Revue Romane, Bind 4 (1969) 1

STEEN JANSEN: Alfred de Musset som dramatiker. Studier fra Sprog- og oldtidsforskning nr. 265. Copenhague, G. E. C. Cad 1967. 128 p.

Morten Nøjgaard

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«Alfred de Musset dramaturge», c'est aussi le titre d'un article publié en français dans «Orbis Litterarum XXI» (1966) pp. 222-54 où Steen Jansen présente une nouvelle interprétation, ingénieuse et convaincante, de A quoi révent les jeunes filles. Celui qui ne lit pas le danois peut consulter en outre du même auteur: « L'unité d'action dans Andromaque et dans Lorenzaccio» in: Revue romane 111 (1968)

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pp. 16-29 et pp. 116-35. En effet St. J. s'intéresse particulièrement aux problèmes liés à l'action, au développement dramatique, et dans sa petite étude sur Musset dramaturge il veut en éclairer tous les aspects importants, en même temps qu'il se propose d'esquisser l'évolution du théâtre de Musset et la place de celui-ci dans le drame romantique. Pourtant le propos de St. J. est encore plus ambitieux, puisqu'ilveutaussi établir pour l'analyse dramaturgique un modèle théorique de valeur très générale. Des trois buts de St. J. c'est sans aucun doute le dernier qui lui tient le plus à cœur. On ne saurait nier, d'ailleurs, que nous ayons toujours besoin d'études qui, d'une part, examinent les instruments critiques dont nous nous servons dans nos analyses concrètes de pièces dramatiques, et qui, d'autre part, tentent d'insérer les éléments formels fondamentaux dans un système simple et cohérent capable de servir de base à un grand nombre de cas concrets. Il est fâcheux que précisément les pièces de Musset soient peu propres à une telle fin. Pour plusieurs raisons. D'abord, il est vain d'aborder une analyse formelle, si on ne distingue pas, au préalable, entre pièce littéraire et pièce de théâtre, celle-là étant le texte écrit, qui existe de la même façon que le texte d'un poème ou celui d'un roman, et celle-ci la représentation sur une scène réelle. Ce sont là deux moyens d'expression aussi différents l'un de l'autre que, p. ex., la peinture et le cinéma et ayant évidemment des techniques fort éloignées. Le fait de les analyser simultanément aboutit à une confusion regrettable. Il n'est que de songer au «mode d'existence» des indications scéniques dans la pièce de théâtre! C'est pourtant à cette analyse simultanée que se livre St. J., bien qu'il souligne que Musset, avec ses pièces, ne choisit pas l'expressionthéâtrale,mais un genre littéraire.1 Or on sait que pour certaines pièces de Musset il existe deux versions: la version primitive écrite pour le «spectacle dans un fauteuil», et la version postérieure (il y en a d'ailleurs souvent plusieurs) destinée à la scène. Par conséquent, si le théâtre de Musset peut fort bien servir à étudier la différence entre la pièce littéraire et la pièce de théâtre, il est peu fructueuxdele regarder en bloc comme le représentant d'un genre littéraire. Il découle de cette ambiguïté première un certain nombre de conséquences fâcheuses. Si. J. omet quelques éléments fondamentaux pour la pièce littéraire (quoique peut-être moins importants pour la pièce de théâtre) : le premier de ces éléments est le temps (dont il ne parle que fort brièvement pp. 26-28; et c'est pour s'élever (p. 27) contre l'idée que le temps dramatique soit irréversible - ce qui ne cadre pas avec sa propre idée de la succession des scènes: il serait impossible de regarder une situation dramatiquecommeliée à une situation postérieure (pp. 63-64), idée qui conduit d'ailleursSt.J. à une fausse interprétation de la fonction des rêves, présages, pressentiments,etc.(p. 72) - en fait c'est la dimension temporelle de la pièce de théâtre qui se présente normalement comme irréversible, et nous avons là justement une des différences que St. J. n'a pas relevées entre la pièce de théâtre et la pièce littéraire).Undeuxième



