Revue Romane, Bind 4 (1969) 1

L'anti-conte chez Rimbaud à travers quelques-unes de ses Illuminations

PAR

LAUS STRANDBY NIELSEN

«II faut changer la vie». C'est notamment par ces mots que Rimbaud exprime son engagement existentiel dans la poésie et son engagement poétique dans l'existence. En effet, c'est une véritable conversion du monde que l'on voit s'opérer dans les Illuminations qui sont aujourd'hui les plus en vue.

Ces pièces, on pourrait les appeler poèmes de construction. A cet égard, les plus typiques sont à n'en pas douter les poèmes consacrés aux villes, quoique dans des poèmes tout autres, comme par exemple Promontoire, Ornières, Aube, Fleurs, il ne soit guère question d'action au sein d'une nature, action et nature ne faisant qu'un. Poèmes à première vue difficilement accessibles mais qui s'offrent généreusement à qui les aborde sans préjugé ni contrainte. Le monde tel que nous le connaissons y est désintégré puis reconstruit en vertu des lois qui sont les propres lois structurales de la poésie.

Partant de ces poèmes, il nous est possible et de tracer les contours de l'image en perpétuel devenir que le poète se fait de la vie, et de suivre les réseaux de son imagination transformatrice. Très souvent, il est possible aussi de situer les poèmes eux-mêmes, les poèmes en tant qu'acte. Par rapport aux poèmes axés sur la quête d'une personnalité, il y a ici ce grand avantage: l'image de la personnalité qui s'en dégage paraît hautement authentique. Pour ainsi dire, on peut juger de l'honnêteté poétique de Rimbaud, dans les pièces qui par les motifs sont apparentées aux poèmes de construction mais s'en éloignent par la méthode, en voyant à quel point il respecte bien les mesures qu'il prend de lui-même dans les poèmes de construction lorsqu'il arpente le monde extérieur de son imagination poétique.

Les constructions dans ces poèmes reposent sur des paysages et des
matériaux soumis à des transpositions, des métamorphoses, des créations

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animistes et fantasmagoriques, et quoi dire encore? On peut distinguer plusieurs degrés de la normale dans les images, et, dans les constructions, on peut découvrir certains modèles toujours en vigueur. A la lecture de ces poèmes, on est amené à se poser différentes questions: quand et comment Rimbaud fait-il des transpositions? Que transpose-t-il et en quoi? Pourquoi le fait-il et que signifie cela à ses yeux? Quels sont les paysages réels et quelle en est la valeur? Comment se situe le moi poétiquedans ces différents contextes?

1. Poèmes sur les villes

Dans la première et la dernière phrase du poème Les Ponts, on nous parle du ciel: dans la première il est dit «des ciels gris de cristal», en guise d'introduction à une esquisse étrange et nébuleuse, portant sur des ponts jalonnés de fragments musicaux, l'image d'un cumulo-nimbus; dans la dernière, un rayon blanc descend du ciel et détruit tout l'échafaudage, toute «cette comédie». Il est clair que par le mot «comédie», Rimbaud dénigre cette fantasmagorie et l'entrevoit comme quelque chose ne pouvant se dessiner qu'à la faveur du brouillard.

Ne pas croire pour autant que le passage situé entre ces deux phrases soit dénué de toute signification. Hugo Friedrich1, qui cite ce poème comme exemple de «abstrakter Dichtung», n'y voit rien d'autre qu'étrangeté totale et «Enthumanisierung». II est vrai qu'aucun être humain n'y est introduit et qu'il ne s'y trouve aucun anthropomorphisme comme par exemple dans Ouvriers, où il est admis et démontré que cette « atmosphère personnelle» est quelque chose de négatif, ce qui dans Soir historique est classé comme un fait, allant de pair avec «la magie bourgeoise». C'est vrai aussi que les paysages construits par Rimbaud ont l'air étrangers (mais ils peuvent aussi paraître étrangement familiers) et qu'il peut s'y mêler des éléments curieux. Mais tout au plus peuvent-ils nous sembler étrangers à nous, pas à Rimbaud, compte tenu de tout ce temps où ils ont été sécrétés par sa propre imagination (et il semble bien qu'ils surgissent partout dans Les Illuminations). On peut dire du reste que Rimbaud est un artiste extraordinairement conscient des choses -et de lui-même. Point n'est besoin pour lui de craindre que l'un de ses lecteurs ne se sente étranger dans son poème.



1 : Voir Hugo Friedrich: Die Struktur der modernen Lyrik, Hamburg 1956, p. 67 et s.

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On approche tout simplement bien plus de la vérité en considérant Les Ponts comme une tentative de construire quelque chose de positif, «un bonheur humain» dirait J.-P. Richard2. Un pont est une sorte de liaison, et qui plus est, ces ponts sont si longs et si légers que les rives s'estompent et disparaissent, «chargées de dômes»: aspect purement négatif, les dômes rappelant fortement les églises, et nous savons que celles-ci dans Les Illuminations ne prennent guère de caractère positif. Le fait qu'il se mêle à ce tableau flottant des accents musicaux, non comme fond d'accompagnement mais comme partie intégrante de l'assemblage, une sorte de câbles tissés de musique, donne à l'image une résonance de bonheur (la musique ayant très souvent dans Les Illuminations un aspect positif); mais cela contribue aussi à en faire une simple comédie. En eifet, dans Les Ponts, lorsque tout ce qui est à dire sur le caractère positif et heureux est dit, il n'en reste pas moins que tout cela n'est que comédie, une comédie qu'un rien peut réduire à zéro.

Dans Ville il existe bien un moi, qu'on peut raisonnablement considérer comme celui de Rimbaud. Les rapports de ce moi avec les mondes extérieur et intérieur apparaissent parfois de façon claire mais pas univoque. Rimbaud méprise l'ancien, dont on a fini par se débarrasser, mais aussi le nouveau, qu'on croit être moderne parce que non ancien3. Et même s'il se cache derrière l'ironie, c'est un fait que malgré tout il languit après l'ombre des forêts et la nuit d'été, remplacées ici par la fumée de charbon.

Vers la fin du poème, il y a identité entre son propre cœur et «tout ici » ; c'est peut-être ce qui explique pourquoi il y a relativement peu d'architecturedans le poème, comparé au nombre relativement élevé de termes appréciatifs et de notions morales. L'opposition manifeste entre d'une part les interprétations morales et les nombreuses évaluations et d'autre part cette déclaration «La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression » représente le cœur du poème. Le poème ne compose pas avec la ville, la ville ne compose pas avec le poème, dans la mesure où il contient cette scission à laquelle elle reste indifférente. Même si le poème distingue le plan strictement physique de la ville du plan disons moral, métaphysique, c'est toujours ce dernier qui impose ses valeurs



2: Voir Jean-Pierre Richard. Putite et Prujundeur, Paiis 1955, pp. 225, 242.

3: Cela touche à un problème qui se pose et qui est discuté plus amplement dans l'étude de Enfance 11.

