Revue Romane, Bind 4 (1969) 1

Survivance du nominatif singulier dans les langues romanes

PAR

WITOLD MANCZAK

II n'y a pas longtemps, M. Spence1 a consacré une communication très intéressante au problème de la genèse des mots français présentant la forme du nominatif latin. Comme ces mots s'appliquent presque tous à des personnes, l'explication la plus courante est que ces substantifs s'employaient souvent au vocatif et que cet emploi a imposé le nominatif. De l'avis de M. Spence, cette explication est fort plausible quand il s'agit des noms propres (Charles, Louis, etc.) ou bien des mots comme fils, sœur ou tante, mais elle «l'est beaucoup moins pour l'ensemble assez disparate que représentent ces nominatifs conservés, même si l'on excepte pire et moindre, qui ne sont pas des noms d'agent, ou on, figé comme sujet de verbe». Pour ce qui est, par exemple, tf ancêtre, «on invoquait peut-être des ancêtres, mais sûrement au pluriel et non au singulier... On se serait donc plutôt attendu àla survivance de la forme du cas régime et du pluriel ancessour(s)». En ce qui concerne des mots comme pâtre, peintre, queux, trouvère, prêtre, chantre, nonne, «ces mots ont pu s'employer de temps à autre comme vocatifs. En général, cependant, on appelait, comme aujourd'hui, les gens par leur nom propre et non pas par celui de leur métier ou de leur profession».

Selon une autre interprétation, moins répandue, la survivance du nominatif serait due au fait que les noms d'agent s'employaient plus souvent au nominatif que les noms d'êtres inanimés. Mais cette hypothèsene semble pas non plus convaincante à M. Spence, parce que «l'emploi du nominatif singulier des noms d'agent était peut-être plus fréquent que celui du cas régime, mais il n'a guère été supérieur à celui



1 : N. ispence, La *ur\>i\>anee en jrancai* illuderne de* forme* du numinalif laliti, Actes du Xe Congrès International de Linguistique et Philologie romanes, Paris, 1965, p. 231-243.

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des autres formes qui, pour les imparisyllabiques, s'opposent au nominatifsingulier
(par exemple, ber, mais baron, baron, barons) ».

Il est difficile de ne pas donner raison au romaniste d'Outre-Manche: en effet, les explications traditionnelles ne sont pas tout à fait satisfaisantes. Mais s'il est facile de souscrire à la partie critique de la communication en question, il est plus difficile de le faire pour la partie constructive.

En soupçonnant que les nominatifs du type fils, vieux, etc. peuvent être d'origine «orthographique», M. Spence n'examine que les formes imparisyllabiques du type suer/seror, ce qui est certainement une bonne méthode, car il ne fait pas de doute qu'une forme comme suer est un nominatif. Or, M. Spence fait remarquer que le paradigme de certains substantifs, tel presbyter, a été refait d'après la forme du nominatif longtemps avant le XIVe siècle, où la déclinaison à deux cas tombe. Dans les textes qu'il a examinés, il a l'impression d'avoir affaire «à deux mots : prestrés . .., cas régime prestre, prestre, prestres, et, mot bien plus rare, provoire(s), provoire, etc. Cela pose un petit problème: faut-il vraiment parler, à propos de prêtre (ou de sœur ou de tante) de survivances du nominatif latin ? Ces formes proviennent évidemment en dernier lieu du nominatif, mais . . . indirectement et non pas directement: prêtre, par exemple, remonterait à un cas régime analogique prestre, plutôt qu'à prestre(s) cas sujet. Nous nous demandons si tous les soi-disant «nominatifs » conservés - à part les mots sire, qui s'est certainement maintenu par son emploi vocatif, et on devenu pronom - ne remonteraient plutôt à des formes analogiques ».