1 : II est étrange que ce critique à l'affût des bases formelles du phénomène littéraire se contente ici de l'explication historique (ou plutôt psychologique): Musset écrit «pour le fauteuil», parce qu'il désespère de faire accepter ses pièces aux directeurs de théâtre et non parce qu'il avait entrevu la possibilité d une expression

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raire).Undeuxièmeélément fondamental, omis malencontreusement, est le «rôle» du personnage d'auteur, toujours là en littérature, mais apparemment absent au théâtre (c'est précisément faute d'utiliser cet élément que St. J. (p. 32) n'arrive pas à expliquer correctement la fonction des descriptions directe et indirecte des personnages). St. J. ne manque évidemment pas d'analyser les «fantoches» de Musset, mais sans faire du comique, élément dont la nature et la réalisation diffèrent tellement selon le moyen d'expression utilisé, un élément à part; de façon traditionnelleilregarde le ridicule du personnage comme fondé sur une opposition entre un vide intérieur et une forme figée extérieure, ce qui peut être vrai, mais ne dit rien de la fonction du comique dans l'ensemble da la structure. A cette fin, il aurait fallu justement parler de la vision (j'emploie le mot dans le sens de J. Pouillon) et aussi des valeurs, autre élément étrangement négligé par St. J. En effet, tous les fantoches de Musset s'opposent au système de valeurs positif de la pièce. En plus d'un sens ils sont dehors. St. J. signale très bien (pp. 36-37) que la vision du personnagechangedu moment que le spectateur, grâce à des renseignements déjà donnés, est capable de voir plus loin que les mots proférés à la scène - mais il omet de nous dire quels éléments permettent au spectateur de choisir entre ces versions différentes. Il ne paraît pas que St. J. admette à côté des personnages l'existence de forces en tant qu'élément formel; du même coup il lui devient impossiblederapporter (et donc d'adopter!) l'interprétation de loin la plus plausible du chef-d'œuvre de Musset, Lorenzaccio. Lequel, de Lorenzo ou de Florence, est l'élément fondamental et unificateur de la pièce? La méthode de St. J. ne lui permet pas de trancher, parce qu'elle n'imagine pas la possibilité de représenter une force (élément temporel) dans la fonction d'un personnage (élément spatial).

Fait surprenant de la part d'un formaliste convaincu, cette réduction excessive du modèle dramatique a conduit St. J. à utiliser au cours de son étude bien des notions critiques qu'il n'avait nullement définies au préalable: ainsi «comique de situation», «évaluation du lecteur», «ironie», «type psychologique» (tragédie classique) opposé au «type philosophique» (drame romantique), «perspective» et jusqu'à l'opposition, si importante pour St. J., entre «personnage principal» et «personnage central» (pur élément compositionnei: le duc de Lorenzaccio).

Le texte de Musset est difficile à manier à cause de ses nombreux états successifs; St. J. montre qu'il domine ce terrain mouvant à la perfection et apporte un grand nombre de remarques pénétrantes sur l'évolution du texte. Cependant St. J. veut écrire non une étude historique (ou psychologique sur l'artiste Musset), mais une analyse formelle de certains textes dramatiques. Or, de ce point de vue, il n'existe pas de versions différentes d'un même texte; les deux états du Chandelier, p.ex., sont à regarder - dans une étude structurale - comme deux textes entièrement distincts, ce qui fait qu'avant d'aborder une comparaison il faut analyser chaque état dans son ensemble comme une pièce absolument isolée. Malheureusement St. J. n'a pas su résister à l'envie - et il faut avouer que la tentation ici était grande - de s'engager dans la critique des intentions (espèce particulière de la critique

