Revue Romane, Bind 4 (1969) 1

Les Noces d'Hérodiade, mystère — et résumé de l'œuvre mallarméenne

PAR

HANS PETER LUND

Un des grands problèmes qui se posent à celui qui aborde l'étude de Mallarmé, c'est celui des rapports entre ses grandes structurations poétiques et ses œuvres de moindre étendue. Dans les différentes études consacrées à l'œuvre de Mallarmé, les places d'lgitur, du Tombeau d'Anatole et d'Un Coup de dés ont été déterminées de façon convaincante, mais il n'est que M. Gardner Davies, l'éditeur des Noces a"1 Hérodiad e1, pour avoir donné à cette œuvre, dans la forme définitive bien que fragmentaire sous laquelle nous la possédons, sa juste valeur2.

On ne saurait séparer les trois grandes œuvres de leur époque, puisqu'ellesfont partie de cette réalité historique. Bien qu'elles occupent une place déterminée dans la série des œuvres de Mallarmé, elles permettent au poète de s'élever momentanément au-dessus de ce courant et de se placer ainsi dans les situations existentielles: la confrontation de l'individualitéavec elle-même, avec la mort, et enfin avec l'univers et le temps. Si elles admettent des thèmes qu'on retrouve dans les autres œuvres, elles sont néanmoins créatrices autant que celles-ci par leur interprétation du monde. Ces trois œuvres peuvent nous aider à aborder notre sujet, car s'il est sûr que Mallarmé n'aurait su interpréter comme il l'a fait le problème de la mort dans le Tombeau d'Anatole, s'il n'avait d'abord écrit Igiîur, il est non moins certain qu'Un Coup de dés n'aurait pu transformer aussi fondamentalement la structure d'lgitur, si entre temps n'était survenue la mort tragique d'Anatole. Avant Igitur, Mallarmé croyait pouvoir tenir l'inconscient pour indépendant de la vie. Cependant,



1: Gallimard 1959. J'ai adopté l'abréviation: Noces.

2: voir Australian Journal of French Studies I, 1964, pp. 71-95 et IV, 1967, pp. 270-286; Essays in French Literature I, 1964, pp. 7-29; AUMLA no. 24, 1965, pp. 183-219.

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dans Igitur, il était porté à regarder ce même inconscient comme une source de vie, mais d'une vie mortelle. L'inconscient entrerait dans la personnalité sociale. Ce n'est que dix ans plus tard, lors de la maladie de son fils, que Mallarmé pouvait réaliser la nature de cette personnalité: si, après la mort de son héritier, son fils Anatole, il avait nié le fait que tout ce qui existe, l'homme, les choses, les pensées, les sentiments, déchoit fatalement, il aurait en même temps renié la vie. Mais en 1879 il retrouva, dans la vie sociale limitée dont les données héritées se trouvaientdéjà en pleine dissolution, ainsi que le démontre la naissance du vers libre, cette existence individuelle qui ne se réalise que dans la transformationet l'adaptation à une nouvelle situation sociale. C'est ainsi que, dans Un Coup de dés, l'immortalité découle de la personnalité enfin établie: en regardant dans les yeux la mort à venir, il est capable de l'expliquer comme l'éternité.

Les Noces d'Hérodiade résument cette évolution. Tout en se présentant comme une œuvre d'un seul tenant, son élaboration s'étend néanmoins sur toute la vie de Mallarmé, depuis 1864 jusqu'à sa mort en 1898. Le contenu de ce «mystère» constitue le mythe visible de son existence et de ses œuvres. J'essayerai, dans un examen synchronique, de démontrer comment le sens de ce mythe, le dépassement (cf. le 'Aufhebung' hégélien), est le principe de toute œuvre de Mallarmé, et, dans un examen diachronique, que la forme dramatique que revêt le mythe se déroule parallèlement aux transformations des idées de Mallarmé telles que nous le:> retrouvons dans ses autres œuvres. Résumons d'abord ce que Mallarmé a dit lui-même de son propre mythe.

Un mystère d'Hérodiade élaboré pour le théâtre entrait de bonne heure dans les projets de Mallarmé; mais l'idée d'une tragédie (Corr.3 pp. 154, 160) n'était jamais conçue comme l'idée d'une «imitation de la vie confuse et vaste » (O. c.4 p. 345), et il devint facile pour le poète de reprendre Hérodiade, «non plus tragédie, mais poème» (Corr. p. 174), quand le Faune, «exigeant le théâtre», eut été refusé par la Comédie Française. Le mystère se prêtait aussi mieux à la représentation d'«un être purement rêvé et absolument indépendant de l'histoire» (Corr. p. 154), ainsi qu'il concevait le personnage central pendant l'élaboration de la Scène d'Hérodiade. Pour cela il choisit un autre nom que le nom historique (Salomé). Dans la même lettre, il reproche à Taine de ne voir



3: Stéphane Mallarmé: Correspondance 1862-1871, Gallimard 1959.

4: Œuvres complètes, Gallimard 1945.

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«que l'impression comme source des œuvres d'art, et pas assez la réflexion.Devant le papier l'artiste se fait», conclut-il - et ceci sera l'essentieldu mystère en tant que mythe personnel du poète: «A savoir que n'existe à l'esprit de quiconque a rêvé les humains jusqu'à soi rien qu'un compte exact de purs motifs rythmiques de l'être, qui en sont les reconnaissables signes: il me plaît de les partout déchiffrer» (O.c. p. 345). La véritable image de l'homme n'est pas l'image historique, imitation de la vie; il s'agit au contraire de «retrouver d'instinct et par élimination un de ces grands traits» de l'existence humaine qui puisse l'expliquer: «Tant on n'échappe pas, sitôt entré dans l'art, sous quelque de ses cieux qu'il plaise de s'établir, à l'inéluctable Mythe: aussi bien vaut-il peutêtrecommencer par savoir cela et y employer la merveille de trésors, qu'ils soient documentaires ou de pure divination». Le mythique en soi reste éternel, et, pour moi, ce sont seulement Les Noces d'Hérodiade qui s'approchent des «merveilleuses dentelles, que je devine, et qui existent déjà dans le sein de la Beauté» (Corr. p. 225) - beauté qui formera le «centre de [lui]-même» - tandis que le documentaire, c'està-dire,pour moi, les autres œuvres de Mallarmé, s'il porte bien l'empreintedu mythique, porte cependant aussi celle du temps. Le temps mythique au contraire est l'éternité. Celui qui trouve dans le temps la solution de ses problèmes peut négliger le mythe; s'il doit le rechercher, c'est qu'il n'a su résoudre ses problèmes dans le cadre normal et temporel de son existence; si, poète, il s'installe dans le mythe, il témoigne par là qu'est sans solution temporelle sa crise personnelle autant que sociale. La solution du problème dans la poésie mythique peut seule libérer la personnalité et faire du temps une contemporanéité. L'insoluble problème de Mallarmé, qui trouve dans le mystère d'Hérodiade sa solution, est celui du dépassement de l'aliénation du Moi.

« Hérodiade, où je m'étais mis tout entier sans le savoir » (Corr. p. 221 ), est, depuis sa naissance, l'«œuvre de mon Rêve» (p. 200). Création essentiellement irréelle, elle transporte le poète aux «plus purs glaciers de l'Esthétique» (p. 220), où enfin il trouve le Beau. S'éloignant ainsi de l'existence historique et sociale, il a «travaillé pour toute [sa] vie» (p. 222) - comme il le dit en terminant l'Ouverture Ancienne d'Hérodiade. Ce travail dirigea ses pensées d'Hérodiade vers les premiers projets de l'Œuvre qui, elle aussi, est un «Rêve» (p. 223) et qui, à cette époque, différait nettement de ce que Scherer a publié sous le titre: Le Livre-.



5: Gallimard 1957.