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au premier. Ce n'est qu'à la fin qu'il se produit une espèce d'intégration des catégories abstraites, à savoir les propres sentiments du poète et la ville; mais cela se produit de façon telle que c'est difficile à exprimer et plus difficile encore à vivre, semble-t-il. Les trois points de jonction importants«La Mort sans pleurs», «Un Amour désespéré» et «un joli Crime», comptés comme les derniers éléments de la ville, sont tous enveloppés de quelque chose d'hermétique et d'impossible. Même le joli crime ne peut se libérer de «la boue de la rue».

Dans Villes 17, il ne reste pas grand-chose des réalités extérieures. Construction tout à fait fantaisiste du tableau. Plus bas, jusqu'à «Les Bacchantes ... », le décor comporte des villes, présenté sous forme de paysage montagneux, mais plat, sans perspective, avec une mer perchant plus haut que les cimes les plus élevées.

Même si l'on arrive à comprendre cet échafaudage, l'image n'en reste pas moins mouvante et fugace. Le poète assemble ce qui ne s'assemble pas, peuple ses villes des choses les plus inattendues et les plus criardes: il se produit une image auditive, et non seulement visuelle. Et pourtant, ce n'est pas l'effet du hasard que tous ces assemblages. Les associations qui donnent à ce tableau urbain un aspect onirique, fantasmagorique et sans cesse fluctuant, se meuvent au sein de territoires passablement limités. Musique, couleurs, théâtre, mythologie et fabulation, tout cela renforcé de représentations géographiques tout à fait ordinaires et d'exotisme patrimonialement universel.

Après «Les Bacchantes . . .», les constructions cèdent la place aux mouvements et l'image fond précisément lorsqu'elle atteint le terme de sa course. Au moment où cette dissolution culmine, le poète s'incarne lui-même dans l'image, devenue maintenant un cortège dans un boulevard de Bagdad, où le peuple chante le travail nouveau (cf. l'engagement social de Rimbaud, effleuré un peu plus loin), ce même peuple annoncé dès la première ligne, auquel se sont manifestées ces villes-montagnes issues d'un rêve, celui du poète.

A la fin, toute cette féerie se présente comme une opposition à un
état de veille engourdi dont on peut approcher le sens par recoupement,
en pensant à la triade chère à Rimbaud: le mouvement, le rêve, l'aube.

Vient alors Villes 19, qui ne manque pas de ressemblance avec le
précédent. La projection y est étrange aussi, et surtout vue à la verticale.
Mais ce poème n'a pas l'empreinte picturale de l'autre, ici aussi le moi

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est présent, depuis le début, servant d'épicentre aux poussées de la ville. On pourrait dire qu'ici Rimbaud est descendu dans son propre paysage onirique pour déployer son étonnement exactement comme un touriste. Typiquement propres aux touristes que ces exclamations: «Impossible d'exprimer ...» (Rimbaud-poète ne s'exprime pas ainsi), ou encore: «Quelle peinture!». De plus, les comparaisons et les réflexions sur les choses qu'on trouve ici sont bien aussi celles d'un touriste.

L'une des caractéristiques de la ville est son gigantisme, ce qui amène le poète à se sentir mal à l'aise en face d'un monde aussi grand et aussi impénétrable. Les différents fonctionnaires locaux, à qui cette étrangeté est familière et qui en sont même un peu imprégnés, lui inspirent tout bonnement de la crainte. Quand nous prétendons que ce monde où il se sent ainsi, il Ta lui-même construit, c'est que ce monde ressemble aux autres constructions par un point essentiel, le monumental: «Le haut quartier a des parties inexplicables: un bras de mer, sans bateaux, roule sa nappe de grésil bleu entre des quais chargés de candélabres géants», survivances de la partie plate de l'échafaudage. Autre point commun, vu à travers cette exclamation: «Pour l'étranger de notre temps la reconnaissance est impossible». D'autres éléments encore, entrant dans la panoplie de Rimbaud: escaliers, ponts, dômes, passerelles (de cuivre), diligence de diamants, campagne, forêts, velours rouge, théâtre, «circus», faubourg.

Une recherche semblable à celle qui se dégage de ce poème peut se retrouver dans Soir historique, mais dans un autre contexte. Toutefois, dans celui-ci, l'attitude du poète est plus extravertie, et presque dès le début est discréditée cette échappatoire à « nos horreurs économiques » : «le touriste naïf», dit Rimbaud.

La situation dans Villes 19 rappelle de façon inquiétante celle qui se manifeste lorsque le professeur Friedrich arpente Les Ponts. Seulement c'est grave pour Rimbaud, car créer de telles situations est l'un de ses artifices pour vivre dans sa poésie, et ces artifices deviennent de plus en plus rares.

Dans les poèmes précédents, un point commun : une certaine attitude négative face à la ville comme site et comme nécessité vitale. Commun aussi un mécanisme architectural presque objectif qui est mis en branle et fonctionne pour ain^i dire à \idc. Tout cela, Rimbaud le saisit clairementavec une sorte de fatalisme non dépourvu d'ironie. Ce serait possible, en étudiant les poèmes dont l'objet est autre que les villes, de

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dégager sa problématique de la ville et d'en comprendre certaines données.A cet égard, Métropolitain pourrait bien nous servir de tremplin pour accéder à ces poèmes; disons qu'en plus cette pièce est significative par la netteté et la rigueur de son architecture, sans parler de son degré élevé de conscience.

On y trouve 5 parties, formant un tout au point de vue syntactique
et finissant toutes par un mot récapitulatif, un titre en quelque sorte.

La première partie, la ville, évoque une cité gigantesque, peuplée de misère (cf. Ouvriers). C'est presque la misère qui sert de définition à la ville: «Rien de riche. - La ville!». Cette cité n'en est pas moins élégamment conçue, sise sur une côte rosé et orange allant du détroit d'indigo aux mers d'Ossian, dont le sable est baigné d'un ciel vineux tandis que les boulevards en sont de cristal. Cela pourrait bien venir d'un film de Walt Disney: le pays des merveilles en quelques couleurs.

Ce contraste disparaît dans le paragraphe suivant, la bataille. Tout le long de ce paragraphe, des images se déroulent prolongeant celle de la ville; mais lorsqu'on arrive à la fin, on s'aperçoit que le tout n'est qu'un champ de bataille. La ville est culbutée lors d'une bataille, ou d'une défaite. Les boulevards de cristal qui grimpaient et se croisaient (rappelant les ponts) sont réduits à des déserts d'asphalte qui fuient en ligne droite. Vue de dos, la folle équipée d'une armée en déroute. Les couleurs vives ont totalement disparu dans les nébulosités surgies d'une fumée particulièrement monstrueuse que sécrète l'océan en deuil. Cette fumée est le mouvement central et l'excrétion de ce paysage, qui alors reprend vie de façon spontanée et pour ainsi dire fatale. Elle forme, telle qu'on la retrouve ailleurs, une unité avec le ciel (voir le paragraphe sur le ciel) et surgit de l'océan qui n'enfante plus Vénus, étant maintenant en deuil (image visuelle: tout de noir vêtu - voir plus loin la formation des métaphores chez Rimbaud). C'est bel et bien aussi cette fumée qui a transformé les boulevards de cristal en un désert de bitume.

