Revue Romane, Bind 4 (1969) 1

Le VIe Chant de Maldoror Échec ou apothéose de l'œuvre de Lautréamont?

PAR

LARS BONNEVIE

Dans l'œuvre de Lautréamont, on a souvent considéré le VIe Chant de Maldoror1 comme le premier roman surréaliste. Cette conception est en partie valable, puisqu'on y trouve un élément très caractéristique de la doctrine surréaliste: l'imagination débridée qui se meut refusant consciemment quelque limite que ce soit, dans un vide poétique.

Cependant, il n'est pas possible d'enfermer le VIe chant dans une formule aussi simple. Puisqu'il est un mélange d'une imagination sans entraves et d'une observation lucide de tout mouvement psychique, d'une ironie dévorante et d'une affirmation de soi intransigeante, il se présente de la même manière énigmatique que les cinq chants antérieurs qui en constituent le fond. Comme le VIe chant est, en outre, la fin de l'œuvre, on peut se poser deux questions: Cette fin, est-elle voulue ou bien estelle la conséquence de la mort prématurée de Lautréamont ? Deuxièmement, Lautréamont a-t-il su réaliser cette unité dynamique2 qui paraît à travers tout son œuvre être le but de ses aspirations dans le domaine de l'écriture ?3

Conditions de récriture ducassienne dans le VIe chant

La première question peut paraître sans importance. Que Lautréa-



1 : Dans l'exposé, les chants sont marqués par des chiffres romains, les strophes par des chiffres arabes.

2: Le dynamisme doit être compris comme la direction que prend le mouvement de l'œuvre et l'unité comme la convergence de ses divers éléments, dirigée par ce mouvement.

3: Pour éviter toute ambiguïté, nous avons seulement employé ce mot dans le sens que lui donne R. Barthes dans son Degré zéro de récriture: «... l'écriture est donc essentiellement la morale de la forme, c'est le choix de l'aire sociale au sein de laquelle l'écrivain décide de situer la Nature de son langage.» Hd. Gonthier, 1965, p. 18.

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mont ait projeté ou non une continuation des Chants de Maldoror, il ne nous en reste que six qui seuls peuvent servir de base à une analyse. Cependant, si Ton peut y répondre, on a du même coup répondu à une autre: Quelle est la condition vitale d'une poésie qui constitue l'accomplissement d'un pareil développement psychique? Lautréamont a-t-il trouvé la «Pierre Philosophale» de la poésie4 et sait-il s'en servir?

Dans le premier chapitre5 du VIe chant, Lautréamont fait quelques réflexions préliminaires sur la poésie qu'il veut créer, il se rend compte qu'il vient de trouver un style insolite et génial, d'autant plus que l'imagination et la violence qu'il y a glissées sont l'accomplissement d'une audace intellectuelle jusqu'alors inconnue. Rempli de cette idée, il finit par se regarder comme un prophète qui vient de trouver son style propre et qui ne doute pas de la portée de ses paroles: «Espérant voir promptement, un jour ou l'autre, la consécration de mes théories acceptée par telle ou telle forme littéraire, je crois avoir enfin trouvé, après quelques tâtonnements, ma formule définitive. » La base de sa création littéraire devenue alors inattaquable, il reste à savoir dans quelle mesure il est possible de la réaliser. Il dit lui-même: «Aujourd'hui, je vais fabriquer un petit roman de trente pages; cette mesure restera dans la suite à peu près stationnaire», et ensuite: «... ce n'est que plus tard, lorsque quelques romans auront paru, que vous comprendrez mieux la préface du renégat, à la figure fuligineuse. » A ce moment-là, Lautréamont projette évidemment une création dont le VIe chant ne sera que le début. Néanmoins, il exprime, comme nous le verrons plus tard, l'opinion contraire dans le huitième chapitre du chant, c'est-à-dire, au moment où il se rend compte du chemin que prendra finalement le VIe chant. Par conséquent, on se demandera quelle raison pousse Lautréamont à terminer si brusquement une œuvre dont il projeta la continuation.

Il existe, dans l'exégèse de Lautréamont, une possibilité d'interprétationqu'on n'a pas, à notre avis, suffisamment exploitée. Il ne peut pas continuer parce qu'il atteint son but beaucoup plus tôt qu'il ne l'a prévu. Après avoir dégagé Maldoror de sa propre personnalité, dans les chants



4: Cf. Marcel Jean et Arpad Mezei: Maldoror, essai sur Lautréamont et son œuvre, Éd. du Pavois, Paris, 1947, p. 119. Cet ouvrage, marqué d'ailleurs de fort justes observations, insiste, en employant une psychanalyse assez fruste, sur le côté alchimique et hermétique de l'œuvre de Lautréamont.