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Les idées de Mallarmé sur le mystère d'Hérodiade se confondent avec l'Œuvre, et le mystère était destiné à en former la première partie. Il a trouvé son «Secret», sa «dernière cassette spirituelle» (p. 222), qui devait s'ouvrir «en l'absence de toute impression empruntée, et son mystère s'émanera en un fort beau ciel». De ce qu'il nomme le «centre de moi-même» («de mon œuvre» rayé dans le manuscrit) couleront dès lors les poèmes «à mesure ... qu'une sensation [lui] arrive». Cet idéal de beauté n'a plus rien de commun avec l'idéal baudelairien, mais c'est une conception fondamentale et toute personnelle du monde, une « Conceptionpure» («divine» rayé dans le manuscrit) de lui-même (p. 240). Dans ce monde pur de l'interprétation il faut qu'il abandonne son moi historique et social, «je suis maintenant impersonnel ... une aptitude qu'a l'Univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi » (p. 242). Hérodiade - et d'autres œuvres à venir - devait décrire cette expérience, mais le projet fit long feu, étant trop abstrait, et il prit fin bientôt par Igitur: «je redescends de l'absolu ... dans mon moi, abandonné pendant deux ans ... des poèmes seulement teintés d'absolu, sont déjà beaux» (p. 273). Sans pouvoir vivre dans l'absolu, l'homme peut l'invoquer sous forme de mythe dans la poésie vécue. Le retour définitif à la personnalité n'exclut pas une relation féconde entre l'absolu et le terrestre, car «mon rêve ... m'ayant détruit me reconstruira» (p. 299). La crise causée par le travail sur Hérodiade se termine ainsi: «La conscience ... se réveille ... formant un homme nouveau, et doit retrouver mon Rêve après la création de ce dernier . . . j'ai à revivre la vie de l'humanité depuis son enfance et prenant conscience d'elle-même » (p. 301). C'est là qu'il faut chercher l'essence même du mystère. La perte de la vie spirituelle immédiate de l'enfance dans la chute détermine dès lors, selon Mallarmé, la forme constante de la vie : une prise de conscience permanente. Cette idée de dépassement, nous l'avons déjà trouvée dans Hérodiade: c'est le mythe, et la conscience de la relation entre cette poésie absolue qu'est le mystère et les poèmes relatifs, est déjà un dépassement.

Pour Mallarmé la perte de l'harmonie sublime restait une mort de l'esprit. Dans l'impossibilité d'être quelqu'un après cette perte, il devait vivre dans un néant où pourtant il pouvait être. Tout développement ultérieur serait pour lui l'anéantissement de cette 'vie', car l'abandon de la tradition et du compréhensible aurait la mort pour résultat. Si la mort elle-même n'était reconnue comme une condition de la vie, la vie qui

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coule ne serait pas supérieure à cette négation de la vie qu'est le néant. Or, le mythe n'étant pas actualisé en lui et en ses contemporains, il ne pouvait pas accepter la réalité. C'est justement cette absence de position existentielle qui fait que le mythe s'impose - ce mythe dans lequel il redécouvre le négatif qu'il vient de fuir et qu'il associe à l'absurdité du monde qui l'entoure. Ainsi, curieusement, l'inexplicable qui anéantit la vie engendrerait les forces libératrices du mystère. Le point de départ de ce long itinéraire, Hérodiade vierge dans la mosaïque resplendissante, apparaissait nettement à Mallarmé dès le début. Le dépassement de ce néant - résumé dans le mystère - n'était rien moins que la philosophie de Mallarmé.

Quand Hérodiade par crainte de la mort s'enferme dans son univers, c'est la vie qu'elle fuit. Elle craint le jour du jugement dernier «qui vient tout achever» (l'Ouverture v. 88. Je ne cite que l'édition Davies), et la vie qui pénètre dans ce monde fermé est pour elle un exploit bref et sanguinaire (Ouv. vv. 18, 87). Le cygne pur a fui le coucher du soleil, car Hérodiade veut rester une enfant (Ouv. v. 91, Si .. . Génuflexion v. 19, Noces p. 169) pour ne pas subir la mort de la nature, de l'homme adulte et vivant. Mais alors, l'enfant devient «Fantôme» et «Ombre» (A quel psaume, Noces p. 59 s.) et cet état de non-existant est sans durée, tant images et symboles de la mort dominent cette partie du mystère. C'est ainsi que, pour désigner l'ambiance où se meut Hérodiade, Mallarméa remplacé l'expression «Seigneurial écrin du nénuphar» par «Lourde tombe qu'a fui un bel oiseau» (Ouv. v. 6). Mais quand l'oiseau fuit sa vie mortelle, il se cache aussi à lui-même (v. 92: «Comme un cygne cachant en sa plume ses yeux»). Le refoulement écarte aussi la perspective du temps: «l'on ne sait plus l'heure» (v. 89). La vierge qui dans la Scène fuit toute ouverture vers la vie afin, déserte, de fleurir pour elle-même, les yeux tournés vers l'étoile éternelle, se découvre déçue, dans VOuverîure (écrite deux ans plus tard), parce que la suppressiondu temps semble rendre douteuse jusqu'à la lumière de l'étoile. Celle-ci peut n'avoir jamais brillé (vv. 15-16, 96) et l'exil dans la Scène ne serait donc qu'illusion. La seule certitude qui demeure, c'est le coucher du soleil sur la matière mortelle. De même, dans le Prélude qui devait remplacer l'Ouverture, les rayons du soleil, qui absorbent tout, pénètrent dans la chambre sépulcrale sur le plat vide: «Le circonstantiel plat nu dans sa splendeur, Toute ambiguïté par ce bord muet fui» (A quel psaume vv. 20-21). Le joyau placé sur le dais de son lit qui symbolisait en une splendeur égale à celle de l'étoile toute sa richesse et par lequel

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elle pouvait prétendre à l'éternité de l'étoile, semble maintenant faillir comme l'étoile même et ne plus retenir qu'un «crépusculaire et fatidique panache» qui «Taciturne vacille en le signe que non» (A quel psaume vv. 14, 16). Ici l'angoisse d'Hérodiade s'exprime par ces mots: «sépulcraleffroi», «Affres» et «lividité» - mais elle reste pendant tout le Prélude «notre reine enfant» (Si ... Génuflexion v. 19), menacée mais non pas libérée par la mort, bien que celle-ci ne lui laisse aucun doute sur l'avenir.

On pourrait s'attendre à ce que la mort introduise d'emblée la vie, mais Hérodiade est restée dans son «manoir» fortifié. Sa vie, qui n'est que potentielle, a perdu l'innocence du paradis, et le vrai dépassement du néant se trouve devant elle. La nouvelle vie commence par l'acceptation de son inéluctable fin, puis par la confrontation d'une Hérodiade déchue avec son destin de femme dont elle nie la réalisation, car, dit-elle, «je ne veux rien d'humain » (Scène v. 82). Elle se défend contre le futur par un rempart de symboles qui désignent son monde d'illusion: or, éclair, éclat, armes, glorifier, magnificence etc. Dans le Prélude toutes ces défenses sont menacées et quand on les rencontre plus loin - surtout quand il est question de la mort de Jean, qui fera naître FHérodiade réelle - elles sont abolies.

Pour Mallarmé, le néant s'ouvrait dans le gouffre qui sépare vie intérieure et vie sociale - on sait que pendant ces années (1864 ss.) il se sentait totalement isolé de son entourage. Dans le poème Angoisse, il décrit sa. «stérilité», montrant que le sentiment d'une dualité n'est pas l'affaire d'un moment, mais un «lourd sommeil sans songes». La conséquence de l'angoisse de la mort est la nostalgie du paradis, le souvenir sentimental domine (Soupir), et le lien qui attache Hérodiade à sa nourrice la relie aussi avec le paradis (Scène vv. 82-84). Hérodiade fait abstraction de l'humain, Mallarmé du social, les deux de la réalité. Si Hérodiade peut faire son choix, elle sera «féconde de la splendeur par [la] mort précoce» de Jean (Noces p. 136). Si l'obstacle à sa vie est supprimé, elle se relèvera mourante (p. 120), à l'instar de Mallarmé se réalisant dans la vie sociale et mortelle (cf. Tombeau d'Anatole, feuillets 46, 52, 1176).

C'est sur cette réalité sociale que la porte s'ouvre à la fin de la Scène,
dont l'action se déroule dans le néant: «la lourde prison de pierres et
de fer» (v. 12) s'écroule quand Hérodiade sent «Se séparer enfin ses



6: éd. par Jean-Pierre Richard. Éditions du Seuil 1961.