Ensuite rien d'étonnant à ce que le paragraphe suivant s'ouvre par une invitation à lever la tête pour voir par-dessus la ville, en direction de la campagne. Là, c'est la nuit, pleine et entière fantasmagorie: «ce pont de bois, arqué; les derniers potagers de Samarie; ces masques enluminéssous la lanterne fouettée par la nuit froide; l'ondine niaise à la robe bruyante, au bas de la rivière; les crânes lumineux dans les plants de pois. . . ». Tableau remarquablement cohérent mais quelque peu macabre.La clé pour savoir en quoi consiste ce pays nous est donnée tant par le mot «fantasmagories», venant immédiatement avant le récapitulatif«la

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latif«lacampagne», que par les nombreux jalons: ce pont, ces masques, cette ondine, ces crânes et les autres fantasmagories. Le poète connaît toutes ces choses de fond en comble; elles l'ennuient tout en exerçant sur lui une incessante attraction.

Le paragraphe 4 reprend ces images champêtres quoique « s'intitulant » le ciel. Le ciel qui s'est abattu sur la terre. Comment et pourquoi l'a-t-il fait, on n'en sait rien, mais on peut risquer quelques conjectures: de même qu'on pouvait voir ce qui était arrivé à la ville, transformée en bataille, on peut aussi voir ce qui arrive à la campagne, appelée à son tour à se transformer en ciel. Cette chute du ciel, c'est la fermeture: l'épanouissement de la frustration. Le tout est «possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes, Japonaises, Guaraníes, propres encore à recevoir la musique des anciens». On ne sait ce que viennent faire là ces aristocraties mais on n'ignore pas qu'elles possèdent tout ce paysage grillé et qu'elles n'ont rien de commun avec Rimbaud. Comme tribut payé aux contes - ce paragraphe aussi tient du conte - introduction de princesses, mais pas un mot sur l'endroit où elles se trouvent, et probablement sont-elles, elles aussi, investies du droit de propriété. Et pour finir il est question de «l'étude des astres», «si tu n'es pas trop accablé», ce qui est aussi une sorte de ciel.

Le 5e5e paragraphe se distingue des précédents en ce sens qu'il n'est pas constructif. Il se résume à cette invocation «ta force», récapitulatif différent des quatre autres en ce qu'il se rapporte à une personne. On peut constater que dans cette partie, à l'encontre des autres, il ne se produit aucune catastrophe. Mais il ne se produit non plus rien de positif et l'absence de catastrophe est due sans aucun doute au fait que ce qui est positif, on ne cherche pas ici à le construire mais à l'évoquer, tant par le souvenir que par l'invocation. Cette «Elle» à qui l'on est en droit de supposer une certaine force, ne manque pas de ressemblance avec l'être que l'on trouve dans Seing Beauteous; et cette attente qu'elle suscite on peut la supposer semblable à celle suscitée par Elle dans Angoisse (ce ne peut être la même personne que La Vampire). Toutefois un parallèle avec la fin de Villes 17 serait vraiment concluant.

Le processus architectural dans ce poème - comme d'ailleurs dans toute une série de poèmes chez Rimbaud - a cette caractéristique qu'on pourrait appeler renversement de situation. Il semble qu'on pourrait comprendre cette opération de cette façon: lorsqu'un paysage se voit chargé d'un nombre suffisant de transpositions, il ne peut garder l'équilibreplus longtemps et se transforme alors en quelque chose de tout à

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fait nouveau. Cela est à rapprocher de la dissolution de l'image dans Villes 17 et du paragraphe 10 de Après le déluge qui comporte lui aussi des transpositions fondamentales, mais manifestement pas assez nombreusespour provoquer la culbute du paysage.

2. Poèmes sur la nature

II sera évidemment plus facile de comprendre chez Rimbaud la problématique de la ville en la rapprochant avec celle de la nature. D'ores et déjà il est permis de dire que les transpositions dans les poèmes sur la nature paraissent moins malaisées. Dans la plupart d'entre eux, elles ont tout simplement commencé à se produire avant l'engagement du poème. On a la nette impression que Rimbaud se sent plus chez soi ici que dans la ville charbonneuse, cet enfer économique où le fœhn et l'été, au lieu d'apporter un renouveau, n'arrivent qu'à montrer combien tout est impossible et combien il est impossible de changer les choses. Mais il s'avère que ce sentiment qu'a l'auteur d'être chez lui présente un caractère équivoque.

Le cap dans Promontoire a des dimensions gigantesques. Choix puisé dans l'histoire parmi les plus colossales et les plus élégantes constructions de l'ltalie, de l'Amérique ou de l'Asie. C'est le point de départ et l'épicentre d'associations géographiques, fort peu différentes des associations habituelles de Rimbaud. D'abord les associations se nouent sous forme de comparaisons :le promontoire est aussi étendu que l'Epire, etc... Mais plus bas les lignes de communication sont coupées, les associations n'ont plus de soutien, et il faut comprendre qu'elles sont un peu parties intégrantes du promontoire: celui-ci, à en croire le premier éclaircissement qu'on nous en donne, est formé par une villa et ses dépendances, qui à la fin se muent en hôtel-palace - ou en palais-hôtel, si l'on veut - abritant le contenu de tous les voyages.

Cette double villa correspond aux personnages du poème: les voyageurset les nobles. Rimbaud appartient aux premiers. En tête de la pièce, il nous apprend qu'il se trouve à bord d'un brick ayant mouillé au moins pendant un jour en face du promontoire. Mais il ne nous dit pas si l'on peut apercevoir le cap à partir de l'embarcation, dont il n'est plus question d'ailleurs jusqu'à la fin. C'est «l'esprit» des voyageurs qui a accès à cet hôtel universel et qui peut donc entrer en contact avec les nobles. Ceux-ci ont, pensons-nous, des liens étroits avec les aristocraties

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de Métropolitain (et les absents d'Enfance II) mais paraissent un peu plus amicaux: ils permettent à diverses scènes chorégraphiques d'animer les façades du bâtiment pendant les heures de la journée, c'est-à-dire le temps que le brick passe au large du promontoire.

Le poème suit surtout les voies géographiques de l'association; à cet égard, on peut mentionner l'envie qu'a Rimbaud de voyager (et plus tard, ses voyages), mais il faut préciser que si ces associations partent à bride abattue, lui cependant reste sur place. Il est évident que l'onirisme dans ce poème est plutôt ce qu'on appelle un rêve éveillé.