Nous ne sommes pas sûr que ce soit là une solution au problème, bien que, très souvent, des linguistes, interrogés sur la cause de l'existence, à une époque donnée, de deux formes, une régulière et une irrégulière, croient fournir une explication satisfaisante en constatant que cette irrégularitéremonte à une époque plus ancienne. Exemple: il suffit de comparer lat. quattuor à grec léaaapeç ou v. slave cetyre pour voir que Va du numéral latin n'est pas régulier, et les comparatistes croient avoir résolu le problème en disant que, dès l'époque de l'indo-européen commun,ce mot présente, dans la syllabe initiale, *o à côté de *e. Autre exemple: pour expliquer fr. parole, on se contente de postuler, pour le latin vulgaire, un *paraula, sans se soucier de répondre pourquoi tabula n'est pas devenu *taula. Or, il faut insister sur le fait que de telles affirmationsn'expliquent absolument rien. C'est exactement comme si, interrogé sur la cause de la différence entre fr. la terre, la mer et it. la

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terra, il mare, nous nous bornions à répondre que cette différence remonteà une époque très ancienne. Evidemment, la seule réponse satisfaisanteà cette question est que 1° l'italien présente un état de choses plus ancien que le français et que 2° le genre féminin de la mer s'explique par l'analogie avec la terre. - Meyer-Lübke2 avait parfaitement raison de dire qu'«on ne peut être assez prévenu contre l'abus qui consiste à mettre sur le compte du latin vulgaire tout ce qu'on ne peut pas expliquer sur le champ».

Si l'on revient au problème des mots du type prêtre, il est peu important que, dans le paradigme de ces mots, le nominatif l'ait emporté sur l'accusatif à une époque plus récente ou plus ancienne. L'important, c'est de dire pourquoi il Fa emporté.

Quant à la généralisation de maire et de pire, M. Spence suppose qu'elle peut provenir de ce que les cas régimes peieur et maieur présentent des groupes de voyelles en hiatus qui ne se laissaient pas facilement simplifier, tout en ajoutant que «les voyelles en hiatus ont subsisté dans certains mots (... pays, péage, haïr}, mais la tendance en moyen français a certainement été de les simplifier ». Cette hypothèse ne paraît pas convaincante, étant donné la persistance de mots comme payer ou rayon. Frappé par la différence entre les substantifs en -or, qui conservent, en général, la forme du nominatif (peintre, pâtre, etc.), et ceux en -âtor, qui continuent (à une exception près: trouvère) la forme de l'accusatif (empereur, acheteur, etc.), l'auteur dit que «la comparaison du traitement qu'ont subi les deux suffixes semble indiquer une préférence pour les formes qui se terminaient par un groupe consonantique appuyé (-tre, -dre) ». Or, s'il est difficile de comprendre pourquoi la langue aurait dû préférer les formes en -tre, -dre, il n'est pas plus facile de trouver la raison pour laquelle la langue aurait dû préférer des formes du type empereur < imperatôrem à celles du type emperere < imperàtor, étant donné que la différence phonétique entre -ère et -eur n'est pas grande.

D'ailleurs, M. Spence se rend parfaitement compte que même si l'on acceptait ses explications, il y resterait des points obscurs, et il écrit: «Si nous ne saisissons pas toujours pourquoi c'est une forme plutôt qu'une autre qui a été adoptée, c'est qu'il y a eu dans chaque cas un jeu de facteurs morphologiques, phonétiques et psychologiques dont le détail nous échappe - et nous échappera toujours. » Enfin, M. Spence a certainement raison de dire que. même si l'on n'accepte pas tous les



2: W. Meyer-Lübke, Grammaire des langues romanes, I, Paris, 1890, p. 7.

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arguments avancés par lui, «le problème se trouve maintenant mieux
posé».