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froides pierreries» (cf. le «sein de pierre» de la femme dans Angoisse). En dépassant le décor elle rompt avec son état narcissiste et choisit, paradoxalement, d'accepter la mort avant la vie. «Le glaive aida dans .. . suicide» (Nocesp. 216) sont les paroles qui décrivent l'exécution, véritablesuicide, celui d'Hérodiade, vierge. Cet assassinat indispensable abolit la dualité entre ce qu'elle était et ce qu'elle deviendra. Ainsi la nourrice est écartée qui lui rappelait constamment sa féminité frustrée, et avec elle l'homme qui n'avait aimé que sa virginité. La nourrice est maintenant une« vieille ombre que de moi . . . jamais je ne serai car il n'existe pas» (Noces p. 199; «il» désigne ici le saint dont la mort sauve Hérodiade de la ressemblance avec la nourrice). Par un «Hymen froid de l'enfance avec une agonie» (p. 205) Hérodiade réalise l'existence terrestre de Jean, de qui «l'intérieure foudre», son aspiration vers l'absolu, ne pouvait s'«établir vivante et régner par-dessus» (p. 204). De même, dans le Cantique, le seul absolu se retrouvait dans la mort. Pour l'un comme pour l'autre la tentative de vivre dans le néant et d'y maintenir une explication universelle de la multiplicité de l'homme, échoue.

Mais dans la scène de la confrontation avec la tête morte, Hérodiade demande à ces yeux qui hésitent «entre la chair et l'astre» (p. 205) ce que dans la mort le regard anéanti a gardé de sa beauté: rien, car seul un œil mort fixe son sein d'où coule maintenant la vie après la défloration que fut la décapitation même. Elle avoue ainsi que la vierge qu'elle était n'existe plus et, en baisant la bouche morte pour y chercher une réponse elle consacre cette mort qui fit d'elle une femme. Elle est devenue «l'espalier opulent de [soi]-même» (p. 204), sa «virginité» est «disjointe» (p. 211), et le poète révèle le fait existentiel qu'Hérodiade est maintenant «Attentive au mystère éclairé de son être» (p. 212) et que c'est dans «l'éclair» de la mort que la «révolte de la vie» a eu lieu (p. 216). La mort et le dépassement consécutif éclaire donc le renouvellement de sa personnalité: «le glaive qui trancha ta tête a déchiré mon voile» (p. 136).

Le mythe qui s'achève ainsi se présente, avec l'opposition virginité/ maturité, comme l'exposé paradigmatique de maints antagonismes possibles qui trouveront dans le temps leur expression concrète. L'interprète d'une telle vision du mythe est obligé de puiser dans les poèmes pour donner des exemples de ces possibilités. Mallarmé pouvait s'en dispenser, et c'est pourquoi le mythe se termine par le dépassement. C'est peut-être aussi pourquoi les derniers fragments, commentaires du mythe, sont tellement . . . fragmentaires.

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Examen synchronique:

Les applications qui se trouvaient à l'état virtuel dans le mythe, se retrouvent dans les œuvres où Mallarmé essaie d'interpréter des situations du temps, «études en vue de mieux, comme on essaie les becs de sa plume avant de se mettre à l'œuvre» (O.c. p. 77). Elles sont, elles aussi, des descriptions du dépassement, et on sait qu'au cours de sa vie Mallarmé a réalisé lui-même et à plusieurs reprises ce dépassement. Le plus important est celui de la province à Paris, de la solitude à la communauté, et plus tard, en 1893, au banquet de la revue La Plume, il put, devant ses amis et confrères, saluer «ce qui valut Le blanc souci de notre toile» comme «Solitude, récif, étoile» (dans le poème Salut}: Cette écume, dit-il, n'est rien en elle-même, mais elle donne au poème sa forme étant sa substance, rendant visible la forme du verre comme l'écume à la proue concrétise ce navire de la poésie au bord duquel nous sommes. Mais cette écume révèle aussi les dangereuses sirènes, ces vierges, devant lesquelles il passe, à la fois Orphée et Ulysse. Charybde et Scylla ne peuvent pas le retarder, mais les récifs de l'existence figurent dans sa poésie et s'inscrivent sur le voile blanc du papier. Quand se heurtent le navire et cette mer ambivalente, l'existence, le poète n'échappe pas à la solitude, mais c'est dans la fusion des deux partenaires que se situe le problème de la poésie. La solution du problème c'est l'harmonie dans l'équipage; alors les sirènes cessent d'être pernicieuses, et portée par le contenu du verre (la poésie), l'écume (de l'existence) tend droit vers l'étoile, maintenant devenue étoile conductrice. Mais Mallarmé ne s'y attache pas, pas plus qu'à l'écume, car ses soucis se portent également sur la poésie, la réalité et l'éternité. Bien que l'écume l'enivre, il renonce à ce royaume terrestre où les sirènes se noient et, comme on lève le verre, il élève son poème vers l'éternel. La réalité s'interprète par le rapport entre la mort et l'éternité.

Ayant ainsi dépassé le monde irréel et par suite dangereux des sirènes, le poète en découvre un autre où la vie est enrichie de l'acceptation de la mort et où «même son tangage» n'est pas à craindre. Mais ce dépassementne pouvait être décrit clairement qu'à partir des années 90: je signale le poème Au seul souci de voyager où Vasco, sans s'arrêter dans le temps, passe outre «Nuit, désespoir et pierrerie» «Sans que la barre ne varie»: et je cite d'Un Coup de dés l'abolition du «roc faux manoir tout de suite évaporé en brumes qui imposa une borne à l'infini». Cependantla mentalité d'exilé et le désir de dominer le sentiment de culpabilitéaprès

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pabilitéaprèsla première perte de l'harmonie étaient familiers au poète. Toute la suite des œuvres de Mallarmé constitue ces tentatives de dépassement,et chaque œuvre est un dépassement de l'absurde. C'est pourquoiMme Noulet n'a pas raison d'écrire au sujet de l'édition Davies des Noces d'Hérodiade que c'est une «trahison» de la volonté de Mallarmé7:«Revenons àce qui est», dit-elle, mais l'œuvre de Mallarmé est bien plus que les œuvres achevées: c'est l'aspiration qu'il tentait d'exprimer en écrivant. Considérons tout ce que révèle cette ébauche notée au chevet d'un mourant: «une alliance un hymen, superbe - et la vie restant en moi je m'en servirai » (Tombeau d'Anatole, feuillet 40). Si l'ébauche ne put devenir description de la mort même, on la retrouve cependant ailleurs pour exprimer le thème de ce dépassement qui amène la vie: «laisse-moi à ta place y verser regards . . . resplendissant de la vie qui s'éteint en tes yeux -» (Noces p. 116); ceci est valable pour tous les poèmes intitulés «tombeaux», et surtout pour celui où le poète, reconnaissant les exigences de la réalité, choisit de les accepter: «son Ombre même un poison tutélaire Toujours à respirer si nous en périssons» (Le Tombeau de Charles Baudelaire}.

Il importe de distinguer entre deux paradoxes mallarméens. D'abord, quand il pense vivre là où la mort n'est pas, dans le néant, commence une «blanche agonie Par l'espace infligée à l'oiseau qui le nie». Autrementdit, il meurt quand il ne regarde pas la mort dans les yeux. Pour sortir de son «exil inutile» il lui faut assumer la culpabilité qui dans la chute l'a rejeté dans le néant. La «monotone patrie» d'Hérodiade est, socialement, un exil (comme dans {'Ouverture v. 91). Si le poète réussit le premier dépassement, il se heurte à un second paradoxe: la réalité interprétable mais périssable trouve sa valeur éternelle dans la relation établie avec l'éternité où s'abolit la mort. Pour vivre il doit admettre que, la vierge abolie, la femme naisse, symbole de la muse, «pas autre que notre propre âme, divinisée» (O.c. p. 503). Telle Hérodiade. Mallarméa, dans sa vie personnelle, réalisé l'approximation de ce paradoxe. Dans une ébauche d'un poème philosophique8, il épouse la «notion», ce qui, selon M. Jean-Pierre Richard, «veut mettre la conscience en contact intime avec l'être». Enfin Mallarmé, par son activité artistique,



7: Bulletin de L'Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises XXXVIII, 1960, pp. 37-59: Du nouveau sur Mallarmé?.