Il est frappant aussi qu'il n'y ait pas ici ces barrages auxquels Rimbaud habituellement se heurte lorsqu'il s'agit de décors appartenant aux nobles; on peut ainsi constater que cet «animisme objectif» (opposé à l'anthropomorphisme vu au début du poème), qui entre en vigueur dans ses associations portant sur quelque chose dont il se trouve éloigné et avec quoi il ne peut entrer en communication que par voie associative, peut se dérouler autrement que l'animisme faisant entrer en jeu des liens vitaux.

On a prétendu4 que Ornières est aussi bien un convoi de cirque ou une cavalcade fantastique qu'un cortège funèbre. Une telle confusion défigure le poème. L'étiquette cavalcade fantastique pourrait s'appliquer à tant d'autres poèmes: le terme ne couvre pas d'autre sens que ce qui, dans tout le poème, est onirique et qui, tout aussi bien, se trouve dans plusieurs autres lUuminations. Par contre, le côté merveilleux que prend en effet le convoi de cirque en rehausse la valeur tout en conférant au poème l'aspect d'un rêve heureux. Il s'avère aussi à la fin que ce cortège surnaturel contient des cercueils, introduits par le mot «même». Ces cercueils sont bel et bien un parallèle avec les catastrophes et les signes catastrophiques qui si souvent closent les constructions rimbaldiennes ; cependant, s'ils s'insèrent dans le cortège, ils n'en font pas pour autant un convoi funèbre, et c'est ce qui prouve à quel point le poème porte le sceau du bonheur. Ce furtif convoi forain à l'aspect féerique, chevauchant à travers le poème, libère quelque chose chez le poète. La catastrophe se présente comme d'habitude, mais elle est neutralisée et remise à sa place.

Le poème discourt sur les voies de Rimbaud, les positives : ses rapides



4: Ruchon, d'après Suzanne Bernard: Rimbaud: Œuvres, Garnier 1960, p. 500.

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ornières, humides et fertiless: Le paysage prend une âme dès le début (par le phénomène «aube», dont le sens jaillit du poème Aube) et c'est l'élément directeur, tout le chemin durant. C'est probablement aussi parce que dominent des forces indépendantes du poète que le dénouement est si heureux. Mais c'est surtout cela qui rend le poème difficile à pénétrersi on ne l'aborde pas avec les clés puisées dans les œuvres similaires de notre auteur.

J'ai considéré le féerique chez Rimbaud comme quelque chose de positif, presque sans partage. Les éléments fantastiques et l'imagerie qui s'y apparente ressurgissent si souvent dans Les Illuminations qu'on est amené à penser qu'ils représentent son seul refuge. Au début de Alchimie du Verbe, il cite lui-même le conte parmi les choses auxquelles il tient. L'une des raisons en est que dans les contes il a trouvé une imagerie populaire relativement très développée et relativement peu surchargée, une imagerie peu mise à nu (contrairement à celle du christianisme et à celle de la poésie qui par tradition fait parler les fleurs). Entre autres particularités du conte, qui ont pu spécialement le frapper, citons l'isolation totale du héros et les effets de style comme la «métallisation» et la «minéralisation» des choses6.

Dans Mystique aussi il s'opère des transformations de paysage avant le début du poème. Et c'est aussi un poème-tableau. Le paysage - ou le tableau - est une construction aux étages nettement distincts. Le mouvement part d'en bas (comme dans Villes 77) avec «la pente du talus»; le reste est une ascension vers le ciel, qui, par la suite, s'abat brusquement sur la pente pour ouvrir un dernier plan, l'abîme. Le processusest celui que l'on trouve habituellement chez Rimbaud, mais ici le résultat est plus positif. La partie supérieure du tableau représente le cadre. Ce cadre est formé par «la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines », ce qu'on peut - si on le veut - vraiment voir, avec des oves et des volutes. Mais - et c'est le propre de nombreuses métaphores rimbaldiennes, comme par exemple «herbages d'acier et d'émeraude» - on peut vraiment à la lecture situer cette métaphoresur un plan visuel, et c'est probablement de là qu'elle est issue, quoique se maintenant sans tuteur et s'arrogeant force autonome et



5: Voir Jean-Pierre Richard, ibid. pp. 199, 200.

6: Voir Max Lüthi: Das europaische Volksmarchen, Berne 1960, surtout pp. 37 et sq., 60 et sq., 27 et sq.

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signification. La comparaison devient une interprétation. On ne s'éloigne
pas trop de la vérité en y voyant quelque chose d'erotique (se référer
par ex. à la mer dans Villes 17).

La fin, chute habituelle, peut se comprendre comme une conséquence de la collision entre l'image et le cadre, qui, étrangement, participe à l'image sans s'y trouver (argumentation que nous soutenons en nous référant à «tandis que»). Il y a aussi quelque chose de positif dans cette ouverture vers le bas de l'image. L'abîme devient bleu et fleurant - on se souvient qu'au sommet du talus il n'y avait que guerres et tueries - et c'est la douceur du ciel et des étoiles qui entraîne dans son sillage ce «fleurant et bleu».

Rimbaud a atteint ici l'une de ses limites; en faisant descendre un peu du contenu de cette limite dans ses mouvements habituels, il cherche à la surmonter. Le titre peut très bien lui aussi se voir comme référence à cette tentative de dépassement.

Dans Aube l'animisme devient animation dans le sens latin du mot. Le poème est la résurrection d'une rencontre galante. Celle que le poète doit rencontrer est «L'aube d'été», qui, à cette occasion, prend les traits d'une femme tout en restant cependant l'aube d'été, aimée comme telle. Il doit la poursuivre pour s'en saisir et nous assistons ainsi au réveil de l'aube, qui redonne vie à tout. Cela vaut la peine de signaler cette aisance qu'éprouvé Rimbaud pour donner à l'objet, et par tous les phénomènes connus, une valeur personnelle, une valeur de symbole (cf. ce qui a été dit plus haut sur les métaphores), qui entre dans sa thématique personnelle si chargée de complexité : sa problématique, pourrait-on dire. On remarque surtout que l'endroit où il se sent le plus éloigné de l'objet aimé c'est la ville, «parmi les cloches et les dômes». «Courant comme un mendiant sur les quais de marbre», il doit la pourchasser. C'est seulement à proximité d'un bois de lauriers - les lauriers, chose connue, servent à couronner les poètes - qu'il la rejoint et que leur rencontre est consommée: «L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois». Cette chute peut être interprétée sur différents plans: ils roulent au bas du bois, l'aube s'étant jusqu'ici mue dans de très hautes couches de l'atmosphère; ou alors c'est une chute plus grave, la Chute; enfin une telle chute peut aussi être, nous le savons bien, le retour à la réalité, et le rêve angoissé, le poème, prend fin avec «le réveil».

Le ton de la dernière phrase convient admirablement au récit d'un
tel souvenir amoureux, mais il prend un éclat plus frappant si l'on n'oublie

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pas que la bien-aimée s'appelle Aube, dont la fin brutale est aussi celle du poème. Ce n'est qu'à l'aube, cet étroit passage entre le rêve et la veille, que le poète arrive à réussir ce genre d'opération. Le rêve est un rêve et l'enfance est agréable à ressusciter.

