Revue Romane, Bind 4 (1969) 1

SANFORD A. SCHANE: French Phonology and Morphology. Cambridge Massachusetts, The M.I.T. Press, 1968, 161 p.

Bjarne Westring Christensen

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Sanford A. Schane est le premier à appliquer la grammaire generative transformationnelle - telle que l'entendent Chomsky et Halle - à la phonologie et à la morphologie du français. French Phonology and Morphology comprend trois parties: 1. Elisión et liaison, 2. Le système vocalique, 3. Le système verbal. Une savante progression pédagogique caractérise cette disposition tripartite. Le premier chapitre, plus facilement que les deux suivants, convaincra nombre de lecteurs de la justesse d'une importante hypothèse transformationaliste: l'information morphologique et syntaxique est nécessaire pour la description des processus phonologiques. Car tout comme l'accentuation en anglais, le stod en danois et l'harmonie vocalique en turc, le jeu complexe de la liaison et de l'élision ne peut guère être décrit que si l'on recourt à la syntaxe et à la morphologie. Si l'on accepte le premier chapitre, on est presque forcé d'accepter l'essentiel des chapitres 2 et 3.

De deux choses l'une: ou bien on peut se contenter d'énumérer des allomorphes (par exemple, «l'article défini pluriel se prononce /lez/ devant voyelle, /le/ ailleurs», et «l'article défini masculin singulier se prononce /!/ devant voyelle, /l(a)/ ailleurs»); ou bien il faut avec Schane représenter, les formes supplétives mises à part, chaque morphème - ou faisceau de traits morpho-syntaxiques - par une seule représentationphonologique et faire dériver les variantes de morphème par une série de règles. Cette dernière solution entraîne la notation des consonnes de liaison et de l'<? caduc le plus souvent non réalisés. Ce procédé rappelle évidemment le recours aux phonèmes latents pratiqué par Hjelmslev et Togeby1. Ala différence de Hjelmslevet



1: Cf. Structure immanente de ¡a langue Jrançaise, 2e2e éd., Paris 1965, pp. 31-60.

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levetde Togeby, Schane propose des règles précises qui nous permettent d'arriver
à la prononciation concrète représentée par une notation phonétique.

La représentation phonologique comprend non seulement des morphèmes lexicaux et grammaticaux représentés par des séquences de segments composés de traits distinctifs, mais aussi de diverses frontières ou jonctures: de morphème, de mot, de syntagme; et les suites de morphèmes sont pourvues de leur catégorisation en termes de structure syntaxique superficielle. Cette catégorisation syntaxique permet d'expliquer la liaison dans (la) et la non-liaison dans (lb):


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On fait la liaison entre un adjectif et le nom qui le suit mais non entre un nom
singulier et l'adjectif qui le suit (sauf en vers classiques).

L'application cyclique de quelques règles suffit pour décrire la liaison et l'élision - les variations stylistiques mises à part. Voici les deux plus importantes de ces règles: la règle de troncation et la règle de la suppression de la consonne finale: (2) Règle de troncation:

A une joncture (c.-à-d. ou bien frontière de morphème (+) ou bien frontière
de mot (#),

les segments [acons, — avoc, —accent] sont tronqués devant un segment [acons].
La notation en a permet une importante généralisation puisqu'elle réunit

deux règles symétriques
(3) A une joncture:

(a) les segments [+cons, — voc] sont tronqués devant les segments [+ cons];
(b) les segments [ —cons, +voc] sont tronqués devant les segments [—cons].

C'est-à-dire que 1) les consonnes véritables [+cons, —voc] sont tronquées devant les consonnes véritables et les liquides [+ cons, + voc] (exemples: peti(t) camarade, peti(t) rabbin) ; que 2) les voyelles non accentuées sont tronquées devant les voyelles et les glides ou semi-voyelles [—cons, —voc] (exemples: admirabl(e) ami, admirabl(e) oiseau); et 3) que les liquides et les glides ne sont jamais tronquées (exemples: cher/pareil camarade/ami/rabbin/oiseau).

La variable a remplace donc les valeurs + et — de cette manière: Si on assigne à a la valeur + dans une partie de la règle, a doit conserver cette valeur où qu'elle apparaisse dans la règle; de même si la valeur initiale de a est —, elle doit rester telle partout. Il peut arriver qu'on veuille assigner à a une valeur opposée à celle qu'on lui avait assignée initialement; on peut le faire en utilisant —a.