8: voir Jean-Pierre Richard: Mallarmé et le rien, Revue d'Histoire littéraire de la France, 1964, pp. 633-644.

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épouse la réalité quand, par «la Parole», qui est elle-même réalité, il se fait créateur des «analogies des choses par les analogies des sons» (O.c. p. 854). Ainsi, la pensée abstraite s'associe àla réalité vécue9, une idée qui en 1862 était étrangère à Mallarmé pour qui, encore à cette époque, poète et monde était radicalement séparés (cf. L'Art pour tous). Plus tard il reconnut que l'expression de la réalité interprétée - la parole - donne au poète une place parmi ses contemporains et rend immortel son poème : «Le Vers et tout écrit au fond par cela qu'issu de la parole doit se montrer à même de subir l'épreuve orale ou d'affronter la diction comme un mode de présentation extérieur et pour trouver haut et dans la foule son écho plausible, au lieu qu'effectivement il a lieu au delà du silence que traversent se raréfiant en musiques mentales ses éléments, et affecte notre sens subtil ou de rêve» (O.c. p. 855). La musique mentale silencieuse qui trouve son écho dans la société - voilà le dépassement même.

Mais écrire c'est abolir le néant de la culpabilité et l'isolement causé par l'absence d'expression linguistique - abolition que nous avons remarquée dans l'interprétation d'une situation concrète (Salut). En 1858 le dépassement n'était pas encore, pour Mallarmé, une exigence. En parlant de la jeune fille morte il écrit : «En murmurant son nom que... Le flot s'unisse au flot.. . Pour bercer ses rêves d'amour»lo. Mais, à partir de 1864, le mythe exigeait sa réalisation et le dépassement rendait possibles l'avènement de la femme et l'existence sociale en abolissant la mort el roulement dans le moi.

Ce dépassement est décrit dans Sur les bois oubliés: à l'entrée de l'hiver la femme meurt et du tombeau elle parle à l'homme abandonné. Elle nomme «solitaire», celui qui dans Salut vivait dans la solitude originelle du poète; dans l'ombre et l'oubli qui l'emprisonnent (cf. «prison», Scène v. 12), il vit seul avec le souvenir de la femme morte. S'il pouvait la suivre au tombeau,ils se maintiendraient dans P«orgueil»royal qu'exprimaitleur union. Pour se détourner du présent, il remplit le tombeau de fleurs, symbole d'une communauté retrouvée en dépit de sa propre absence. Dans leur enfance ils partageaient les impressions d'un monde décrit dans Prose comme une île où «Toute fleur s'étalait plus large Sans que nous en devisions ». Pour ressusciter cette île il lui faut renoncer



9: voir Edouard Gaede: Le Langage chez Mallarme, Revue d Histoire littéraire de la France, 1968. pp. 45-65. notamment p. 47.

10: voir Henri Mondor: Mallarmé lycéen, Gallimard 1954, p. 160.

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à son attachement pour elle et accepter la coupure entre la réflexion de Thomme et la vie émotionnelle de la femme. Mais, dans Sur les bois oubliés, il cherche à prolonger le jour mort en veillant au-delà de son point zéro, le minuit, dont les douze coups sont pour lui un «vain nombre», car son désir de retrouver la femme dans «l'ancien fauteuil» comme une Hérodiade, une «Ombre», le projette hors du temps. La lumière qui doit F éclairer est celle qui dans Tout Orgueil, Ses purs ongles, Quand l'ombre menaça, Toast funèbre (v. 7) et Sainte (vv. 3-4) prolonge vainement les rayons du soleil royal. Et Tgitur lui-même a dû reconnaîtrel'inanité de cette lumière: «C'est le rêve pur d'un Minuit, en soi disparu, et dont la Clarté reconnue, qui seule demeure au sein de son accomplissement plongé dans l'ombre, résume sa stérilité» (O.c. p. 435). Tandis que la femme repousse les efforts de l'homme pour la maintenir à l'état d'ombre, elle confirme la nécessité du renoncement annoncé par Tgitur, et elle abolit l'oubli avec toute la force que fournit une vie trop longtemps refoulée. Elle n'est plus une ombre, mais une âme; aussi les sentiments de l'homme doivent-ils, à son image, mourir et se transformer,l'harmonie illusoire disparue, pour ne pas se figer comme le cygne Hérodiade. L'âme renaîtra quand, interprétant son souvenir, l'homme murmurera le nom de la femme. C'est ainsi que, dans Salut, la réalité mortelle, par la poésie, s'élève vers l'immortel.

Une autre tentative de résurrection a lieu dans Apparition: Narcisse, l'œil fixé sur le pavé ancien, perdu dans ses propres pensées, martyr enivré de sa propre tristesse, mélancolique et paralysé, avance comme Hérodiade dans le jardin d'améthyste (cf. Scène v. 87). Le poème Sainte présente la même paralysie comme une vision illusoire qui ne trouve pas cet «écho plausible» dans la foule qu'exigé Mallarmé dans la citation ci-dessus (p. 37). Dans Apparition le réel menace cette vision, comme dans le mystère d'Hérodiade chair et vie se révoltent contre l'isolement. Sur son chemin la femme apparaît sous le soleil royal, bien que le soir soit proche et le chemin vieux et oublié. Le rire de la femme suffirait pour donner au poème une fin positive, mais le dépassement reste potentiel, c'est-à-dire refusé, comme le souligne Austin Gilí: «le poète la métamorphose en un lumineux fantôme de ses rêves d'enfant»11. Elle s'arrête dans la lueur du couchant, la splendeur se fige et se confond avec le «chapeau de clarté» de la mère et la pluie d'étoiles sur l'enfant



11 : voir «L'Etre aux ailes de gaze» dans la doctrine esthétique de Mallarmé, Biblioteca dell'« Archivum Romanicum» 86, 1966, pp. 495-502.

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qui dort, en ces temps où le soir ne menaçait pas la clarté. L''Ouverture Ancienne d'Hérodiade présente le même revirement: «Tout rentre égalementen l'ancien passé, Fatidique, vaincu, monotone, lassé... ». De même, dans Soupir, échoue la tentative d'une renaissance: la saison est la même que dans Sur les bois oubliés et que dans VOuverture. et, seul, un jet d'eau aspire vers le ciel, mais retombe toujours comme dans la Scène v. 18.

L'eau, glacée dans Le vierge, le vivace, sans force pour faire vivre la fleur de Surgi de la croupe, prête à se métamorphoser de miroir en onde dans Petit air I, est un des leitmotive du dépassement. Dans Brise marine on retrouve cette mer qui plus tard semblera attirer Mallarmé. C'est là le lieu du dépassement, des «vieux jardins» (cf. Scène v. 87) à «cette mer bleue et divine, qui joue à nos pieds et se perd à l'infini» (Corr. p. 204). Tenter de sauter du néant dans l'infini, comme le fait le poème, constitue moins un dépassement qu'une vision. Au lieu de renoncer lucidement au passé, on se borne à fuir l'état où le sujet et l'objet se mirent l'un dans l'autre jusqu'à l'ennui. Comme cette solution n'est que factice, il va de soi que la femme reste absente. Aucun désir ici de naviguer comme dans Salut où il importait surtout de ne pas se laisser arrêter par l'inertie dangereuse, mais de la transformer en poésie. S'arrêter au songe de l'île fertile serait échouer sur un récif, parce que la femme n'y est pas. Que la femme puisse devenir indispensable au moment de l'effondrement et de la mort, on peut le voir dans Don du poëme. Dans Brise marine elle est abandonnée et. avec elle, la poésie, qui devait donner à l'existence son sens: «le vide papier que la blancheur défend». Dans Un Coup de dés le maître ne fuit pas en dépit des dangers mais par défi; même la disposition typographique suggère la rupture avec le vieux monde; le poète, ici, dépasse ce qu'il renie dans Brise marine: écueil, sirène, faux manoir, prince. Mais, on le voit, ce dépassement n'a pas toujours lieu: souvent c'est moins l'exigence d'une délivrance réelle qui se trouve exprimée que la nostalgie des sentiments refoulés en quête d'une libération.