La plupart des Fleurs dont il est question dans le poème ainsi intitulé s'éparpillent en éléments simples dans la description métaphorique, disons le montage du tableau, donc du poème, et c'est pour cette raison qu'il n'est pas facile d'avoir prise sur elles. Seules les rosés, tout à fait à la fin, se laissent vraiment prendre, jeunes et fortes qu'elles sont.

Par contre, le rapport des métaphores est clair: ce sont des transpositions. La description des éléments constitutifs des fleurs est pleine de galanterie et d'effets, surtout appuyée sur les ornements théâtraux et palatins7: pierres et métaux précieux n'y manquent pas. Cela fait penser à «des fleurs presque pierres» dans Ce qu'on dit au poète, poème où Rimbaud condamne comme poncif l'usage poétique des fleurs. Il semble que cette minéralisation, important maillon des transpositions rimbaldiennes, s'attaque surtout aux fleurs et autres plantes (cf. l'herbe dans Mystique et «palmiers de cuivre» dans Villes 17).

Dans la dernière partie du poème, les rosés, qui pour une raison ou une autre se montrent singulièrement réfractaires aux transpositions, quittent la mer et le ciel - comparés dans leur fusion à un dieu aux yeux bleus et aux formes blanches - pour des terrasses de marbreB. Comme il y a là des tendances flagrantes à animer et à diviniser les choses, ainsi qu'il s'en trouve dans Aube, on peut sans grand risque de se tromper, rapprocher ces terrasses marmoréennes des quais de marbre sur lesquels il dégringolait sans pouvoir entrer en contact avec l'Aube, déesse et aube, le paysage doté de vie. Les rosés entreprennent la même course que Rimbaud dans Aube, mais sans résultat. De toute façon le poème n'en souffle mot, peut-être parce qu'il s'agit de fleurs et non de Rimbaud, de l'actuel et non du souvenir.



7: C'est Suzanne Bernard (ibid. p. 510) qui signale la possibilité d'un rapport des tableaux avec le monde du théâtre. Mais il est vraiment difficile de savoir si le poème est construit sur un souvenir théâtral, comme semble le penser Suzanne Bernard, ou tout simplement sur un souvenir floral. Ce qui est déterminant pour la compréhension du texte, c'est qu'il est intitulé Fleurs et qu'il traite de fleurs «théâtralisées» et «minéralisées».

8: L'interprétation de Jean-Pierre Richard (ibid. p. 205 et sq.), tout en étant plus étoffée, ne me paraît pas pour autant essentiellement opposée à la mienne. Sur le sens des épithètes «jeunes» et «fortes» voir p. 197.

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Toutes les tentatives et tous les aveux figurant dans les poèmes vus jusqu'ici résident dans l'iconique, l'illumination, ce qui les met au centre du recueil. Point n'est besoin d'examiner ces tentatives de près pour constater que généralement elles se heurtent dans leur course à des barrages vigoureux et à des échecs cuisants. Ce n'est qu'exceptionnellement que cette liberté apparemment sans borne entraîne une liberté réelle. Même s'il semble entreprendre ses poursuites architecturales avec une imagination dictatoriale, le poète est cependant amené à suivre des sentiers battus. Et cela est d'autant plus clair que Rimbaud l'admet lui-même, tout en le déplorant.

Au fond de tout cela deux paysages réels: la ville, dont il ne peut s'accommoder et la campagne, à laquelle il ne peut retourner. La campagne est sans conteste son meilleur moyen d'entrer en contact avec quelque chose de vivant, mais malheureusement ses moyens d'entrer en contact avec la campagne elle-même ne sont pas les meilleurs.

Dans cet ordre d'idées, on peut soupçonner des frustrations à caractère erotique9, ce qui, nous semble-t-il, apparaît très clairement dans Aube, pièce où le poète dans sa rêverie se souvient d'avoir vécu sans problème aucun l'unité du moi avec ses penchants et son milieu extérieur. Il est possible d'avoir des lumières sur les conditions de croissance fournies par ces deux paysages à son engagement poétique en en faisant le parallèle avec Ville et Aube.

Ce qui se produit dans les poèmes de construction peut être considéré d'une part comme une tentative de construire quelque chose de positif à partir de cette situation critique, d'autre part comme un aveu de la situation telle qu'elle est. En même temps que cette imagination libre suit des voies pas tellement libres, tout le cours est surveillé presque sans interruption par une conscience qui voit clairement le négatif là où elle espérait autre chose, mais qui simultanément considère comme son devoir de défendre ses positions. Dans ces poèmes, c'est sur ce plan que réside l'ironie rimbaldienne.

La dynamique dans les poèmes de construction apparaît nettement si l'on compare les défaites finales - les catastrophes - aux destructions également finales dans les autres poèmes. Les catastrophes dans les poèmes de construction, disons l'échec de la construction et des valeurs, viennent forcément de l'intérieur, suite inévitable de l'architecture imaginaire.



9: Voir surtout Métropolitain, Mystique, Aube et Yves Bonnefoy: Rimbaud, Paris 1961.

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C'est tout le contraire dans un autre groupe d'llluminations, qu'on pourrait carrément baptiser poèmes du Jugement dernier. Il s'agit de: Après le déluge, Soir historique, Nocturne vulgaire et Angoisse. Comme épilogue, Rimbaud, dans ces poèmes, appelle de ses vœux le Jugement dernier et l'anéantissement d'un monde qui se refuse à lui. Dans Après le déluge et Soir historique il cherche à quitter un monde chrétien, bourgeois et industriel, qui lui est contraire, pour une nature purement fictive, dans laquelle se trouvent à sa portée de meilleures conditions de croissance, un monde où l'on est «heureux comme avec une femme». Les tentatives échouent et Rimbaud, déçu et furieux, invoque le néant. Dans Nocturne vulgaire, il ne nous laisse pas tellement entendre ce qu'il veut fuir. Tout le poème est une tentative, par le truchement des associations, de bâtir un monde imaginaire. Cependant, les associations ne suivent pas tout à fait le cours souhaité, d'où ces appels au Jugement dernier. Dans Angoisse, amené dès le départ à douter et cette fois profondément, il invoque à peu près toutes ses valeurs: les horizons d'où la libération doit venir. Mais la Vampire ne laisse aucune prise et voilà pourquoi les appels à l'Apocalypse, comme ultime recours.

3. Poèmes biographiques

Dans ce qui précède, on peut comprendre les poèmes de construction comme une entreprise existentielle. Nous pensons qu'on peut avec profit les considérer comme tels. Mais il s'ensuit que, pour bien les cerner, il faut aussi aborder ceux qui traitent directement de l'existence: par exemple Jeunesse, Enfance, Vies. Nous avons déjà avancé plus haut ce qui, à nos yeux, sert de prémisse à une telle comparaison et l'on peut immédiatement et sans risque de choquer soutenir que l'honnêteté poétique de Rimbaud est grande. Cette grande honnêteté n'empêche pas cependant les poèmes d'empiéter les uns sur les autres; c'est pourquoi il serait suffisant - avec les références et les commentaires d'usage - de détailler un seul de ces poèmes, en l'occurrence Enfance, qui nous paraît être le plus représentatif.