5: II nous paraît légitime de parler de chapitres au lieu de strophes, la forme même du VIe chant étant celle d'un petit roman.

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antérieurs, il veut maintenant »apothéoser« ce personnage par des métamorphosesde plus en plus violentes et par l'accélération d'une «force centrifugale» sur le plan psychique qui constitue le dynamisme même de son imaginaire: «... La vitalité se répandra magnifiquement dans le torrent de leur appareil circulatoire...» Or, peu après, Lautréamont s'aperçoit qu'il suffit de trente pages pour faire culminer cette vitalité qu'il vient de libérer de toute entrave. Il a donc créé une situation où il ne peut plus contrôler l'accélération des métamorphoses. Enfin, il s'aperçoit de l'impossibilité d'intensifier l'existence de Maldoror au même moment que l'apothéose de celui-ci.

Tl n'y a donc aucune raison de supposer que Lautréamont aurait pu continuer son œuvre, bien que, d'autre part, on ne puisse pas douter non plus qu'il a cru d'abord pouvoir le faire. Pour cette raison, entre autres, il nous paraît légitime de contester la théorie de Lindner, selon laquelle le VIe chant serait l'accomplissement d'une «apocalypse noire»6. De même, l'hypothèse de Marcel Jean7 qui campe le VIe chant dans les sciences occultes et dans la philosophie hermétique pour voir dans cette rencontre le couronnement des aspirations de Lautréamont, paraît un peu hardie. Il est bien vrai que le VIe chant est marqué d'un imaginaire apocalyptique, mais cela n'est pas une raison suffisante pour le traiter d'une main si ferme et établir une théologie «à rebours». De même, il est naturel qu'une poésie, qui fonctionne grâce à la liberté illimitée du subconscient, se serve parfois de symboles occultes qui découlent très souvent d'une expérience subconsciente collective des puissances qui sont à l'origine de ces symboles. Bref, on trouve difficilement la clef de l'œuvre ducassienne à l'aide de dogmes théologiques ou psychanalytiques : on la trouvera plutôt par une analyse du degré de lucidité qu'a Lautréamont de son univers poétique, telle que cette lucidité nous apparaît à travers le VIe chant.

Car, il s'avère, dans ce chant-ci, que la conscience de l'action se trouve toujours un pas en avant de l'action même dans laquelle les personnages et les choses changent à une vitesse extraordinaire, suscitée par les métamorphosesqui se succèdent sans cesse, dans une accélération continue. Un résumé de l'action du VIe chant nous montrera comment l'agression



6: H. R. Lindner: Lautréamont, sein Werk und sein Weltbild, Affoltern-am-Albis, 1947, p. 87—107. Lindner dresse un tableau synoptique des parallèles entre l'Apocalypse et les Chants de Maldoror.

7: Op. cit. p. 109-119.

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de Maldoror se développe selon une logique préparée dès le début, - logique intérieure qui dirige l'univers imaginaire de Lautréamont vers son but final qui est en même temps la liquidation de cet univers et sa fusion en une homogénéité impénétrable.

Agression et lucidité

Le premier chapitre du roman introduit Maldoror, le «héros», sous une forme qui reflète l'identité entre lui et Lautréamont. La distance qu'il y avait parfois entre les deux, dans les chants antérieurs, était une distance essentiellement formelle, créée par Lautréamont en tant qu'auteur explicite. Or, cette distance se réduit ici à une réciprocité entre deux fonctions, c'est-à-dire, entre l'agression et la pensée de l'agression. C'est dans cet univers-ci qu'est présenté Maldoror:

Magnétisant les florissantes capitales, avec un fluide pernicieux, il les amène dans un état léthargique où elles sont incapables de se surveiller comme il le faudrait . . . depuis les temps reculés, placés, au delà de l'histoire, où, dans de subtiles métamorphoses, je ravageais, à diverses époques, les contrées du globe par les conquêtes et le carnage, et répandais la guerre civile au milieu des citoyens, n'ai-je pas écrasé sous mes talons, membre par membre ou collectivement, des générations entières, dont il ne serait pas difficile de concevoir le chiffre innombrable?