La partie gauche de la règle de troncation (2) affirme que si a est + il en résulte
que —v est — (.il s'agit donc U£b com>un.ne;>), d'un autre côté, si a est , a est

4- (il s'agit donc des voyelles). Les liquides et les glides sont exclues puisqu'elles
devraient être a, a. Si a est + dans la partie gauche de la règle, il doit être en conséquence•

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quence•dans la partie droite (classe des consonnes et des liquides); et si a est
- dans la partie gauche, il doit être - dans la droite (classe des voyelles et des glides).

La notation a précise cette similarité entre liaison et elisión que déjà Meigret
avait reconnue au XVIe siècle.

La deuxième règle importante est la règle de la suppression de la consonne finale:

(4) Supprimer une consonne finale de mot:

a) obligatoirement:

1) en position finale de syntagme,
2) dans un nom singulier;

b) facultativement, dans un nom pluriel.

Ces deux règles sont appliquées de manière cyclique: Tout d'abord les règles sont appliquées aux plus petits constituants, c. -à-d. aux morphèmes, par exemple aux constituants qui se trouvent entre les parenthèses intérieures dans le syntagme «des camarades anglais»:

((deS#)Article(kamarad9 + S#)xom(ngleZ + S#)Adjectif)syntagme nominal.

Ensuite les mêmes règles sont appliquées aux constituants immédiatement supérieurs,
par exemple aux mots de l'exemple cité. La forme de sortie [de kamarad àgle] est
dérivée de la forme de base par les cycles suivants:

(5) 1./((deS#)Art(kamarad9 + S#)N(àglez + S#)Adi)sN/ forme de base

2. ((deS#)Art(kamarad9 + S#)N(&gle +S#)Adj)sN troncation

3. ((deS#)Art(kamarada #)N(àgle + S#)A<IJ)SN suppression de la consonne
finale

4. (deS# kamarada # âgle +S# )SN effacement des parenthèses

5. (de # kamarad # ûgle +S# )SN troncation

6. (de •#• kamarad # sgle #• )s.\ suppression de la consonne
fz — .. 1 -
niiaïc

7. de # kamarad # ngle # effacement des parenthèses

8. [de kamarad ugle] sortie

Comme on le voit, la notion de règle est utilisée de manière concise et raffinée. Les règles phonologiques propres sont (partiellement) ordonnées - de manière linéaire ou cyclique. 11 faut à l'intérieur de chaque cycle faire d'abord la troncation, ensuite la suppression des finales; sinon on arrivera à des formes de sortie incorrectes telles *[il s5 pâtit] «ils sont petits». - La notion de règle ordonnée implique que la dérivation d'une structure de sortie en notation phonétique (la ligne 8 dans notre exemple (5)) à partir d'une structure d'entrée - une représentation phonologique (la ligne 1 dans (5)) - comprend de nombreux stades intermédiaires (les lignes 2-7 dans (5)) qui à la différence du niveau phonologique sous-jacent et du niveau phonétique dérivé ou superficiel n'ont pas de valeur systématique.

A la différence des règles simultanées, les règles ordonnées nous permettent d'éliminer de nombreuses restrictions contextuelles. On arrive à simplifier la dérivationdes formes en permettant à la sortie (output) d'une règle de servir d'entrée (input) à une autre règle. La notion puissante de règle ordonnée et l'interprétation

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generative des traits distinctifs de Jakobson expliquent pourquoi Schane a pu aller
beaucoup plus loin que Togeby en ce qui concerne la simplification de la morphologie.

Prenons un exemple: les voyelles nasales. Togeby rapproche les mots faim et famine qui les deux comprennent dans une notation phonologique la consonne m2, mais il ne dit pas que les voyelles devant m relèvent d'une même source3. Pour Schane la racine de faim et de famine a une forme sous-jacente, à savoir /fam/. Qui plus est, Schane propose la même voyelle comme sous-jacente à humanité, huma/ne, humain, famine, faim, menotte, main, vanité, va/ne, vain, grenu, graine, grain. Pour expliquer comment une même voyelle peut être sous-jacente aux quatre voyelles superficielles /a/, /a/, /'e/, /'ë/, il faut rendre compte du système vocalique proposé par Schane.