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génétique), absolument incompatible avec une critique structurale. On le voit p. 23 où certains changements sont expliqués en fonction d'une tradition esthétique, d'autres en fonction de la technique matérielle de la scène!2 Enfin il ya une troisième raison qui complique une analyse de Musset: c'est que son théâtre ne se réduit pas à un seul type fondamental. Aussi bien St. J. ne l'y réduit-il pas. 11 signale très bien les différentes réalisations des techniques dramatiques que l'on trouve dans le théâtre si riche de Musset. Seulement il le fait dans une perspective historique,ce qui l'empêche d'établir les trois types généraux nettement distincts qu'une analyse purement formelle n'aurait pas manqué de dégager: le type Lorenzaccio (sérieux, sans fantoches, sans «unité d'action», etc.), le type On ne badine pas avec ramour, II ne faut jurer de rien, etc. (sérieux, avec fantoches, unité d'action, etc.); le type Le Chandelier, Un Caprice, II faut qu'une porte soit ouverte ou fermée, etc. (humour, sans fantoches, avec unité d'action, etc.). L'étude de St. J. - et c'est là son grand mérite - contient les éléments nécessaires pour établir ces types et il est dommage que St. J. n'ait pas sacrifié la diversité des points de vue à la rigueur de la méthode.

L'analyse de St. J. se déroule à trois niveaux : la base, revue des éléments concrets qui fondent les éléments de base, la réalisation, définition plus concrète de l'élément, et l'emploi, la place de l'élément dans l'ensemble de la pièce. Il y aurait aussi trois éléments fondamentaux du drame: le lieu, le personnage et l'action. On aurait souhaité que St. J. eût considéré la base comme un élément résolument théorique appartenant au niveau de la critique générale (et non pas basé sur des éléments particuliers des pièces de Musset, ce qui aboutit finalement à un cercle vicieux). Ensuite il aurait fallu voir à partir de quels éléments (parmi tous les éléments particuliersthéoriquement possibles) Musset constitue l'élément de base; enfin commentcet élément fonctionne concrètement, dans son rapport avec les autres élémentsfondamentaux. Il me semble que la disposition tripartite de St. J. ne sert pas la clarté, et, de l'aveu même de l'auteur, il arrive trop souvent qu'on hésite sur la place d'un élément à tel ou tel niveau. Justement l'expression cbt par moments assez floue et l'on a un certain mal à suivre la pensée de l'auteur; St. J. semble quelquefois incapable d'opérer des dichotomies strictes. Ainsi le contraire de «pièces sans action unificatrice» n'est évidemment pas «pièces à une seule action unificatrice», mais simplement «pièces à action unificatrice». V. aussi les quatre catégories surprenantes dans lesquelles St. J. range l'expression de l'opposition dramatique fondamentale (p. 66) et son affirmation (p. 119), d'une part, du primat de la forme dans l'évolution esthétique et, d'autre part (p. 126), du peu de relation entre forme et valeur esthétique. St. J. observe p. 83 qu'en bonne méthode l'analyse doit commencer par l'élément le plus simple - pourquoi la description du personnage«rond» précède-t-elle alors (p. 34) celle du personnage «plat» (ces termes de E. M. Forster sont d'allieurs peu heureux parce qu'ils reposent non sur la dispositiondes



2: V. aussi p. 34 où des traits psychologiques sont regardés comme non nécessaires du seul fait qu'ils ont pu être omis dans une version postérieure. Et si c'était la pièce tout entière qui avait changé! Cf. aussi p. 107, ou c'est l'Œuvre de MubbCt qui justifie une interprétation particulière

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sitiondeséléments formels, mais sur l'impression du lecteur, point de vue que St. J.
ne s'interdit pas toujours d'adopter!)3?