A notre avis, il est toujours avantageux d'essayer d'examiner tout problème, même le moindre, d'un point de vue général, et il nous semble que si on le faisait pour le problème en question, cela pourrait jeter un peu de lumière sur la survivance de formes du nom. sing. Or, si nous nous posons la question de savoir quels mots se sont maintenus dans les langues romanes sous la forme du nom. sing., nous constaterons qu'il s'agit (abstraction faite des noms propres, des mots parisyllabiques ainsi que des substantifs ne désignant pas des personnes) des catégories suivantes:

noms de parenté comme ancêtre, it. moglie, prov. nep, fr. sœur;
titres et noms de dignités comme roum. imparai, esp. juez, fr. maire,

prêtre, it. re, fr. sire;

noms de métiers comme fr. chantre, cuistre, geindre, it. orafo, fr. pâtre
peintre, esp. sastre, fr. trouvère;

quelques autres substantifs comme it. baro, birbo, fr. copain, it. furo,
fr. gars, it. ghiotto, ladro, roum. oaspe, fr. traître, it. uomo;

pronoms comme on;

adjectifs comme moindre, pire.

A première vue, ces mots présentent un caractère disparate. Si l'on essayait de les ramener à un dénominateur commun, on pourrait néanmoins trouver un trait qui en est le propre : au moins la grande majorité de ces mots, sinon tous, se caractérisent par une fréquence d'emploi très élevée soit à l'heure actuelle (comme sœur ou copain) soit dans le passé (comme sire ou trouvère). Or, si le mot «fréquence» a été mentionné, il vaut la peine de rappeler la loi de Zipf suivant laquelle le produit de la fréquence et du rang du mot est une constante. Bien qu'on puisse reprocher aux adeptes de la linguistique dite «mathématique» qu'ils oublient parfois que les régularités observées dans les langues ne sont nullement comparables à celles qu'on constate par exemple dans le mouvement des planètes, il n'en demeure pas moins qu'en général les mots le plus souvent employés sont plus courts que ceux auxquels on fait appel moins fréquemment. Autrement dit, il existe un certain équilibre entre la longueur et la fréquence des mots. Mais cet équilibre peut être rompu par deux facteurs:

1° La longueur des mots subit des changements en raison du développementphonétique
régulier, qui abrège les mots de différentes manières,par
exemple bene (4 phonèmes) est devenu bien (3 phonèmes), tandis

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que Augustum (8 phonèmes) est devenu août (1 phonème): le premier
mot a perdu 25 % de son volume, le dernier 88 %.

2° La fréquence des mots varie également: un mot comme sire ne
s'emploie presque plus de nos jours, alors que l'usage de télévision augmente

Comme la nécessité d'un équilibre entre la longueur et la fréquence des mots existe toujours, rien d'étrange à ce qu'il y ait des réarrangements: d'une part bien s'abrège en ben, télévision se réduit à télé dans la prononciation et à TV dans la graphie, d'autre part août [u] s'allonge en [ut] ou en mois d'août.

Les abrègements ayant pour but de restaurer l'équilibre entre la longueur
des éléments linguistiques et leur fréquence s'opèrent de différentes
façons:

un groupe de mots peut être réduit à un seul mot: chemin de fer
métropolitain > métropolitain;

un mot composé peut être réduit à un de ses éléments: automobile
> auto',

un mot peut être amputé d'une partie quelconque de son volume:
faculté > fac ;

à la différence du cas précédent, où une partie du mot a été retranchée,
l'abrègement peut avoir un caractère plus irrégulier: cela > ça, monseigneur
> monsieur > rrìsieu;

la graphie d'un mot peut être réduite, sans que la prononciation
change' page ~> p.

S'il y a une telle variété dans les procédés d'abrègement (et cela bien qu'on n'ait pas tenu compte de types mixtes, tel boulevard Saint-Michel > bouFMieti ou bien mécanicien > mécano}, il nous paraît probable que, pour obtenir un abrègement, on pouvait également recourir à un changement analogique consistant dans la généralisation d'un radical plus court, lorsque le mot avait deux radicaux de longueur inégale, tel suerjseror. Les noms de parenté latins pater, mater, fráter, sóror, qui comptaient chacun deux syllabes, étaient de longueur égale. S'il en est de même pour les mots français père, mère, frère, sœur, qui sont monosyllabiques, c'est grâce au fait que le développement morphologique de ce dernier mot n'a pas été régulier.