Dans Petit air I la délivrance s'accomplit immédiatement et sans difficulté.La solitude du néant d'abord s'accentue, parce que Mallarmé, de parti pris, renonce à «la gloriole», à la lueur du couchant sur les nues. La strophe exprime comme dans Sainte une attente incertaine, où l'existenceimpersonnelle ne réfléchit qu'elle-même. Le cygne pur a dû disparaîtrelors de la chute antérieure comme dans VOuverture où il se cache de lui-même. L'innocence disparue, le poète se dérobe à la culpabilitécomme

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pabilitécommedans Brise marine ou dans l'Ouverture (texte original): «fuyant les bassins désolés D'une étoile, éteinte...». Mais dans ce poème Mallarmé a différé le moment du choix, ce qui a imposé dans le texte la correction: «pour voir les diamants élus D'une étoile, mourante.. . ». Il adopte donc la solution de l'attente. Aucun «Anastase» (Prose) n'est dit, ressuscitant le mortel à une vie nouvelle, et les deux premières strophes ressemblent à Une denteile s'abolit, où la musique mentale dort: «Tristement dort une mandore, Au creux néant musicien». Mais le creux se remplit, car le «fugace oiseau» est aussi prompt au retour qu'à la fuite. La muse, rompant l'isolement de l'homme, brise le miroir - l'eau glacée - ce qui était impossible dans Le vierge, le vivace. Le dépouillement de l'oiseau-femme n'est rien d'autre que le déchirementdu voile d'Hérodiade (Noces p. 211). L'ouverture par le mot «plonge » est caractéristique du dépassement: dans la Scène, les bouteilles de parfum doivent s'ouvrir, ailleurs (A quel psaume), c'est la prison qui s'ouvre, ou bien Jean qui entreprend une «abstraite intrusion en ma vie » (p. 207), enfin la glace de l'eau-miror se brise (Scène vv. 77, 44-45), quand Hérodiade y plonge la tête du saint (p. 207).

La délivrance de la femme n'était pas seulement le désir du corps, mais aussi l'entrée dans une communauté sociale dont l'expression sublime serait l'œuvre d'art. Le mystère était donc, dans la période de décadence religieuse et idéologique de la fin du siècle, une forme d'élévation. L'idée de l'Œuvre était que le mythe pouvait libérer les qualités de l'homme que la vie sociale avait supprimées. Pour Mallarmé luimême le mythe libérait ce qu'il avait refoulé, et il n'est pas étonnant que le sexuel prenne la première place. C'est ce qu'on voit dans Éventail (de Méry). En s'ouvrant, le symbole principal devient vivifiant, tout comme l'oiseau qui vole. L'éventail fermé au contraire (toutes ses rosés se sont réunies en une seule) glace la respiration de la femme. L'ouverture de l'éventail entraîne la même ivresse que dans Salut - les termes du poème montrent combien l'aspect social est proche. L'ivresse était dans Brise marine le signe du départ - dans la Scène (v. 34) le parfum séducteur jouait un rôle correspondant; de même, dans Éventail, la bouteille fermée supprimera l'arôme qui devait s'exhaler de la femme vivante. Les rosés des lèvres écloront dans un rire qui brisera la splendeur du ciel azur, souvenir glacé de la grandeur passée. L'angoisse et la culpabilité accablaient Hérodiade devant cet idéal d'innocence perdu pour toute éternité; mais l'idéal brisé, on peut toujours se vouer à un nouveau

terrestre cette fois. La tentative échoue si l'on n'ose lâcher l'oiseau

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comme dans Autre éventail (vv. 4, 10-11). En revanche, dans Éventail de Madame Mallarmé, le message de l'éventail atteint jusqu'aux cieux porté par une «courrière», par le «messager» de Au seul souci de voyager, ou par le poème qui dans Salut prend son point de départ dans la réalité pour s'élever vers l'étoile conductrice du navire. Dans Éventail le point de départ est «le logis très précieux» qui correspond au miroir de la Scène (cf. Ouv. v. 6: la fleur doit percer l'eau et éclore comme dans Éventail de Méry; voir aussi Noces p. 133: «Le signe de ton meurtre a fleuri »). Mais la femme laisse aussi derrière elle dans le temps les cheveux grisonnants qu'on voit dans le miroir, rajeunissement par la délivrance que Mallarmé connaissait bien: «chaque année.. . Suffise.. . Comme un éventail frais... A raviver.. . notre native amitié »( Dame sans trop d'ardeur). La chevelure elle-même peut s'envoler (comme dans La chevelurev01...) et, peut-être, devenir étoile conductrice et vie libératrice. Quand cela arrive, la femme rit.

De même, quand elle s'éveille de ses songes (Rondel /), les beaux rêves ne peuvent plus remplacer sa beauté de fleur, et le rire les emporte dans le souffle de ses ailes. C'est pourquoi il n'est pas facile à Mallarmé de rendre dans un poème la beauté de sa fille (Feuillet d'album), car la présence de son «clair Rire d'enfant qui charme l'air» admet, comme par jeu, le dépassement. Les poèmes les plus gais parlent de la femme qui est femme et qui n'a donc besoin ni d'interprétation ni de mythe: «Jamais de chants ne lancent prompts Le scintillement du sourire» (Rondel II). Mais il faut dire l'amour pour le rendre réel, sinon le poème devient un «silence pire», qui laisse seulement planer le baiser comme un « Sylphe dans le pourpre d'empire » : le royaume se ferme autour du rondeau, et la femme est aussi peu femme que la sirène, mais tout aussi dangereuse. Si sa bouche, flambante, s'ouvre, elle brûlera les ailes; ainsi le cygne se noiera. De ce «baiser des plus funèbres» rien de vivant ne peut sortir, et c'est pourquoi le poète n'est qu'un sylphe dans Surgi de la croupe. Ainsi le problème du dépassement est rapporté au mythe, où Hérodiade doit baiser la bouche de ce Jean qui renie la vie (Noces pp. 117, 206). Certains dépassements peuvent se faire si rapidement qu'ils n'ont nul besoin d'interprétations verbales (cf. «prompt» et «Tout à coup» d'Éventail et du Feuillet d'album). Dans le mythe où le baiser était un rite destiné à confirmer la mort, le mot «temps» n'apparaît que dans les derniers fragments: «Le temps dans le même éclair apparut» (p. 219). C'est ce qu'eut empêché un baiser virginal.

Le temps ainsi actualisé n'est pas seulement le temps de l'individu,

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mais c'est aussi un temps historique et social, étroitement lié à l'interprétationdu rapport entre l'individu et la société tel qu'il est exprimé dans Salut par la phrase «Nous naviguons . . . moi déjà sur la poupe». Si, dans Remémoraîion d'amis beiges, une nappe de «vétusté» recouvre le monde, le poème est cependant, dès le début, animé par l'invasion du temps présent. La vétusté est comme le voile de la nuit sur le canal mort, mais l'actualisation dans l'aube amène aussi le dépouillement (cf. Petit air /) qui réveille la femme à l'instar d'Hérodiade (Noces p. 207) et de la défunte de Sur les bois oubliés. Quand, dans une marche rétrograde(« répandre pour baume antique le temps »), le temps relie le présent et le passé, les cygnes, symboles de la femme, se réveillent. Enfin, quand «L'Esprit de litige» (Prose) est passé et que prend fin le sommeil de néant, l'individu peut s'associer aux autres. Ces rapports positifs établis, le cygne peut s'envoler.