Enfance I

Le style nominal que l'on connaît à Rimbaud fonctionne ici tout à
fait autrement que dans les poèmes de construction: c'est une énumérationd'éléments
auxquels se lient des définitions. Ces éléments n'entrent

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pas dans un circuit et il n'y a entre eux aucun lien de réciprocité linguistique.Ce qui ne veut pas dire qu'ils sont réunis pour composer une image: ils se présentent comme les éléments simples d'une prière. Ce sont des cubes qu'on assemble en vue d'un poème sur l'enfance: les souvenirs d'enfance sont évoqués par leur caractère positif en tant que tout. Ces éléments sont ainsi liés à l'aventure de l'esprit, à la nature, au rêve. Qu'il s'agisse de souvenirs, nous est confirmé par la fin du poème, qui ne peut se situer dans la même période que le reste. Pourtant, grammaticalementparlant, il n'y a guère de différence entre passé et présent (ni entre deux temps du passé): tout se passe au présent, ce qui peut bien s'expliquer par l'aspect surnaturel et invocatoire du souvenir qui caractérise le poème, souvenir où c'est précisément la présence des choses qui compte.

Le développement du poème va de ce qui est lointain, presque inconnu
et positif, à ce qui est proche, connu et négatif.

«L'idole» de la première partie peut presque être comparée à «la Reine, la Sorcière » de Après le déluge, poème qui représente, pourrait-on dire, des essais d'interprétation autres que chrétiens, ces derniers étant d'ailleurs utilisés ici. Cette idole est une sorte de puissance foncièrement démoniaque, capable d'ouvrir le monde si l'on parvient à entretenir avec elle des rapports positifs, mais qui, contrairement aux dieux et aux démons chrétiens, ne s'épuise pas à libérer ses sujets, ses enfants comme on dit dans un certain langage. Cette femme-démon - ou ce démon femelle se montre dans toute sa négative comme "la Vampire « dans Angoisse, et présente ici des traits maternels. L'être dans Enfance I, adoré comme «idole», en est le pendant positif, et il est dit plus positif que le positif, «plus noble que la fable». L'expression «sans parents ni cour» fait aussi penser au dicton «trop beau pour être vrai», et on peut la rapprocher de ce caractère des contes: la condition pour que le héros à la fin s'empare de la princesse et de sa cour est précisément qu'il se soit au préalable libéré de telles entraves; on peut alors faire la comparaison avec les traits maternels du négatif.

La nature dans cette partie est rutilante et sans problème, de sorte
qu'elle n'est pas du tout convenable.

Le second paragraphe aussi est tout en positivité pure, mais ce sont là des éléments positifs que nous connaissons déjà. Les expressions abstraites de la nature sont ici remplacées par des indications plus précises. «La fille à lèvre d'orange» est assez attrayante, mais plus connue que la déesse et tout à fait dépourvue du pouvoir étendu de celle-ci.

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Dans le 3e3e paragraphe, la positivité est plus douteuse: il s'agit là d'un étrange monde familial, féminin et maternel, à la fois singulièrement inquiet et difficile à percer, c'est le monde du foyer, de l'intimité: «bosquets», «jardinets», «bijoux». Lui aussi est entaché de merveilleux mais c'est un autre côté du merveilleux qui ressent l'accent: les décors, la splendeur, la pompe.

Comme déjà dit, tous ces souvenirs d'enfance positifs, renfermant pourtant au bout du compte de sérieux indices de négativité (voir par ex. «regards pleins de pèlerinages») se trouvent en nette opposition avec l'exclamation finale «quel ennui». Cette plainte porte certainement sur l'amour, notez bien l'amour majeur, celui des faits, des autres personnes, du milieu ambiant et non celui de la fiction et du rêve, dans lesquels le bien est toujours le bien.

Enfance II

Ce poème ne contient probablement que des souvenirs d'enfance. Dans la première partie, on nous enumere une série de personnes qui ne peuvent proprement pas être là où elles sont, mais qui, délibérément s'entend, sont évoquées. Au sein du souvenir, ces personnes sont proches des situations auxquelles elles appartiennent, encore faut-il souligner que cela n'est que dans le souvenir.

Dans la seconde partie, le paysage est totalement désert. C'est l'automne, on doit supposer que la population s'est réfugiée dans des régions plus clémentes. Il est possible en se référant à des poèmes précédents de lier aux expressions «auberge» et «château» des représentations bien définies. Mais le vide est équivoque. Ce n'est pas simplement négatif, le fait que le général et sa famille soient partis: ce dernier appartient sans doute à une aristocratie semblable à celle de Promontoire et de Métropolitain dont le passage sur le ciel y fait un peu penser, avec cette différence qu'ici c'est le vide total. Rimbaud ne déplore sans doute pas non plus la fermeture de l'église. Mais même si d'être ainsi dégagé du négatif comporte quelque chose de concrètement positif, le vide ici est tel que cela ne peut être. Même s'il n'y a plus aucun garde, ce qui alors donne la possibilité de franchir les hautes palissades, que trouver de l'autre côté, sinon le vide?

Cela fait penser de façon significative à la situation vue à peu près
au milieu de Après le déluge: une fois que la civilisation de sang et de
lait est ressuscitée, il y a un coup d'arrêt suivi d'un regard sur la vie

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familiale, elle aussi bel et bien ressuscitée. Des enfants en deuil (peutêtreont-ils perdu de vieux parents lors du déluge, une telle mort n'avait certainement pas été imméritée), assis dans une grande maison, regardent «les merveilleuses images», se trouvant soit dans un album soit dans la vie extérieure qu'on peut entrevoir à travers les carreaux encore ruisselants. Des enfants bien sages. Un fait brutal et impromptu renverse la situation: «la porte claqua», et nous voici dehors, la porte ayant claqué derrière l'enfant. Celui-ci se comporte de façon étrange. Il tourne les bras, ce que comprennent toutes les girouettes alentour. Mais on peut renverser les rapports, comme presque toujours lorsque le monde extérieur est affublé de propriétés humaines: l'enfant comprend les girouettes et les imite, elles qui tournent et tournent, lorsque le vent souffle, et sans changer de place, leur unique mouvement étant celui que leur impriment les phénomènes extérieurs. Lorsqu'un enfant menace d'aller vivre sa vie, les parents répondent née varietur : où veux-tu aller ? On peut ici - ce qui est probablement pertinent - se référer à une bonne partie de la vie de Rimbaud, mais ce n'est pas absolument nécessaire pour comprendre le lieu de l'action. Situation facilement concevable comme typique, et conçue comme telle par Rimbaud lui-même, qui l'introduit comme une partie des différents modèles de conduite de la civilisation. Dans la troisième partie, le poème s'éloigne vers les villages, profondémentmarqués eux aussi par le vide. En particulier, les sons caractéristiquesy ont disparu: le chant des coqs, le bruit des enclumes. Seule l'eau ronflant dans l'écluse même si cela n'est pas précisé se fait entendre; et Rimbaud à la fin nous dit que ce qui devrait produire les sons qui manquent n'est pas présent - en parfait accord avec sa technique habituelle. La fin de ce paragraphe exprime une impuissance implorante, un état de fascination purement et simplement inexprimé que le lecteur a du mal à interpréter de façon concrète. On peut pourtant, sans grand risque de se tromper, voir dans les calvaires et les moulins les symboles de la mort.