Le système vocalique comprend 14 segments vocaliques dont 7 tendus ([ + tense]
I EtADOUet? relâchés ([ — tense]) i e s a 3 ou - définis par les traits distinctifs
suivants (seuls les traits relevants pour les voyelles sont notés):


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Prenons d'abord le cas le plus simple: menotte et grenu, /a/ qui devient non accentuée correspond tout simplement à [(3)]. Plus généralement une voyelle [— tense, +low] qui n'est pas accentuée devient [(a)]. Cette règle entraînerait les fausses dérivations *humenité, *femme, *venité. Pour empêcher cette dérivation, il faut appliquer une règle qui convertit certaines voyelles relâchées en voyelles tendues: Si un thème se combine avec un suffixe «savant», toutes les voyelles du mot seront f l tense]. Un A tendu et non accentué sera [a].

Pour arriver à ['è] il faut d'abord nasaliser la voyelle de /an/ d'après la règle: Devant les consonnes nasales les voyelles deviennent [ +nasal], si la consonne nasale est en fin de mot ou suivie par une consonne. Ensuite la consonne nasale est supprimée après la voyelle nasale. Enfin les voyelles [ +accent, —tense] seront antériorisées (a est [— front]), c'est-à-dire que 'a et {an deviennent /'ë/ et /'en/.

J'ai résumé les grandes lignes de la dérivation de /an/ en ['è, 'en, an, an] dans (7).
Les chiffres renvoient aux règles suivantes:

1. «tensing in learned dérivation»,
2. «stress placement»,

3. «vowel nasalizing»,

4. «rule for nasal consonant deletion».
5. «fronting»

+ et = représentent des jonctures de morphème: de flexif et de dérivatif. Je n'entre
pas dans les détails de l'accentuation.



2: Structure immanente ... p. 55.

3: Op. cit., p. 58.

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(7)


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Tout cela semble bien compliqué, mais les mêmes traits sous-jacents et les mêmes règles s'appliquent aussi ailleurs. Ainsi la distinction entre dérivation «non savante» et dérivation «savante» rend compte des différences superficielles entre douloureux et endolorir, entre reclus et réclusion, entre haut et «/titude.

Les traits [.¿tense] jouent un rôle important dans les règles d'accentuation, de diphthongaison et d'antériorisation. Seules les voyelles [— tense, +accent] sont diphthonguées: cf. do/vent et devoir (/e/ relâché: /dev/) en face de cèdent-ce'der (/E/ tendu: /sEd/), v/ennent-venir (/e/ relâché: /ven/) en face de mènent-m^ner (/£/ tendu: /mEn/).

Le /D/ et le /a/ relâchés, mais non le /3/ ni le /A/ tendus sont antériorisés: cf.
mewrent-mowrons-mortel (/mor/) en face de colle-coller (/101/) et huma/n-huma/nehumamté
(avec /an/) en face de plan-planer (/plAn/).

Schane a beaucoup fait pour faciliter la lecture de son livre. Quand il le peut, il formule ses règles avec des mots au lieu de se servir d'une notation formalisée. Il a traduit les termes quelque peu rébarbatifs de Jakobson par des expressions articulatoires. C'est dommage que l'auteur ne nous donne pas aussi les traits pour les consonnes - depuis l'étude de Jakobson et Lotz5, on n'a pas vu, à ce que je sais, d'inventaire comprenant tous les traits définissant tous les segments différents du français. - De même on peut regretter que Schane, en plus de sa liste alphabétique, ne nous ait pas donné aussi une liste ordonnée des règles qui vaille pour tous les trois chapitres. Cela aurait facilité la tâche au lecteur qui voudrait essayer de vérifier les règles par des exemples de son cru.