Le dépassement apparaît sous forme d'une rupture du «silence déjà funèbre» dans Hommage à Wagner, où le but est également social. Mais, sur ce point, le poème le plus important est le Tombeau de Verlaine. L'appui moral et matériel qu'il apportait à Verlaine (ce n'est d'ailleurs pas la seule contribution sociale de Mallarmé: qu'on pense au soutien qu'il dispensait à Villiers de l'lsle-Adam) partait d'une inspiration bien personnelle, car Mallarmé savait ce qu'était «le solitaire bond» vers le nouveau, bond que Verlaine et lui renouvelaient sans cesse. Personne ne saurait enserrer l'aspiration de Verlaine dans des formules, et des «maux humains» ne peuvent donc pas être justifiés pour nous avoir valu ses poèmes. Le souvenir de Verlaine est toujours mêlé aux tempêtes de la vie, et un «immatériel deuil» ne saurait voiler une résurrection due, selon Mallarmé, à chaque poète, puisque la poésie demeure la solution du problème de la vie au-delà de la mort. Le deuil n'est que les «nubiles plis» qui disparaîtront à la naissance de l'étoile qui, dans Salut, s'élève sur l'existence terrestre interprétée («vagabond» exprime ici cette expérience vécue). On ne trouve pas Verlaine au-delà de la vie, mais comme on trouve une source dans l'herbe épaisse. On ne le comprend qu'en reconnaissant le droit de la mort. C'est entre l'étoile et cette source que se trouvent Mallarmé et la foule.

Le mythe a permis la réinterprétation de l'éternel. Hérodiade avait médit de la mort et fui la vie, mais elle s'était reprise, reconnaissant que la mort confère seule l'éternité. Si elle peut vivre sous cette étoileéternité,elle deviendra source. Quant à Mallarmé, passant sur son navire devant les sirènes, il réalise le même passage qu'Hérodiade: du refus à

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l'acceptation de la vie. Devenue source de cet «inexplicable sang déshonorantle
lys» (Noces p. 206), Hérodiade sent en elle la «révolte de
la vie » qui fait la substance des poèmes mallarméens.

Examen diachronique:

Le message du mystère fait du texte une totalité; il se retrouve donc dans n'importe quel vers, et dès le premier qui distingue entre illusion et existence: «Tu vis! ou vois-je ici l'ombre d'une princesse?» Cet antagonisme sera mis au jour dans une structure essentiellement dramatique, au moyen de thèmes qui, tout en changeant de place quand se modifie la structure, ne changent pas de contenu. Dans la suite je respecterai l'ordre chronologique des parties du mystère et je relèverai des parallèles entre les poèmes - qui sont subordonnés au mystère-mythe - et ce texte principal. On verra que le déroulement du drame correspond aux modifications que subit l'interprétation du monde dans les autres œuvres, de sorte que l'ex-plication en est de plus en plus complète au fur et à mesure qu'on s'avance dans le temps.

Dans la Scène (octobre 64-juillet 65) le problème est celui de l'absence de féminité; après la chute, Hérodiade se trouve suspendue dans le néant, puisque l'accès du passé lui est interdit par les chérubins et que, devant elle, se trouve la mort. Ce sont les symboles du néant qui constituent sa prison, et la Scène confirme la fin de la question de la nourrice

- jusqu'au vers 129. Dans ces 127 vers deux possibilités se présentent à Hérodiade: se figer dans l'ennui ou bien s'enfuir vers l'île de l'enfance («Des ondes Se bercent. . . » v. 122 s.). Elle ne peut échapper à ces deux états qu'en envisageant «une chose inconnue» (v. 130) dont l'unique visage est celui de la mort.

Dans Frisson d'hiver (poème en prose de 1864) l'horloge sonne 13 coups, prolongeant donc un monde qui se perd dans le passé clos, de même qu'Hérodiade retient en la figeant l'harmonie qui n'était réelle que dans le passé. Comme Hérodiade, la femme de Frisson d'hiver est une enfant, vêtue d'une robe «pâlie» des «pâleurs mates» d'Hérodiade, immaculées et immortelles (Scène vv. 4, 7). Mais la beauté d'Hérodiade est morte (v. 8), et, des objets d'une immortalité illusoire dans le poème en prose, les toiles d'araignée pendent que le charme des «choses fanées» empêche la femme de voir. L'histoire des rois du passé est sa seule lecture. Quand la nourrice dit qu'elle ne comprend plus son «vieux livre» qui lui défend de tenter Hérodiade, celle-ci la fait taire tout de suite; c'est que rien ne doit exister au-dehors de l'univers clos de ces

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deux femmes: «il n'y a plus de champs et les rues sont vides». Voilà pourquoi Hérodiade fleurit «seule» et «déserte». Dans Frisson d'hiver toute action reste suspendue, tandis qu'Hérodiade recherche dans le miroir les souvenirs qui prouveraient qu'elle est immuable dans sa beauté; elle s'y voit «comme une ombre lointaine», semblable à ces femmes du passé qui, dans Frisson d'hiver, apparaissent comme des fantômes dans «ta glace de Venise, profonde comme une froide fontaine». Ici, comme dans Le Phénomène futur (1864), l'absence d'une femme authentique se fait ressentir, car même les femmes enceintes y cèdent la place à «une Femme d'autrefois» surgie de «la mer première». Devant celle-ci les hommes semblent «morbides». Néanmoins la fin des deux poèmes en prose correspond à celle de la Scène, où Hérodiade répond négativement à la question de la nourrice: «Madame, allez-vous donc mourir! » Devant la femme éternelle les poètes oublient qu'en fait ils existent dans une «époque», et que celle de la femme est «Déjà maudite». Et les toiles d'araignée frémissent et menacent de se rompre, annonçant la rupture qui terminera la Scène.

En effet, dans l'Ouverture Ancienne d'Hérodiade (1866), commence la décadence de l'époque des rois (cf. la lettre du 5 décembre 66: «le miroir ancien du silence est brisé», Corr. p. 233). La Scène se prolonge dans Y Ouverture par les mots «Abolie... Une Aurore», et le renoncement définitif à l'étoile éternelle devait, selon le dernier vers du texte original, trouver sa place ici. Si le jour nouveau n'apporte pas la vie mais la mort, la faute en est au royaume, dont la chute entraînera le jugement dernier d'Hérodiade. L'étoile (de la Scène v. 107 ss.) s'éteint pour toujours (v. 96), peut-être n'a-t-elle jamais lui, peut-être fut-elle un rêve (vv. 15-16). Vierge déchue, qui même dans le néant ne peut échapper à la vie, Hérodiade se sent coupable et sous la menace du châtiment (v. 17). Ses «os froids» l'empêchent de fleurir, et son chant ne peut s'élever dans l'agonie de la solitude (v. 53). Elle fuit la fécondité, mais l'étoile l'oblige à avancer dans le temps, l'étoile qui, dès le début, était pour elle l'étoile de la mort (Lucifer, v. 68). Elle ne voit dans la vie que la mort et ne prévoit pas la possibilité de la résurrection.

Le poème en prose Le Démon de l'analogie (1865 ou 66) décrit un sentiment très personnel de cette chute consommée dans YOuverture. Le langage même de la poésie aboutit à l'absurdité, et la phrase-thème, la «phrase absurde», laisse le poète dans «l'angoisse sous laquelle agonise [son] esprit naguère seigneur ». Hors du royaume, la mort c'est l'absurde même, parce que la poésie, impuissante, ne peut l'interpréter. La chute

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dans l'absurde se fait «sur un ton descendant», rappelant l'aile du Souvenir qui glisse sur un instrument ou tombe comme un oiseau - thèmes de l'Ouverture (vv. 8, 14), renforcés ici dans la description d'une chute réelle. Si le dépassement n'avait pas été nécessaire, Mallarmé en serait venu à admettre que le néant était le sens de la vie. Cependant la chute dans la mortalité se répétait si souvent qu'il comprit la nécessité de faire résonner les instruments de musique, mais d'une manière nouvelle. Cette nouvelle musique serait le chant d'Hérodiade et celle des instrumentsde Sainte et de Don du poëme qui accueillent le poème déchu et son auteur, enfin la mandore dormante à'Une dentelle s'abolit (1866): car, de la musique silencieuse qui ne crée qu'une «absence éternelle de lit», nul ne peut ressusciter (cf. Ouv. vv. 58-62). Pendant ces années, habiter le royaume semble aussi impossible que s'en évader; Tout Orgueil (1866) nous apprend que l'héritier ne peut ni rentrer ni continuer son chemin; la chambre d'Hérodiade est froide, le flambeau du soleil qui disparaît à l'horizon évoque ici l'automne flamboyant qui s'éteignait dans l'eau (Ouv. v. 12). Mais l'angoisse de la mort persiste sous la forme d'un sentiment de culpabilité qui retient le jeune homme au tombeau du refus de la vie que nous retrouvons dans les poèmes de 1868, De ïOrient passé et De l'oubli magique^2. Au vieux décor s'oppose ici le thème de la chevelure qui amènera «l'Etre» dans «le Néant» quand la mort menace le poète de ses «vagues Mortes» et de son «vide» dans lequel il n'est que «fantôme» (cf. Ouv. v. 29). Ceci correspondrait au complexe d'lgitur de 1869, mais, de plus, dans les poèmes. «l'Etre» est «horreur» et «désaveux», ce devant quoi on se sent coupable et qu'on a renié. Il faut que la vie tue le Moi inauthentique, il est vrai, mais le Moi accepte difficilement la nécessité du dépassement par la mort où il doit renaître et devenir son propre héritier.