Dans les deux premiers chapitres, très courts, St. J. traite donc du lieu et des personnages. Il distingue très bien entre le lieu concret et le milieu général de la pièce; on aurait aimé une description de la relation entre le lieu et l'espace (en quel sens p. ex. la bourse d' Un Caprice est-elle un élément spatial, cf. la remarque p. 20?) ou encore du rapport entre personnage et espace (très différent dans la pièce littéraire et dans la pièce de théâtre). Il est frappant qu'en particulier dans le dernier type dramatique de Musset (Un Caprice p.ex.) les mouvements spatiaux jouent un grand rôle (l'espace est «plastique»), tandis que le milieu est vague, «poétique». Dans le chapitre sur les personnages, St. J. établit une distinction entre description directe, le personnage se décrit ou est décrit, et description indirecte, le caractère est révélé par des mots ou des actions qui ont un autre but immédiat. D'une façon très intéressante St. J. tente donc de passer d'une catégorisation formelle des moyens de description (basée sur les mots et les actes) à une catégorisation fonctionnelle. D'ailleurs je ne vois pas pourquoi, au moins dans la pièce de théâtre, les actes ne pourraient pas aussi servir à une description directe: l'ivrogne qui boit, l'exercice d'armes de Lorenzo, etc. Moins heureuse est la distinction entre personnage principal et personnage secondaire: le premier jouerait un rôle primordial dans la conduite de l'action, tandis que le second servirait essentiellement de fond. On le voit bien, la «dichotomie» est fausse, car il ne s'agit pas ici d'une différence de nature, mais de quantité. En outre il ne suffit pas de couper les personnages en deux; à mon avis il est facile - et souvent nécessaire - d'établir un groupe de personnages «tertiaires», machines agissantes, sans psychologie.

C'est le 3e3e chapitre, touffu et substantiel, qui fait que ce petit livre vaut la peine d'être lu et médité. Comme en témoignent les deux articles de St. J. précités, le problème de l'action dramatique est au centre des préoccupations de l'auteur, et il offre un modèle théorique riche et facile à utiliser. En particulier St. J. donne une analyse extrêmement serrée du phénomène de la cohésion, de «l'unité», de la pièce qui peut être basée sur l'action ou sur les personnages. L'action est ingénieusementdéfinie (p. 63) comme le rapport qui fait que le texte n'est pas seulement une suite arbitraire de situations, mais est senti comme décrivant une évolution qui embrasse l'ensemble des scènes. Il n'y a pas d'action sans opposition; quand nous voyons l'opposition évoluer, nous avons le conflit. Il y a des conflits extérieurs (entre le personnage et son entourage) et intérieurs (changement dans le rapport du personnage au monde qui l'entoure), et les conflits peuvent être exprimés directement,en paroles (et en actes, mais apparemment pas en actes sans paroles) et indirectement (par le résumé, l'allusion, etc.). A partir d'intéressantes analyses concrètes des pièces de Musset, St. J. étudie soigneusement le rapport, préparé ou non,



3: Pour ma part je proposerais la terminologie suivante: «figure à une dominante» - «fig. à deux dominantes», etc. A l'intérieur de chaque catégorie il faut ensuite distinguer entre «dominante simple» et «dominante complexe».

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entre les scènes, la fonction et le nombre des intrigues, etc. Il essaie aussi (pp. 65 et 83) de trouver un facteur capable de «mesurer» le degré de tension des diverses scènes. Le problème est capital; si St. J. ne me paraît guère ici apporter de nouvelles lumières, c'est probablement qu'il s'attache à trouver la mesure d'une quantité, ce qui est impossible en termes structuraux.

Le dernier chapitre ne laisse pas de déconcerter quelque peu; St. J. y soutient que l'œuvre littéraire n'a pas de sens - ou plutôt qu'elle en a plusieurs, et de contradictoires. De plus, elle ne garderait de valeur que tant qu'une postérité daignerait la lire dans une perspective autre qu'historique. Un tel point de vue ne rend-il pas l'analyse du formaliste parfaitement futile? Il me semble que St. J. confond ici un scepticisme méthodique salutaire avec un scepticisme philosophique pour le moins mal placé.

En conclusion, cette étude ébauche un système intéressant d'analyse dramatique, partant d'un principe sain, celui de fonder la description tout entière sur des éléments formels, et écartant les idées de l'œuvre et l'évaluation esthétique. Au rebours de certaines critiques publiées dans des journaux danois à la parution du livre, ce qu'il faut finalement reprocher à l'auteur, ce n'est pas de s'être placé d'un point de vue trop formel, mais de ne pas avoir été jusqu'au bout de cette attitude et d'obscurcir, d'affaiblir même, les résultats réels de l'enquête, en confondant histoire, artiste individuel, et immanence esthétique dans une même opération analytique.

ODENSE