L'interprétation du a postérieur que propose Schane me paraît un peu douteuse. L'opposition entre a antérieur et a postérieur ne serait pas phonologique mais seulement stylistique en français contemporain: «Since thé «a antérieur:a postérieur»distinction is not a relevant phonological opposition within contemporary French, thé particular feature utilized for this distinction would be drawn from a différent set of features - perhaps from a set of affective, i.e. stylistic features, features which Trubetzkoy referred to as expressive6.» Il est vrai que l'opposition entre les deux a a presque disparu, mais il semble bien qu'à un certain moment il y ait eu opposition - sous-jacente ou superficielle, mais non stylistique, cf. les exemples patte:pâte, pale:pâle. On comprend bien pourquoi Schane ne veut pas introduire a postérieur dans le système des traits phonologiques binaires, parce que cette voyelle y trouverait difficilement sa place. Si l'on introduit a qui sera



4: Une des voyelles suivant A ou a sera accentuée.

5: Word 5, 1949, pp. 151-158.

6: P. 134.

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[— front], il faudra transformer a en [+ front]. De cette manière a aura la même spécification de traits que e: [ —high, +low, -j-front, —round]. Donc il faudra changer la spécification de e en [+high, + low, -j-front, —round]. On aura ainsi la matrice suivante:

(8)


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Cette matrice a deux inconvénients: 1) e et e (et o et j), très proches l'un de l'autre d'un point de vue phonologique et phonétique, se distinguent par deux traits. 2) Qui plus est, la spécification [+ high, +low] est impossible, comme le montrent Chomsky et Halle7. Ils écrivent expressément: «We must observe only that thé phonetic characterization of «lew» and «high» rules out sounds that are [+ low, -f- high], for it is impossible to raise thè body of thé longue above thé neutral position and simultaneously lower it below that level. » - II n'y aura pas de grand problème si l'opposition a:oc est superficielle, puisqu'à la surface les oppositions ne sont plus nécessairement binaires. Mais il y aura vraiment difficulté, si en français - ou dans une autre langue - il y a ou il y a eu quatre degrés d'aperture sous-jacents.

Voici une autre objection qui, elle aussi, se situe à l'intérieur de la grammaire generative. D'après SchaneB, la forme de sortie (thè output) de la composante syntaxique, plus précisément de la composante transformationnelle, sert de forme d'entrée (input) à la composante phonologique. Mais il y a un décalage entre la sortie de la syntaxe et l'entrée de la phonologie. Dans le troisième chapitre9, Schane nous présente la structure morphologique suivante des verbes finis: «stem (+thematic vowel) ( +aspect) (+tense) +person».

«Stem» et «person» sont toujours présents, bxempies:
«stem+person» /dorm + S#/«dors»;

«stem+thematic vo wel +aspect+tense + person» /dorm + I + rA+£ + S/
«dormirais».

L'entrée de la phonologie est donc concrète dans la mesure où à part les jonctures et la parenthétisation étiquetée qui rend la structure syntaxique superficielle, elle ne comprend que des segments composés de traits distinctifs et non d'éléments abstraits tels qu'IMPARFAIT ou PLURIEL. Mais dans de nombreux ouvrages transformationalistes la sortie de la syntaxe comprend de tels morphèmes grammaticaux abstraits.lo

Pour joindre la phonologie à la syntaxe, il faut, comme l'ont proposé Chomsky



7: Thé SoundPattern of English, New York, Evanston et Londres 1968, pp. 304 s.

8: P. 12.

9: Par exemple, p. 122.

10: Pour des exemples français, voir Nicolas Ruwet: Introduction à la grammaire generative, Paris 1967, par exemple p. 305.

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et Halle11, Bierwisch12 et Wagner13, établir des «readjustment rules» ou une
« Ausgleichkomponente ».

Cette composante de «réajustement» ou «réadaptation» ou peut-être tout simplement «composante morphologique» introduit les différentes jonctures et assigne à tous les traits morpho-syntaxiques tels cas, genre, nombre, temps, aspect, conjugaison, une représentation phonologique en termes de faisceaux de traits distinctifs.