Ensuite est introduite la victime de l'agression de Maldoror, l'adolescentMervyn, synthèse de tous les adolescents des chants antérieurs, personnage à la fois romantique et réminiscence du complexe homosexuelßcédant, dans le VIe chant, la place à l'agression pure et animale qui détruit toutes les limites de l'imaginaire humain9: «II est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces . . . comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie!» C'est dans une chaîne de métaphores comme celle-ci qu'il faut chercher la clef de la poésie ducassienne qui est, en tant que «psychismesurveillé »10, son propre commentaire. Dans la citation ci-dessus



8: Cf. l'interview avec Maurice Saillet in l'Express, 30 janvier 1964, «Lautréamont, un modèle à ne pas suivre sans génie».

9: Cf. G. Bachelard: Lautréamont, Éd. Corti, 1939, p. 11-14.

10: Bachelard (op. cit. p. 123) définit le psychisme surveillé comme «cette constante psychanalyse de la connaissance objective qui libère l'âme non seulement de ses rêves, mais de ses pensées communes, de ses expériences contingentes, qui réduit ses idées claires, qui cherche dans l'axiome une règle automatiquement inviolable. »

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on s'aperçoit que si inconscientes que paraissent les métaphores au premier coup d'œil, elles illustrent quand même le programme qu'avança Lautréamont d'une manière profondément ironique: «M'emparant d'un style que quelques-uns trouveront naïf (quand il est si profond), je le ferai servir à interpréter des idées qui, malheureusement, ne paraîtront peut-être pas grandioses!» Il est constamment présent dans son œuvre, même quand on s'en douterait le moins.

Le quatrième chapitre dresse une analyse des attributs mythologiques de Maldoror et du processus psychique qui en est le ressort. Quand Maldoror commence par dire: «Je me suis aperçu que je n'avais qu'un œil au milieu du front! », cette remarque doit indiquer que sa conscience aussi bien que sa puissance sont devenues cyclopiques, c'est-à-dire, audessus du pouvoir humain. Dans la 5e5e strophe du IVe chant, où l'identification entre Lautréamont et Maldoror est sur le point de se réaliser, Maldoror révèle le même pouvoir magique : «... mon regard peut donner la mort.» Que Maldoror soit capable de tuer avec son regard cyclopique est justement signe de sa cruauté souveraine qui ne rencontre pas d'obstacle parce qu'elle agit dans un univers où l'action est aussi rapide que la pensée.

Or, même si l'agression et sa conscience agissent ensemble, il s'avère cependant nécessaire pour Lautréamont de les séparer, afin de garder sa lucidité: «... spectateur impassible des monstruosités acquises ou naturelles qui décorent les aponévroses et l'intellect de celui qui parle, je jette un long regard de satisfaction sur la dualité qui me compose . . . et je me trouve beau!» Le miroir, dans lequel Lautréamont, dans le 5e5e strophe du IVe chant, découvre un souvenir caché de son identité avec Maldoror11, ne reflète plus une discontinuité, mais une harmonie. Cette harmonie s'exprime par des métaphores, lesquelles, justement comme dans la caractéristique de Mervyn, s'éloignent considérablement de la causalité formelle:

Beau comme le vice de conformation congénital des organes sexuels de l'homme, consistant dans la brièveté relative du canal de l'urètre et la division ou l'absence de sa paroi inférieure . . . comme la caroncule charnue, de forme conique, sillonnée par des rides transversales assez profondes, qui s'élèvent



11: «Puisque je fais semblant d'ignorer que mon regard peut donner la mort, même aux planètes qui tournent dans 1 espace, il n'aura pas tort, celui qui prétendra que je ne possède pas la faculté des souvenirs. Ce qui me reste à faire, c'est de briser cette glace, en éclats, à l'aide d'une pierre.. .»

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sur la base du bec supérieur du dindon ... et surtout, comme une corvette
cuirassée à tourelles!l2

Dans le sixième chapitre, Lautréamont se sent tenté d'anticiper le développement de l'action, plus précisément l'apothéose de l'agression qui couronnera son œuvre. Sa poésie se développe à une vitesse qu'il n'est plus capable de contrôler, mais seulement de surveiller. Cependant il réussit, par un effort à demi ironique, à ramener l'action à son plan original: «... chaque truc en effet paraîtra dans son lieu, lorsque la trame de cette fiction n'y verra point d'inconvénient. »

Une atmosphère y domine qui commence, lentement d'abord, à dissoudre toute différence entre d'une part ce qui est humain et animal, d'autre part entre un univers dominé par la volonté de violence et un univers qui n'est pas encore soumis à la toute-puissance de Maldoror, à savoir l'univers des réminiscences religieuses. Pour amener la fusion entre ces deux mondes, il faut que les métamorphoses ne soient pas seulement expressions formelles de l'agression ducassienne: dans un univers pénétré d'une excitation animale constante, elles doivent être composantes nécessaires, exigées, pour ainsi dire, par la tension quasimusculaire qui se cache derrière l'imaginaire de Lautréamont. Si l'on considère le problème de ce point de vue, une métamorphose apparemment anodine peut très bien revêtir une signification plus troublante en constituant, comme c'est souvent le cas dans le VIe chant, le ressort des métamorphoses suivantes dans lesquelles l'agression s'exerce librement.