A mon avis, c'est la mort d'Anatole en 1879, plutôt que la compositiond'lgitur en 1869, qui a permis à Mallarmé de réaliser le dépassement.Ayant perdu son fils, il se devait de devenir son propre héritier. Pendant les trois années qui suivirent il dut rechercher un plus large épanouissement de sa personnalité, comme permet de le deviner l'étude d'Austin Gilí sur Mallarmé fonctionnaire^. Dans son premier poème



12: O.c. p. 1500 et Henri Mondor: Autres précisions sur Mallarmé et inédits, Gallimard 1961, p. 134.

13: Revue d'Hibtoue littéraire de la France, 1968, pp. 2 25, 25? 284. Pendant cette période on a pu constater «une nette amélioration dans l'enseignement de Mallarmé» (loc. cit. p. 271).

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après les ébauches qu'il fit pour un Tombeau d'Anatole, Prose (1884),
l'abdication du royaume de l'enfance est l'acceptation même du dépassement
- et ce n'est qu'en 1887 qu'il reprend l'idée du mystère.

La suite du mystère exige plusieurs personnages, car, avec la disparition de l'unité, l'existence va osciller entre deux pôles. La virginité glacée se personnifie en Jean, à la fois démon-séducteur et dieu-sauveur. Le coucher du soleil de Si. . . Génuflexion (première partie du nouveau Prélude, datant probablement de 1887 et qui devait remplacer Y Ouverture. Voir Noces pp. 167-176) symbolise toujours la mort, mais, l'angoisse abolie (v. 7), le couchant peut céder la place à la vie. Hérodiade accepte donc, comme un héritage, le plat (v. 10), qui prolonge l'image du soleil couchant. Toutefois, les noces de «notre reine enfant et le convive» ne seront jamais célébrées, car avec le couchant disparaît la splendeur du royaume. Dans la mort se devine la possibilité d'une réalisation temporelle: «ô futur taciturne», car pour sauver l'avenir d'Hérodiade, il suffit que son suicide soit projeté dans la mort de Jean.

Si. . . Génuflexion et les poèmes de la même époque mettent pourtant en doute l'existence nouvelle de la femme après le jour du jugement de la vierge. On retrouve ce nouveau problème, sous une autre forme, dans Victorieusement fui (1885). Il est vrai que la mort est évitée, que le pourpre ne recouvre pas le tombeau, et que les cheveux de la femme brillent dans la nuit d'un «puéril triomphe» (ce qui est le sens même du mot «gloriole» que nous avons trouvé dans Petit air I. Ce poème datant de 1894, le «triomphe» est donc menacé par la chute). Mais c'est à cette époque que Mallarmé a tenté d'utiliser les caractéristiques de la femme pour élaborer une version plus étendue de YOuverture (Noces p. 153 ss.), et il est remarquable qu'il eût fallu qu'elle laisse tomber des rosés pour gagner une apparence de réalité: l'image de la femme est donc faussée dans le poème. C'est ainsi que le Prélude, qui tire toutes les conséquences de cette image, succède à YOuverture. L'ambiguïté féminine se retrouve dans La chevelure vol. . . (1887), où les flammes du couchant se confondent, aux yeux du héros, avec les cheveux de la femme, leur «ancien foyer». Mais n'est-ce pas diffamer la femme que de dire que sa splendeur tient du soleil royal et non pas d'elle-même? Il ne le sait pas, ni non plus si son œil exprime ses vrais sentiments ou s'il n'est que «rieur». Ses cheveux même sont ambivalents: il ne sait pas s'ils meurent en diadème ou si, comme des «étincelles d'Etre» (De l'Orient passé), ils peuvent anéantir le doute. De même, dans Mes bouquins refermés (datant de la fin de 1886), il ne peut goûter les fruits de la virginité (cf. Si. . . Génuflexion v. 18) et doit se résigner à imaginer

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en rêve l'île disparue de Vénus avec ses amazones - c'est-à-dire le virginal et le dangereux - vaine parade peut-être, car il se pourrait encore que ces fruits se métamorphosent en femme. L'ambiguïté se répète ici, car même l'acceptation de la chute du royaume ne garantirait pas l'ouverture de la vie. L'amour brûle, mais la dangereuse amazone est toujours présente dans son esprit.

Mallarmé, dans son essai sur Hamlet (1886), réfléchit sur la fixation au virginal. Il pense qu'Ophélie est l'objectivation de l'enfance virginale de l'héritier royal. Dans son suicide nous pouvons voir l'analogue de la mort d'Hérodiade projetée dans la personne de Jean, l'homme qui s'oppose à l'indépendance de la femme. Hamlet lui-même, qui refuse de renoncer au virginal, est caractérisé, selon Mallarmé, par une «dualité morbide» qui le rend fou à l'extérieur, mais sauvegarde son indépendance intérieure. Pour échapper à la mort il faut qu'Hérodiade et Hamlet «fixe[nt] en dedans les yeux» sur leur âme, comme sur un «Joyau intact sous le désastre». L'insistance de la mort dans Si.. . Génuflexion démontre que rien n'a lieu malgré elle. Hamlet était fatalement voué à la mort pour n'avoir pas reconnu la mort du père. Hamlet «périra au premier pas dans la virilité» comme «le seigneur latent qui ne peut devenir, juvénile ombre de tous, ainsi tenant du mythe » (O. c. pp. 300-301). est le renvoi personnel de Mallarmé au mythe.

La deuxième partie du Prélude, A quel psaume (Noces p. 59 s., datant probablement du début des années 90), écarte partiellement le doute, quand le chant de Jean s'élève de la prison vers les étoiles qui projettent leur lueur morte vers le plat. Son chant du cygne (ce sera le Cantique qui - à mon avis - aurait été placé plus loin dans le mystère) est la dernière expression authentique de son expérience de la vie et atteint par conséquent l'étoile éternelle (v. 11). Mais au lieu de rester à ces hauteurs son traître message de mort atteint le joyau qui retient le voile du fantôme Hérodiade. L'étoile - nous le savons - c'est aussi le symbole de la mort d'Hérodiade; quand elle éclaire la chambre, la splendeur de la jeune fille devient équivoque et négative, tandis que le plat augmente sa splendeur et annonce, dès lors, sans ambiguïté, la mort. La disparition de la nourrice en est la conséquence - reste la vie jusqu'alors reniée.