La quatrième partie est admise comme réminiscence : c'est le prétérit. La présence, qui dans la première partie est maintenue jusqu'au bout, sans doute grâce à de vertigineuses acrobaties, est ici abolie. On pourrait peut-être hasarder cette boutade: plus le souvenir lui paraît positif et existentiellement important, plus Rimbaud a du mal à maintenir «la présence». Alors que. en revanche, les souvenirs désagréables sont pesamment proches, en quelque sorte prêts à la riposte, ce qui semble ressortir de la conclusion du 3e3e paragraphe.

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Ce qui dans les poèmes de construction est architecture, imagination,
se trouve être souvenir dans Enfance, la conscience gardant cependant
les mêmes formes de travail et se heurtant aux mêmes barrières.

Enfance III

Ici l'élément caractéristique tient de la litanie, de la charade. Le poème
comporte 7 tronçons très courts.

Dans les paragraphes 2 jusqu'à 6, il faut probablement sous-entendre la mention «au bois» qui se trouve dans le premier. Les six choses différentes existant dans ce bois sont, comme on pourrait s'y attendre, d'un genre nettement positif en même temps qu'irréel tel un rêve ou un conte, frisant le surréalisme dans le 3e3e paragraphe. Il est question d'un oiseau dont le chant arrête et fait rougir, ce à quoi l'on peut facilement attribuer un contenu erotique (se souvenir parallèlement de ce que les oiseaux représentent pour Rimbaud). Le temps s'arrête. Du fond d'un bourbier surgissent des animaux blancs, donc réfractaires à la boue et aux choses similaires. Bas la cathédrale, haut le lac! Pour ce qui est des 2 derniers paragraphes, il suffit, si l'on veut les interpréter, de se référer à Ornières.

Dans le paragraphe 7, tout cela se trouve en opposition flagrante avec la réalité: il n'y a plus rien de commun avec les devinettes; c'est plutôt la solution, qui nous est proposée. «Au bois», comme sous-entendu, ne s'impose plus longtemps. Maintenant c'est «il y a» qu'on utilise avec sa fonction ordinairement génératrice du présent. Il s'agit des conditions humaines de base. Même les besoins élémentaires ne sont pas satisfaits et cela réside bien dans la réalité si le reste se trouve dans le bois.

Enfance IV

Cette fois-ci, le poème est presque monté symétriquement avec l'écluse pour centre, comme dans le n° 11, 3e3e paragraphe. L'écluse joue le même rôle dans les deux, seulement ici l'élément auditif dans le mécanisme est explicite. Une différence cependant: dans l'autre, c'est le monde extérieur qui fond dans le bruit de l'écluse, ici ce sont les propres pas de l'auteur; cela ne peut être interprété que comme un glissement du centre d'intérêt vers le moi. 11 n'y a donc plus rien à attendre du monde extérieur. Point de vue qui n'a rien d'étonnant si l'on pense à la fin du n° 111, et qui concorde bien avec le fait que le mot «je», pour la première fois dans Enfance, apparaît ici, dans le n° IV.

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Dans les 5 parties composant le poème, le moi est inséré dans une
série de voies existentielles. Les destinées qui s'y rattachent dans les
deux premières parties sont d'une négativité toute rimbaldienne. Le saint

- la vie religieuse en somme - est fortement diminué, ramené aux herbivores qui, faute de mieux, sont d'un naturel idéalement pacifique. Dans le paragraphe sur la bibliothèque, où les revalorisations sont sensiblement plus minces que dans Les Assis (il y a un net rapport entre les deux), l'atmosphère est clairement celle d'une vie intérieure, sédentaire, où l'on est coupé de toutes activités plus violentes. Celles-ci étant le propre d'éléments extérieurs, dont on peut, en tant que savant, se protéger comme par un écran, et ce de façon agréable et confortable (ce qui rappelle les enfants dans Après le déluge). Tout cela est mis en évidence dans la 3e3e partie, où la vie intérieure prend un aspect purement négatif. Mais la négativité ne manque pas non plus dans la vie extérieure. A la fin, avec un bon brin de romantisme, le poète face au coucher du soleil déverse sa mélancolie qui, au profit du lecteur, déborde tout le passage telle «une lessive» (expression ironique de Rimbaud). Dans la 4e4e partie, nous apprenons que «le piéton de la grand'route» est aussi «l'enfant abandonné », ce qui nous rappelle le n° 11, 2e2e paragraphe, où liberté et vide entrent dans un rapport de conditionnement réciproque. La 5e5e partie marque un arrêt total. Loin des sources de la vie, Rimbaud interprète ce qui l'obsède: «Ce ne peut être que la fin du monde en avançant». Le Jugement dernier, notons-le bien, n'est plus ce qu'il souhaite à un monde rcfractaire à ses désirs et rebelle à ses exigences. Jugement dernier est ici le seul terme qu'il trouve pour exprimer ce qui se passe en lui, ou plus exactement peut-être ne s'y passe pas.

Valeur positive que cette courbe de rendement qui culmine au coucher
du soleil plein d'ironie désabusée, pour ensuite décroître jusqu'au zéro
absolu.

Enfance V

Le soleil s'est irrémédiablement couché. C'est «la nuit sans fin» dans une ville monstrueuse, envahie par le brouillard: le poète se retrouve, selon son propre choix, dans un antre situé au-dessous de la ville, somme toute de la terre, au-dessous des égouts, des mers et des volcans («gouffres d'azur» et «puits de feu»10). Un lieu qu'on peut considérer comme



10: Interprétation avancée par Peter Madsen dans un mémoire inédit pour l'Université de Copenhague.

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conséquent à la situation finale du n° IV, un bétonnage du point zéro, un enkystement. Le transfuge soupçonne la présence d'un plan le séparantde la terre, des mers et des volcans: «C'est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables». Ce n'est pourtant qu'un soupçon, et c'est vraiment regrettable puisque c'est cette jonction qui devrait se produire dans son art. Par ailleurs, on peut dire aussi que cette dernière partie sert de commentaire à sa poésie: «Aux heures d'amertume je m'imagine des boules de saphir, de métal». Voilà qui, à point nommé, caractérise et traduit ce que, après Max Liithi, nous avons appelé minéralisation et métallisation. «Je suis maître du silence» peut être compris comme le pendant négatif - mais aussi comme fière affirmation de soi - du positif, celui qui maîtrise la musique, la nouvelle harmonie.