Malgré cette objection, il faut avouer que le troisième chapitre (Le système verbal) ouvre de nouvelles perspectives sur l'interaction de la morphologie et de la phonologie. Les formes supplétives mises à part, Schane propose une seule représentation phonologique pour chaque racine verbale, une seule représentation phonologique pour chacun des six «person marker» (qui indique personne et nombre): 1. sg./S/, 2. sg./S/, 3. sg./t/, 1. plur./Oms/, 2. plur./EtS/, 3. plur./unt/, une représentation pour chacun des deux «tense markers» «imperfect» /£/ et «subjunctive» /e/ et pour un des deux «aspect markers» «future» ,/rA/ et deux représentations pour le deuxième «aspect marker» «past» /s/ ou /ss/. - Les formes finies et non finies de chaque «aspect» peuvent être caractérisées phonologiquement. Les formes de l'« aspect» non marqué sont ou bien non marquées ou commencent par une voyelle: présent de l'indicatif (non marqué), imparfait de l'indicatif (/£/), présent du subjonctif/e/, participe présent /Ant/. Les formes du «future aspect» commencent par une liquide, à savoir /r/: futur /rA/, conditionnel /rA-f€/, infinitif/r/. Le «past aspect» commence par une consonne dentale: passé simple (/s/), imparfait du subjonctif /ss + e/, participe passé /to/.

On arrive à la grande variation superficielle caractéristique du système verbal français au moyen de règles et du constituant morphologique appelé voyelle thématique qui peut être présent ou absent. Ces voyelles sont caractérisées par leur aperture: la première conjugaison a une voyelle ouverte: /A/, la deuxième une voyelle fermée /!/, la troisième une voyelle «mid » /E/' (ex. devoir) ou /e/' (ex. perdre). Schane rend compte des formes fortes du «past aspect» par l'absence de la voyelle thématique. Pour dériver les passés simples fis et dus il faut introduire une seule règle qui ne s'applique pas en dehors des passés forts, à savoir «rule for high vowel raising»14:

(9) «In thé past aspect:

thé vowel of a strong stem becomes [+ tense, +high] and
a. [ +front] for stems marked [ +front]

b. [— front] for stems marked [— front] and for stems which terminate in /v/. »

Cette règle convertit la voyelle de la racine en / ou U. Ensuite U est antériorisé.
On a les dérivations suivantes où 1. = «high vowel raising», 2. = «stress placement»,
3. = «truncation », 4 = «vowel fronting»:



11: Op. cit., pp. 9-11.

12: «Syntactic Features in Morphology », To Honor Roman Jacobson \, La Haye et Paris 1967, pp. 239-270; «Skizze der generativen Phonologie», Studia Grammatica VI, 1967, pp. 8-23.

13: Generative Studies in Oíd English, à paraître.

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C'est l'absence de voyelle thématique qui rend possible l'accentuation de la
voyelle de la racine et qui explique la troncation de la consonne finale de la racine.

De même Schane explique certains verbes irréguliers par l'absence de voyelle thématique. Par exemple, il rend compte de l'infinitif irrégulier écrire (cf. écrivant) en face de l'infinitif régulier vivre par l'absence en face de la présence de la voyelle thématique: Ekrlv^ r mais vlv + e+r. Ainsi l'auteur définit à la fois les notions de forme verbale forte et de forme verbale irrégulière et fait l'économie des règles.

Le livre de Schane choquerait probablement les lecteurs familiers de la phonologie autonome dans la tradition américaine (cf. Hockett) ou européenne (cf. Jakobson et Martinet), et encore plus les partisans de la glossématique pure qui maintient l'autonomie de la forme de l'expression tant par rapport à la morphologie et à la syntaxe qu'à la substance de l'expression.15

A première lecture on croit trouver violés presque tous les principes classiques du structuralisme: il n'y a plus de cloisons étanches entre synchronie et diachronie, entre forme et substance, entre expression et contenu. Et fait important, la théorie repose sur des universaux formels (par exemple les types de règles) et substantiels (par exemple les traits distinctifs) qui semblent impliquer une philosophie «mentaliste» ou rationaliste. Non seulement l'autonomie de la phonologie semble avoir disparu, mais aussi l'autonomie de la linguistique, puisque les règles de la grammaire sont censées correspondre à des structures psychologiques. Le principe de l'immanence qui d'après Togeby16 aurait caractérisé non seulement les sciences mais toute la civilisation de la première moitié du XXe siècle semble en train de disparaître de la linguistique, en tout cas en ce qui concerne la grammaire generative qui d'une part a beaucoup appris des langues formelles mathématiques et d'autre part a esquissé les cadres psychologiques de la linguistique.