Dans son poème énigmatique sur Baudelaire (1893), Mallarmé a révélé le symbolisme du voile déchiré d'Hérodiade : le linceul de Baudelaire ne suffit pas à retenir son message sur les problèmes de la vie (vv. 12-13, lire: (le marbre... Au) voile qui ceint l'ombre absente). Car par sa poésie Baudelaire ressuscite pour confronter l'âme avec la vérité (la tâche d'Anubis) en offrant à la postérité «boue et rubis» (mots-clefs, s'il y en

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a, de la poésie de Mallarmé, pour exprimer la duplicité de la vie réelle). Dans le poème, la résurrection a lieu en un présent, où la lumière du gaz éclaire cruellement la femme qui ne trouve pas le repos dans la nuit, violée par l'éclairage moderne. A ces symboles correspondent les éclairs qui illuminent la chambre d'Hérodiade. La lutte du soir ne peut s'achever par la mort du soleil - c'est elle au contraire qui la rend visible. Une soirée libératrice n'est plus possible pour le vivant; l'âme de Baudelaire pouvait, il est vrai, trouver le repos («se rasseoir»), mais par la mort seulement; dans la vie, la lutte seule domine, inévitable comme les effets d'un poison. Jean, le prophète, annonçait, comme le fait Baudelaire, la vie à venir (A quel psaume v. 9). En maintenant l'image de la vierge, Jean avait refoulé la vie dans l'obscurité, hors du jardin d'Hérodiade; mais en tuant la vierge, son amour d'elle animait sa maturité. La vie est donc l'ultime conséquence de sa foi en elle. Le voile qui protégeait Hérodiade devient, par suite, «fatidique» et le lait de la nourrice «maléfique». Le fait que la lutte de Baudelaire appartient à l'héritage d'Hérodiade est reconnu explicitement par la représentation symbolique d'une résurrection dans le poème sur Baudelaire; dans le mystère elle est indiquée implicitement: «je me dresse en la mort», dit Hérodiade (p. 120).

Mallarmé, vraisemblablement, a poursuivi sans l'interrompre le récit du mystère, ce qui fait supposer que le dernier monologue, O, désespérément (Noces pp. 203-207), fut écrit avant le Cantique, probablement en 1895-96. Hérodiade nous révèle sa propre métamorphose en racontant la mort de Jean :« Quand ta morne pensée ne monta pas plus haut... ». Vivant, il n'avait pu établir un rapport avec l'éternité, car son éloignement de la réalité et son amour pour la vierge conduisaient à la mort. La négation de la fécondité d'Hérodiade (le refoulement de l'anima de Mallarmé) ne pouvait pas s'«établir vivante» (v. 8). Cependant la femme féconde et aimante (vv. 13-14) sort du virginal. La tête, dont le sang se confond avec celui qui coule le long de ses cuisses (vv. 29-32), peut être renvoyée à la «tuerie» générale de la nature (cf. Ouv. vv. 17-18). C'est dans la lumière du soleil et non dans un éclairage artificiel qu'elle donne libre cours à sa danse jusqu'alors réprimée. De l'hésitation qu'elle suscitait en Jean elle acquiert la conviction de s'être «entr'ouv[erte]>> comme femme (p. 207, v. 46).

Le dépassement de la tentative de vivre dans l'éternité et du renoncementau
mortel est exposé sur deux plans. Cette double exposition se
retrouve dans le poème A la nue (1895), qui suggère également que le

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mystère ne trouvera pas d'issue temporelle, car c'est le vide qui règne à la fin. Le naufrage doit s'achever dans le silence devant l'éloignement de l'éternel au-dessus de la nue (cf. v. 9 dans O, désespérément). Aucun écho ne répond à l'homme tragique, et seul le néant peut régner ici (cf. la variante «Quel néant ô naufrage» et v. 23 dans O, désespérément: «... regard révulsé par quelqu'un au néant»). Le temps de la vie, que le désir de Jean voulait abolir, cesse avec le naufrage. Mais ce qui surnage sur les flots, ressemblant aux cheveux blancs d'un vieillard, témoignage de l'impossibilité de rester au dehors de la vie, donne à la situation un tout autre aspect : l'écume semble recouvrir aussi l'endroit où s'est noyée une sirène-enfant. Si l'homme, en essayant d'atteindre l'éternel, court à sa perte, la femme meurt aussi, cette femme qui ne veut pas être. C'est là une issue positive comme l'est celle du monologue de la vierge mourante,mais cela ne constitue pas une promesse favorable pour la vie à venir.

C'est seulement par la mort que Jean peut faire cesser la lutte entre la chair et l'âme, entre le mortel et ce qui aspire à une valeur éternelle. La décapitation de Cantique (1897) indique que «Les anciens désaccords Avec le corps » restent de cette terre. L'œil qui auparavant fixait la vierge terrestre et mortelle peut maintenant atteindre à l'éternel, annonciateur de la rédemption. L'aspiration du Jean vivant était en elle-même absurde, parce que la vie n'est rien d'autre que l'acceptation de la mort - telle qu'Hérodiade l'a acceptée.

La solution définitive du problème existentiel d'Hérodiade n'apparaît pas avant le Cantique. Le poème qui lui est contemporain. Un Coup de dés, présente la même structure. La résurrection dans le Cantique a lieu après le bond suivi de la chute. Si la volonté de l'homme se heurte à un obstacle, une nouvelle issue s'ouvre donc aussitôt. Ainsi, dans Un Coup de dés, le maître est obligé d'admettre que son propre coup de dés ne peut pas donner à sa navigation une nouvelle étoile conductrice; on ne peut pas suspendre le temps, et le but qu'il s'était proposé n'était pas humain (O.c. p. 474-75), car alors son «acte vide ... eût fondé la perdition» et toute réalité se dissoudrait. Lui aussi tente devant le coucher du soleil, devant la mort toujours menaçante, de maîtriser la vie; mais il se place par là en dehors d'elle. La mort est la seule transcendance possible, et quand il le reconnaît, la constellation lui apparaît immédiatement. On peut donc dire que son essai n'est pas vain, comme d'ailleurs toute tentative de comprendre l'existence et par là tout appel d'une transcendance qui donnerait à la navigation son sens. L'important c'est de ne pas entraver la navigation.

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C'était en cela même que consistait la tentative de la nourrice qui voulait unir celle qui refusait la féminité avec celui qui reniait la vie même. Quand, en 1898, Mallarmé décrivait la résolution d'Hérodiade d'écarter la nourrice (dans la Scène intermédiaire, où l'on trouve la seule expression explicite du dépassement: «Un ordre il te faut», p. 199), Macbeth se trouvait sur sa table, et il écrivait à propos de «La fausse entrée des sorcières» que Shakespeare n'aurait pu indiquer ces symboles de la fatalité que scéniquement. Ils furent «authentiques» (O.c. p. 350) comme l'est la nourrice dans A quel psaume. Le rideau s'est pour ainsi dire levé trop tôt, «trahissant des menées fatidiques», comme dans l'Ouverture la nourrice fait pressentir le «passé, Fatidique» d'Hérodiade. Pour rompre avec le passé, il faut qu'elle rompe avec la nourrice en qui elle voit la femme qu'elle refuse d'être. Les coups qui tuent Jean («Les noirs coups triomphaux De cette faux», p. 185), ce sont les coups frappés à la porte du château de Macbeth: «le heurt à la porte se fait entendre ... l'humain exerce son reflux sur l'infernal: le pouls de la vie commence à battre encore» (O.c. p. 348: traduction par Mallarmé de Thomas de Quincey).

Le mythe terminé, les derniers fragments de 1898 (Toute nubilité, Elle s'arrête au seuil, Jaillie avec Véclair) ne font que confirmer la vie solitaire et inéluctable (p. 215: «solitaires noces»). L'attitude d'acceptation se retrouve dans la dernière œuvre de Mallarmé, Sur Madame Georgette Leblanc (O.c. p. 861). La cantatrice semble faire un avec le chant qui «existe par lui ... directement et individuellement, non ; réglé par les conflits mélodiques ». Son apparition se confond à ce point avec l'art que celui-ci «implique une solitude, conforme, par exemple, au mouvement, pour étreindre quelqu'un n'existant qu'en l'idée». De même Hérodiade ne pouvait danser qu'en communion avec l'idée de la mort, incarnée par Jean. C'est ainsi que la femme libérée est isolée de la vie sociale dans la rencontre avec «quelqu'un n'étant pas» (Noces p. 211). Mais Mallarmé lui-même pensait qu'un dépassement avait lieu dans la société de son temps («l'époque ... est ... en effervescence préparatoire», O.c. p. 664), et que la solitude du poète en était la conséquence. Et cependant il a trouvé dans la vie sociale la justification de son propre dépassement, car l'effet de sa poésie sur le lecteur pouvait lui donner, à lui, l'artiste, «l'émoi que tu en fus le principe, donc existes» (O.c. p. 369). Le mythe du dépassement avait son but essentiel dans la vie sociale.

Hans Peter Lund

COPENHAGUE