La Beauté est toujours présente dans L'Etranger. Déjà au premier chapitre, elle est sans cesse évoquée. «Par la porte ouverte entrait une odeur de nuit et de fleurs» (T 1129). «Au-dessus des collines.. . le ciel était plein de rougeurs. Et le vent qui passait au-dessus d'elles apportait ici une odeur de sel.» (T 1131). Mais c'est comme de loin que Meursault constate cette beauté. Elle appartient à un monde qui lui est devenu inaccessible. Il est pris par un mécanisme qui le mène vers le paysage négatif de la morgue, de la route goudronnée et du cimetière. Comme Martha, dans Le Malentendu, qui, elle aussi, a soif de la beauté terrestre qu'elle ne peut atteindre, Meursault pourrait s'écrier: «Me voilà exilé dans mon propre pays; ma mère elle-même m'a rejeté.» (T 170). C'est la vision d'un paysage privilégié qui fait de Martha et de Meursault des meurtriers. La description de l'Arabe, seul, dans l'ombre, près de la source, est une des évocations les plus significatives du bonheur de l'homme, entré dans l'harmonie cosmique. Encore une fois c'est de loin que Meursault voit le paysage cosmique occupé et inaccessible. Là où il se trouve c'est le même soleil que le jour où il avait enterré sa mère (T 1116). Il y a donc entre l'enterrement et le meurtre une «relation profonde, pathétique, essentielle»

Le patron de Meursault est à peine un personnage du roman. Nous ne le voyons jamais. Pourtant il hante les cinq premiers chapitres du récit qui tous commencent par des remarques qui démasquent la servilité de Meursault. Loin d'être un asocial, il se révèle, en tant qu'employé, d'une exactitude poussée jusqu'au scrupule. Dans son avant-propos à. La Maison du Peuple, Camus admire l'art indirect avec lequel Guilloux «fait sentir combien la misère ôte de leurs forces aux passions qui lui sont étrangères. . . Quinze mille francs par mois, la vie d'atelier, et Tristan n'a plus rien à dire à Yseult.» (E 1115). Cet art indirect, Camus l'a poussé à un tel point que cet aspect de la vie de Meursault passe souvent inaperçu. Mais à cet égard son histoire doit ressembler à celle de Grand dans La Peste. «La fatigue aidant, il s'était laissé aller, il s'était tu de plus en plus ... un homme qui travaille, la pauvreté, l'avenir lentement fermé, le silence des soirs autour de la table.» (T 1284). «Quand elle était à la maison, maman passait son temps à me suivre des yeux en silence.» (T 1126) constate simplement Meursault.

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Au début du récit, au moment où Meursault tente vaguement de penser à sa mère, c'est l'image du patron qui l'en distrait. En même temps, il est envahi par un sentiment de culpabilité étrangement détourné de son véritable objet. Ce n'est pas dans ses rapports avec le patron qu'il est dans son tort. Pourtant il s'excuse devant lui en se rendant compte que ce n'est pas de sa faute si sa mère est morte. Ainsi Joseph K, dans Le Procès de Kafka, n'attache pas d'importance à sa vraie culpabilité et il tourne son procès en ridicule, mais il tremble de peur à l'idée que sa position à la banque pourrait en être menacée. Meursault espère que la mort de sa mère sera bientôt «une affaire classée». La formule provient de son métier. Il se trompe pourtant. C'est à l'enterrement que tout commence. L'arrivée du télégramme joue le même rôle dans la vie de Meursault que l'annonce de son arrestation dans l'histoire de Joseph K. C'est l'appel qui attire l'homme d'une société qui n'est qu'abstraction pour le pousser vers ce que devrait être sa vie. La frustration de Meursault apparaît dans ce petit aveu bien simple: «Je respirais l'odeur de la terre fraîche et je n'avais plus sommeil. J'ai pensé aux collègues du bureau. A cette heure, ils se levaient pour aller au travail: pour moi c'était toujours l'heure la plus difficile.» (T 1131). Clamence parle aussi de cette heure à propos de «la multitude du jugement dernier»: «Au même moment, des centaines de millions d'hommes, mes sujets, se tirent péniblement du lit, la bouche amère, pour aller vers un travail sans joie» (T 1547). L'aliénation du travailleur, si différente de celle de l'intellectuel désabusé, est due, non pas a la facticité du monde mais à celle du travail et de la société moderne. Je voudrais souligner la simplicité de cet aspect de L'Etranger par rapport aux analyses raffinées de La Nausée. C'est le travail quotidien qui rend Meursault étranger à sa mère et à la beauté de la terre. Chez Camus, la mère et le cosmos ne forment qu'un. Il les rejoint après s'être délivré du monde du travail aliéné dont il entend vers la fin hurler les sirènes : «Des odeurs de nuit, de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée. A ce moment, et à la limite de la nuit, des sirènes ont hurlé. Elles annonçaient des départs pour un monde qui maintenant m'était à jamais indifférent. Pour la première fois depuis bien longtemps, j'ai pensé à maman.»

Finn Jacobi

ÂRHUS