Du point de vue métaphysique, il s'agit du développement d'un thème déjà amorcé dès le début des Chants de Maldoror, à savoir le mythe de l'ange déchu. Une sorte d'identité s'esquisse entre Maldoror et Satan, dont le premier réussit à se soumettre l'univers métaphysique en incorporant les thèmes chrétiens dans le mythe qu'il domine d'avance. Toutes les dimensions discontinues dans lesquelles les chants antérieurs se meuvent, fusionnent.l3

Apothéose de l'œuvre de Lautréamont

Maintenant, Lautréamont n'a plus d'emprise sur le développement.



12: Pour la question de la métaphore et les limites de la causalité formelle, cf. Bachelard, op. cit. p. 70-71.

13: Cf. Maurice Blanchot: De Lautréamont à Miller, in /'Arche, Paris, juin 1946, p. 129.

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II se rend compte que la poésie qu'il crut pouvoir continuer à travers plusieurs œuvres, est déjà en train de s'épuiser parce qu'elle est devenue, en elle-même, une machine à mouvement perpétuel de l'agression qui continuera à suivre le même cours après avoir culminé. Lautréamont n'a plus le choix. Il lui faut pousser ce développement dont il n'a pas encore prévu la fin: «Le dénouement va se précipiter. Ce qui peut être dit dans une demi-douzaine de strophes, il faut le dire et puis se taire.« L'itinéraire de Lautréamont, du cauchemar nocturne des chants antérieurs à la prise de conscience du dynamisme qui est le ressort de ce cauchemar, apparaît avoir un revers, car il s'agit d'un cauchemar fécond créant les mythes et les complexes qui déterminent sa poésie. Arrivés à la surface de sa conscience, ils se neutralisent. Cette neutralisation amène, comme nous le montrerons par la suite, une stérilité et un immobilisme dans le domaine de la poésie ducassienne. Lorsque l'agression et sa pensée fusionnent dans une fonction unique, due à la libération du complexe, elles peuvent bien opérer à une vitesse extrême, mais seulement pour une courte durée jusqu'à ce que la culmination soit atteinte. Bien que la poésie de l'agression pure paraisse fonctionner sans entraves à partir de ce moment, elle semblera immobile par rapport au point de culmination qu'elle ne peut pas dépasser.

Le huitième et dernier chapitre du chant commence par une réflexion sur l'écriture employée par Lautréamont dans son petit «roman». Il veut hypnotiser le lecteur, l'attirer dans l'atmosphère magique de l'œuvre afin de lui faire perdre son identité et devenir une partie du mvthe: «. .. il faut en outre, avec du bon fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans l'impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre la fixité des vôtres. » Une telle remarque, étrangère à la lucidité qu'exalté Lautréamont dans les profondeurs mêmes de son imaginaire, est pourtant justifiée, car pour pénétrer dans l'œuvre il faut s'y absorber, parcourir le même chemin qu'a parcouru Lautréamont pour finalement arriver à envelopper son œuvre avec une conscience semblable à celle de Lautréamont.

Cette réflexion faite, Lautréamont prend possession, pour la dernière fois, de son univers de l'agression. La vitesse des métamorphoses atteint son apogée dans un mouvement centrifugai et concentrique dans V'action agressive elle-même. Toutes les mystifications poétiques qui terminaient chaque chapitre se dénouent, formant des rapports qui créent un tourbillon dans le mythe. Ce tourbillon se réduit à la fin au mouvement que décrit Mervyn jusqu'à ce qu'il soit suspendu au dôme du Panthéon:

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La fronde siffle dans l'espace; le corps de Mervyn la suit partout, toujours éloigné du centre par la force centrifuge, toujours gardant sa position mobile et equidistante, dans une circonférence aérienne, indépendante de la matière. . . Dorénavant, il tourne majestueusement dans un plan horizontal, après avoir successivement passé, par une marche insensible, à travers plusieurs plans obliques. . . Dans le parcours de sa parabole, le damné à mort fend l'atmosphère jusqu'à la rive gauche, la dépasse en vertu de la force d'impulsion que je suppose infinie, et son corps va frapper le dôme de Panthéon. . . C'est sur sa superficie sphérique et convexe, qui ne ressemble à une orange que pour la forme, qu'on voit, à toute heure du jour, un squelette desséché resté suspendu.