11 est difficile d'arbitrer le différend entre phonologie autonome et phonologie generative dans un simple compte rendu. Pour faire justice aux deux théories il faudrait s'élever au niveau abstrait de la philosophie des sciences, quoique cette philosophie ne soit pas elle non plus parfaitement neutre. Vue à ce niveau-là, la notion d'universaux formels et substantiels semble très raisonnable. Si une théorie affirme que les langues ne peuvent pas différer radicalement entre elles et qu'elle spécifie ce qui n'est pas possible, on peut appliquer le célèbre critère de falsification



14: P. 104.

15: Cf. Hjelmslev: «La stratification du Langage», Essais Linguistiques = TCLC Xll, Copenhague 195b>, pp. 36-68.

16: Structure immanente ... p. 5. Immanence et Structure. Copenhague 1968. pp. 23-36.

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de Popper, selon lequel une théorie scientifique est une théorie qui possède la propriété de pouvoir être démontrée fausse.11 L'exemple du <\ postérieur français montre comment la théorie des traits distinctifs est vulnérable parce que précise et universelle, et c'est pour cela qu'elle est falsifiable et intéressante. - Le recours aux universaux rend possible l'évaluation de la simplicité des grammaires - où grammaire selon l'ambiguïté voulue par Chomsky et Halle18 peut signifier tant la description du linguiste que les règles intériorisées du sujet parlant.

Il n'est pas facile d'évaluer les simplicités respectives de la phonologie autonome et de la phonologie generative, parce que celle-ci rend compte de beaucoup plus de phénomènes que celle-là19. Le phonologue autonome dirait qu'en phonologie on n'a pas le droit de décrire ce que le phonologue génératif prétend expliquer. Mais pourquoi n'aurait-on pas le droit de se servir de la syntaxe en phonologie? Un bon critère de la valeur d'une règle n'est-il pas qu'elle puisse être appliquée à de multiples occasions?

On est tenté de formuler l'objection pratique: toutes ces règles qui sont tellement compliquées, sont-elles vraiment nécessaires? Une grammaire qui prétend être explicite et exhaustive est toujours un peu compliquée. Prenons un exemple, un domaine précis et limité tel que la morphologie du verbe français. Ici on exige des étudiants de français un savoir presque complet: ils doivent savoir conjuguer presque n'importe quel verbe. N'est-il pas moins difficile d'apprendre une courte liste de formes de base et assez de règles (dont peut-être la plupart s'appliquent aussi ailleurs) que d'apprendre une longue liste hétéroclite avec peu de règles?

C'est peut-être avant tout la notion de règle qui distingue la grammaire generative du structuralisme classique. En gros, les structuralistes classiques s'intéressent plutôt à la langue comme «output» - ou bien comme un corpus limité ou bien, ce qui est beaucoup plus intéressant, comme un texte sans fin. Les grammairiens génératifs s'intéressent davantage aux règles qui produisent cet «output» qui est un texte sans fin; ces règles définissent la compétence du sujet parlant.

Schane ne discute pas en détails ces problèmes théoriques fondamentaux ni les principes génératifs qui sous-tendent son ouvrage, mais y renvoie constamment dans les notes. Grâce à celles-ci et à la riche bibliographie qui comprend même les tout récents ouvrages de phonologie generative parus ou à paraître, le lecteur trouvera facilement des indications, par exemple, sur la notion d'exception ou sur les règles de redondance qui définissent les morphèmes possibles. - La description détaillée et qui avance pas à pas des trois domaines elisión et liaison, système vocalique, système verbal, met en œuvre les principes de la phonologie generative tout en les rendant accessibles au lecteur non initié. -

French Phonology and Morphology est à lire pour tous ceux qui s'intéressent



17: Popper: Thè Logic of Scientific Discovery, New York 1959; Emmon Bach: «Linguistique structurelle et philosophie des sciences», Problèmes du langage, Collection Diogene, Paris 1966, pp. 117-136.

18: Op. cit., pp. 3 s.

19: Cf. Postal: Aspects of Phonological Theory, New York, Evanston et Londres 1968, par exemple pp. 308-314.

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tant soit peu à l'étude de la langue française. Il faut prendre parti pour ou contre
cet ouvrage qui pourra bien révolutionner la description synchronique - et diachronique
- de la phonologie et de la morphologie françaises.

COPENHAGUE