Nous sommes d'accord avec M. Spence en ce que le maintien du nominatif dans les prénoms est incontestablement dû à l'emploi vocatif, mais, bien qu'il ait à coup sûr joué un rôle dans l'évolution de certains noms communs, cet emploi ne peut expliquer tous les cas où, dans les

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appellatifs, a été conservé le nominatif. Ce qui témoigne de la justesse de l'opinion de M. Spence, c'est l'examen de l'état de choses qu'on observe dans les langues où le vocatif est une catégorie vivante, ainsi dans les langues slaves. Par exemple en polonais familier, on peut former un nominatif égal au vocatif dans tous les hypocoristiques masculins terminés par une consonne palatale, cf. Jasiu, Józiu, Kaziu, Stasiu, Wiciu, Rysiu, etc., mais nous ne saurions citer que quatre appellatifs où le même phénomène se produit: papciu «papa», dziadziu «grand-papa», wujciu «oncle (maternel)», sîryjciu «oncle (paternel)»3.

Cela étant, nous sommes persuadé que, pour expliquer la survivance du nom. sing. dans les appellatifs romans, il faut admettre non seulement une généralisation de la forme du vocatif, mais aussi une généralisation de la forme plus courte, qui correspondait mieux à ces substantifs d'un emploi très fréquent.

On peut, à l'appui de cette thèse, alléguer que nombre de mots à s'être maintenus sous la forme du nom. sing. présentent conjointement un développement phonétique irrégulier dû àla fréquence4. Bien plus, il en est de même pour des mots à sens identique ou semblable dans des langues non romanes. Voici quelques exemples, en commençant par des noms de parenté:

Sóror. Fr. sœur est irrégulier en face de quatre < quattuor ou prov. sorre < sóror (absence de voyelle d'appui). Cat., v. esp., v. port., prov. sor est aussi irrégulier. Il en est de même pour it. suor, réduction du régulier a. it. suoro. On rencontre un irrégulier sores < sórores déjà dans les inscriptions africaines en lat. vulg. (Corominas, s. v. sor). - On trouve un état de choses semblable dans les langues slaves. Slave commun *sestra (provenant, en fin de compte, de l'indo-européen *suesôr) commence irrégulièrement par *s au lieu de commencer par *sv, cf. *svojb. Russe sestra s'abrège dialectalement en sja.

On pourrait faire de semblables constatations par rapport à. frater, qui



3: Pour plus de détails, cf. W. Mañczak, Polonais Kazimierz < Kazimicr, gén. Kosciuszki < Kosciuszka et Piotrowicz < Piotrowic, Rev. Internat. d'Onom., XIII, 1961, p. 33-40; Développement de la flexion des noms propres en polonais, Anzeiger f. slav. Phil., 11, 1967, p. 11-23.

4: En ce qui concerne le développement phonétique irrégulier dû à la fréquence, voir, entre autres, notre manuel Phonétique et Morphologie historiques du français, Lòdi, 1965, nos communications aux Xe et XIe Congrès Internat, de Ling. et Phil. rom. ou bien notre article sur la Disparition de l'ancien français moillier mulierem, RLiR, XXX, 1966, p. 174-182.

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se maintient également sous la forme du nom. sing., cf. roum. frate, et que nous n'avons pas mentionné ci-dessus, car c'est un mot parisyllabique.Le nom du frère montre un peu partout des réductions irrégulières. Fr. frère < frâtrem présente un seul r en regard du régulier pierre < petram. Irréguliers sont également esp. fray, frey, port, freí, ii.frat\fra. - Slave commun *bratri, a perdu le second *r dans la plupart des langues slaves, cf. serbo-croate, slovène, poi., ukr., russe, etc. brat, ce qu'on considère souvent comme une dissimilation. Ce qui témoigne en faveur d'une chute de r due à la fréquence, c'est le fait que le r s'est maintenu dans des dérivés, cf. poi. braterski, braterstwo, plus rarement employés que le mot simple brat. Enfin, lituanien broterêlis (diminutif) a été réduit à brólis.