Cette position défensive, d'une efficacité douteuse, ne tient pas non
plus. La lumière du jour, ou nous ne savons trop quoi, se faufile jusqu'à
lui, dans un coin de la voûte.

Il serait maintenant possible d'avoir une vue synthétique sur la vision
rimbaldienne de la vie et de la poésie telles qu'elles se manifestent dans
un faisceau important des Illuminations.

L'enfance occupe et préoccupe le poète à un très haut degré. A un degré tel qu'on peut sans crainte parler d'un attachement de l'un à l'autre; mais ce n'est pas tout à fait adéquat, l'attachement appartenant plutôt à une période postérieure à l'enfance. L'image de l'enfance, quant à elle, est passablement claire, sertie de noir et de blanc distinctement répartis.

Positive et claire est la nature, celle que le poète appelle libre, qui est bonne pour lui et ne lui pose aucun problème. Positif est le monde féerique, dont le héros lui ressemble de façon si nette, comme lui isolé et soumis à de rudes épreuves (voir par exemple le tableau des années d'apprentissage dans Vies III), mais pour qui - et là la ressemblance, bien que souhaitable pour Rimbaud, est pourtant discutable - tout finit par se résoudre. Le fait que les contes tiennent une place naturelle dans l'enfance - et c'est valable pour la majorité des gens - a visiblement amené la plupart à entrevoir par là qu'ils prennent place dans l'image de l'enfance sans voir qu'ils y prennent aussi un sens. En effet, il est indéniable que la langue des contes avait marqué Rimbaud sur des points essentiels et que l'interprétation de la vie qu'on y trouve avait de fortes chances de le séduire. Dans sa vision de l'enfance et de la

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littérature, lorsqu'il recourt à d'autres interprétations et à d'autres
valeurs que celles héritées de la tradition chrétienne et scolastique, c'est
très souvent pour faire appel à l'aspect fantastique des choses.

Pourtant, il entre aussi parfois dans ce domaine des ombres négatives, des figures propres au merveilleux païen, qui seraient une tentative du poète d'entrer en contact avec le négatif par l'interprétation, l'intuition poétique, l'invocation.

Il y a sans aucun doute un lien entre les situations heureuses de la nature et celles des contes. Translations et confusions entre ces deux mondes ont fréquemment lieu chez Rimbaud, et il est certain qu'il entre dans ces deux «pays du bonheur» des motivations erotiques. Même chose pour ce qui est du troisième monde, celui du rêve, qui dans le contexte de l'enfance n'apparaît que faiblement. On en trouve un très bref condensé dans Jeunesse lì, où le poète décrit ce qu'il y avait sur terre avant la chute: «La terre avait des versants fertiles en princes et en artistes ».

Mais il apparaît déjà dans l'enfance que ce bonheur est marqué par le contraste, c'est une fuite devant la réalité en quelque sorte. Ce que l'on appelle ordinairement réalité est pour Rimbaud, à l'exception d'une rare nature à l'état pur, quelque chose de négatif, d'irrémédiablement négatif. La fatale sédentarité, c'est-à-dire civilisation et ordre, est à ses yeux restrictive, bourgeoise (ce qui est très négatif) et chrétienne (ce qui encore est très négatif). Ce monde est presque par définition prédestiné à être du mauvais côté de la chute. Possibilité ici de comprendre les poèmes précoces de révolte contre la chrétienté et l'ordre social.

Enfin il existe comme autre possibilité une nature marquée par le vide total, qui n'est ni positive ni négative, mais invivable et sans vie. Et cela semble montrer que Rimbaud lui-même se rend bien compte que cette tension entre la nature et la culture a un caractère tragique, que sa répartition des valeurs de l'existence, peu souple, peu adaptée et peu adaptable, est impossible, de même qu'il lui est impossible de mettre autre chose à la place.

C'est ainsi qu'apparaissent l'enfance et la vision de l'enfance dans leurs grandes lignes. La fin de l'enfance est traitée dans le mythe traditionneldu péché originel par Jeunesse //, et le sentiment qui l'accompagne est qualifié comme un «ennui» par Enfance I. Mais en vérité, comme cela ressort de ce qui précède, il est seulement dit qu'une òci^ion, u^e/ ennuyeuse et existant déjà à l'avance dans son milieu ambiant, prend maintenant un sens absolument vital pour sa propre existence, devenue

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alors un maillon du monde des adultes. En même temps il y entre un nouveau décor, pire que tous les autres, celui de la ville. «La magie bourgeoise» est vue ici sous son plus mauvais visage, l'industrialisme. Rimbaud nous indique dans Vies qu'il a trouvé à un moment donné «la clef de l'amour»; avec Jeunesse II dans la main, on peut situer ce moment dans le voisinage immédiat de la chute, à savoir la ville et la problématique qui lui fait suite. Mais il ressort du poème que cette trouvaille ne lui a pas tellement profité. A rapprocher que dans Vies aussi il y a relation avec ce qui, en ce même moment, s'introduit comme quelque chose de positif mais sans cesse tourmenté et ne menant à rien: le rêve, l'imagination, la poésie. Ici aussi l'on peut se référer à Enfance V. Et dans ce rapprochement, on peut comprendre ce que nous entendons par poèmes de construction. La poésie doit changer la vie. Elle doit présenter et ouvrir au poète un site dans lequel il peut vivre, sinon il ne pourrait plus vivre dans la poésie. Et la poésie est à peu près la seule chose dans laquelle il puisse se sentir vivre. Ce n'est pas étonnant que toutes les anciennes valeurs positives côtoient les nouvelles, qui, elles, sont peu nombreuses. Coup sur coup il cherche à invoquer la nature de l'enfance, libre de tout contact, mais cela sans succès. Coup sur coup il abandonne cette cohérence «réelle» du monde, pour bâtir quelque chose de nouveau à partir d'éléments librement composés, mais cela ne se montre pas viable non plus.

Toute cette image et tout ce cours de la vie pourraient se résumer en ce titre: un anti-conte. Le poème Bottom en serait un commentaire un peu trop rapide, par conséquent un peu abscons. En voici la toile de fond: «La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère. . .». Sur cette toile de fond s'animent les métaphores; d'autre part les voies associatives font appel à l'histoire, à la géographie, à la fantasmagorie (Aquarium = mer emprisonnée). L'histoire de la délivrance, relevée par l'apport des motifs fabulatoires, s'interrompt précisément là où la délivrance doit avoir lieu. Il ne nous reste que le poème.11

Laus Strandby Nielsen

COPENHAGUE



11 : Je remercie M. Ghani Merad, assistant de français à l'Université de Copenhague, d'avoir bien voulu traduire mon article du danois en français.