Aussi le mythe lui-même se développe-t-il parallèlement à ce mouvement; par la contraction de tous les éléments mythiques de l'œuvre l'agression s'incorpore, progressivement, au mouvement décrit plus haut qui est en même temps la conscience de l'œuvre elle-même. Lautréamont a réalisé son but, mais simultanément l'unité, l'apothéose, devient un «squelette desséché».

Avenir d'une imagination ducassienne

Dans le VIe Chant de Maldoror, l'unité dynamique existe donc, dès le début, sous une forme latente. Vers la fin, elle s'intensifie progressivement pour atteindre ensuite son apogée. Si la culmination de l'unité dynamique résulte quand même d'un immobilisme des métamorphoses, cela n'est pas dû à ce que cette unité soit fausse. Seulement, elle a ses limites.

Évidemment, c'est le mouvement qui crée l'unité dynamique, en absorbant tous les aspects de l'œuvre et en faisant culminer cette unité conformément à l'action décrite ci-dessus. Or, devenue anticlimax, arrêt du mouvement, la culmination impose du même coup une stérilité qui rend impossible toute continuation. Lautréamont a le choix entre deux possibilités: ou bien faire fonctionner à vide le mouvement de son œuvre, faute de contenu, ou bien le détruire à son point de culmination.

Quelle est donc la raison de cette stérilité si inopinée, au moment même où la poésie de l'agression pure allait se manifester dans une liberté absolue? On aurait cru, tout au contraire, que la volonté de violence de Lautréamont et la libération du complexe de la vie animale qui déterminent les métamorphoses dans l'œuvre, auraient pu continuer à activer le dynamisme qui fonctionne si librement dans le VIe chant. Le problème de la fin de l'œuvre pose en même temps la question de l'intensité de l'énergie poétique.

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Bien que l'énergie dans les actions animales suffisent à libérer l'imagination de Lautréamont, entravée par un cauchemar angoissé, elle ne prépare pas la voie à une création personnelle et originale. Vers la fin du VIe chant, les nombreuses métamorphoses animales s'arrêtent tout net et se coagulent dans des formes définies dont le contenu agressif s'épuise rapidement. Si l'on considère le VIe chant comme une succession d'images qui se figent déjà dans une poésie visuelle au lieu d'accélérer leur contenu agressif en créant des métamorphoses nouvelles, il est de toute évidence que l'énergie imageante de Lautréamont est insuffisante.

Le souvenir et le rêve, voici les domaines qu'a travaillés Lautréamont en les faisant arriver à la lumière de sa conscience. Or, quand il commence à exploiter ces domaines dans sa création poétique, leur rôle devient destructif14, ils deviennent une entrave à l'imagination libre. Seulement en regardant toujours en avant, l'imagination peut arriver à embrasser ses formes dans les moments décisifs où celles-ci expriment, au moyen de la métamorphose, le fonctionnement de l'être, comme c'est souvent le cas dans la poésie surréaliste, p. ex.

Lautréamont ne réussit pas à réaliser son projet parce qu'il devient trop esclave de ses moyens de libération. 11 croit que les impulsions agressives peuvent déterminer l'action, et il ne se rend pas compte que l'imagination ne peut pas être pur mouvement. Il s'agit donc de trouver une formule à la poésie que Lautréamont a essayé de préparer. Cette formule pourrait par exemple consister à envisager la forme, non pas comme un projet qui vise à une forme pour elle-même, mais comme le signe d'une réalité désirée. A cet égard et pour conclure, nous aimerions rappeler ce qu'en dit admirablement Bachelard: «L'imagination pure désigne ses formes projetées comme l'essence de la réalisation qui lui convient. Elle jouit naturellement d'imaginer, donc de changer de forme. La métamorphose devient ainsi la fonction spécifique de l'imagination. L'imagination ne comprend une forme que si elle la transforme, que si elle en dynamise le devenir, que si elle la saisit comme une coupe dans le flux de la causalité formelle exactement comme un physicien ne comprend un phénomène que s'il le saisit comme une coupe dans le flux de la causalité efficiente»ls.

Lars Bonnevie

COPENHAGUE



14: Destructif au sens que la création poétique attachée a ees domaines se dirige en arrière contre les idées et les formes anciennes.

15: Op. cit. p. 195-196.