Pour ce qui est du latin, il est intéressant de noter que chez Plaute pater, mater Qtfrâter (malgré (ppainp) présentent toujours -ter, bien qu'on trouve chez cet auteur des formes comme stultiôr, amór. A notre avis, cette différence dans le traitement de la quantité de la voyelle finale devant r s'explique par un développement phonétique dû à la fréquence dans les noms de parenté, pour ne citer, à l'appui de cette affirmation, que fr. mère, père, frère avec leur développement irrégulier du groupe ir. Le frère, dans les langues romanes, étant également désigné par des continuations de germânum, notons que le portugais présente, à côté du régulier irmâo, une forme réduite mano. Comme parallèle étranger, on pourrait citer que, dans certains patois lituaniens, le voc. sing. broliùk «frère» (diminutif) apparaît parfois sans la consonne initiale, c'est-à-dire comme roliùk.

Le fr. ancêtre, lui, est régulier, mais il est intéressant de noter que l'évolution du mot sémantiquement très proche qu'est aviolus, elle, ne l'est pas. En ce qui concerne fr. aïeul, esp. abuelo et port, avo, le REW signale que «die Lautentwicklung ist auffâllig im Frz., wo v, im Sp., Pg., wo -i- fehlt». En outre, on peut mentionner v. fr. taie < ataviam. Quoi qu'il en soit de la chute de la voyelle initiale, le traitement de vi intervocalique est sûrement une réduction due à la fréquence.

Passons aux titres et aux noms de dignités.

En ce qui concerne presbyter, presbytemm, sont irréguliers roum. preot, daim, prat, pretro, it. prete, log. preide, preideru, frioul. predi, v. fr. prevoire, prov. preire, preveire, cat. prevere, prebere. On dit que ces formes proviennent non pas de preshyter. mais de praehvter. qui doit être le résultat d'une contamination de presbyter avec arbiter ou praebitor.Mais cela ne résoud pas la question. Par exemple, le b intervocaliquepasse

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liquepasseen it. à v (caballum > cavallo} et pourtant le prêtre s'appelle en v. it. preiîe. En outre, le passage de preite à prête n'est pas non plus normal. Enfin, il ne faut pas oublier qu'en v. it., à côté de preiîe, il y a aussi presvite, qui ne peut pas continuer praebyter. Si frâter est devenu frate en roum., dëbitôrium > v. roum. detoriu (d'où roum. mod. dator} et pectus > piept, on ne voit guère pourquoi praebyter n'est pas devenu, en roumain, priete au lieu de préot ou preót. Et ainsi de suite. - En ce qui concerne les langues non romanes, il vaut la peine de mentionner angl. priest, qui est certainement une forme abrégée si on le compare à ail. Priesîer. Ensuite, ail. Pfarrer est un dérivé de Pfarre, qui est le résultatd'un abrègement de parrochia. De surcroît, on peut se demander si Pfarr < m.-h.-ail. pfarre n'est pas une forme réduite par rapport à Pfarrer, au lieu d'être «eine jüngere Nebenform», comme le désigne Kluge. Enfin, il est bon de mentionner que ksiçze «monsieur l'abbé» (vocatif) s'est réduit irrégulièrement à ksze en v. polonais. Comme beaucoup de linguistes ont l'habitude de voir dans des abrègements de ce genre une influence de l'accentuation, il vaut la peine d'attirer l'attentionsur ce que dans ksze c'est précisément la voyelle tonique qui est tombée.

En ce qui concerne senior, seniôrem, sont irréguliers sire, sieur, it. dial. sore, sior, sur, siur, sciur, sor, scior, scier, sio, sciu, suor, gnor, sgnaur, sgner, gner, frioul. siore, sior, engad. sor, port, seu, seo, so, esp. seor, sor, so, esp. américain populaire inor, no. - II en est de même pour angl. sir < sire et ail. Herr, originairement le même mot que le comparatif hehrer. Il en est de même pour v. slave boljarinb, devenu en russe bojarinb > barin, tandis que bojaricb s'est réduit à baricb > baryc.

En ce qui concerne it. re et roum. imparai, on peut mentionner que
des titres comme angl. king, ail. Kônig ou russe car' (< cësarb < Caesar)
présentent des réductions irrégulières.

Il en va de même pour certains noms de métiers, par exemple l'évolution
de geindre < junior ou de cuistre < coquisîrô est tout autre que
normale.

Les mots provenant de homo, hominem font également apparaître des
réductions irrégulières, cf. esp. hombre en regard du régulier a. esp.
huembre. D'ailleurs, lat. homô lui-même s'abrège en homo5. -En dehors



5: Comme le développement homo ..- homo est attribué à l'abrègement ïambique, voir à ce sujet W. Mañczak, lambenkiirzung im Lateinischen (Gioita, XLVI, 1968, p. 137 143).

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des langues romanes, on peut mentionner que v.-h.-all. mannisco passe à Mensch, bien que le suffixe -isco devienne -isch. Enfin, des formes irrégulières abondent dans les langues slaves, cf. russe dial, celek, cilek (à côté du régulier littéraire celovek «homme»), bulg. clovëk, covëk, ceVak, ciVak, serbo-croate covjek, slovène clovek, tchèque clovëk, slovaqueclovëk, polonais czloniek, czlek, haut-sorabe clowjek, bas-sorabe clowjek, polabe cluovak et même v. slave clovëkb.

Fr. gars présente également une réduction irrégulière, la chute de r
final n'étant pas normale. Copain < compain peut présenter une dissimilation
ou bien une réduction.

Pour leur part, des adjectifs d'un emploi très fréquent font apparaître, eux aussi, des abrègements irréguliers. Lat. pëjor, pëjus se développe dans les langues romanes comme si la voyelle tonique était brève, cf. fr. pire, il. pèggio. M. RheinfelderS suppose une contamination avec melior, mais il est intéressant de noter que déjà l'adjectif latin, qui provient de *ped-iôs, présente une réduction irrégulière, cf. radius. - Comme un parallèle non roman, on pourrait citer angl. worse et worst, qui sont le résultat d'un abrègement de worser, worsest.

Pour appuyer notre assertion selon laquelle la fréquence a joué un certain rôle dans le maintien de formes de nom. sing. des mots imparisyllabiques, citons enfin que le provençal moderne présente un certain nombre de doublets en -aire < -âtor et -adu < -âtôrem et que les formes en -aire sont en général plus fréquentes, cf. béarn. kassaire «chasseur de profession» kassadú «chasseur d'occasion » (il en est de même pour peskaire eipeskadu). A La Salle (Gard) enkantaire signifie «crieur public » et enkantadú «enchanteur», zügaire «juge» et zügadú «qui a la faculté de juger», zugaire «joueur» et zugadu «qui ala passion du jeu»7. Cela vaut également pour certains doublets français, cf. on et homme, sire et sieur, copain et compagnon, nonne et nonnain.

Somme toute, si l'on envisage le petit problème de la survivance du nom. sing. dans les langues romanes d'un point de vue un peu plus général, on constate que les mots appartenant aux catégories sémantiques qui présentent cette particularité subissent, dans différentes langues, des réductions phonétiques irrégulières (qu'il faut, à notre avis, attribuer à leur grande fréquence). Dans ces circonstances, il n'est pas exclu que, si, dans ces mots, le nominatif l'a emporté sur l'accusatif, c'est qu'il



6: H. Rheinfelder, Altfranzosische Grammatik, I, Lautlehre, Munich, 1953, p. 102.

7: W. Meyer-Lubke, op. cit., 11, p. 7.

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présentait une forme plus brève. Autrement dit, le maintien du nom. sing. dans les appellatifs s'explique non seulement par son emploi vocatif, mais aussi par sa brièveté. Evidemment, il est peu probable qu'on arrive un jour à discerner quels mots imparisyllabiques doivent leur forme de nominatif à leur brièveté, lesquels à leur emploi vocatif et lesquels à ces deux facteurs réunis.

Witold Manczak

CRACOVIE