Revue Romane, Bind 4 (1969) 1

Sur la date de l'amuïssement du /d/ final en ancien français

PAR

POVL SKÅRUP

Dans un article bien documenté Sur la date de l'amuïssement du -t final non appuyé en ancien français1, M. Georges Straka s'attache à prouver que l'amuïssement de la dentale finale des descendants français de FIDE, PRATU, etc., est bien plus ancien qu'on ne le pense en général. Tandis que la plupart des autres savants l'attribuent au XIe ou au XIIe siècles, M. Straka le situe entre le IXe siècle et le milieu du Xe. Nous allons examiner ses arguments en commençant par discuter deux suppositions impliquées dans ceux-ci.

M. Straka suppose implicitement que l'ancien français n'a jamais pu avoir plus d'une dentale à la fin des mots. C'est là en effet la condition de l'argument que *deift (< DEBET), *seft (< SAPIT),. *teyt (< TECTUM),etc., ne seraient devenus deit, set, teit, etc. qu'après la période de l'amuissement de la finale des descendants de FIDE, PRATII", etc. «Si la chronologie de ces deux changements avait été inverse, *deift et *seft auraient abouti à *dei et *sé, comme FIDE > fei, PRATU > pré, etc. », et *teyt aurait abouti à *tei (p. 467, a et b). Les faits allégués par M. Straka prouvent que les descendants de FIDE, PRATU, etc., n'ont pas eu la même finale que deit, set, teit après la simplification des groupes finaux de *deift, *seft, *teyt, mais ils ne prouvent pas que la finale des descendants de FIDE, PRATU, etc., soit zéro, à moins de supposer que l'ancien français n'a jamais pu avoir plus d'une dentale à la finale. Or cette supposition est dépourvue de fondement, et rien ne s'oppose à l'existence d'une autre dentale, que nous pouvons désigner par /ô/, sans



1: Dans Travaux de linguistique et de littérature publiés par le Centre de philologie et de littératures romanes de l'Université de Strasbourg, IV, 1 — Mélanges de linguistique .et de philologie romanes offerts à Monseigneur Pierre Gardette, Strasbourg, 1966, pp. 449-468.

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que la lettre choisie implique d'hypothèse sur sa prononciation ni sur le moment de sa chute. Nos anciens textes prouvent pourtant que /5/ ne s'est amuï qu'après la réduction de *deift à deit. On peut donc établir les trois étapes suivantes, dont la première est prélittéraire: (1) *deift : *feio, (2) deit : feiô, (3) deit :fei. Ce /ô/ provient du syncrétisme d\t après voyelle, syncrétisme qui depuis sa formation n'a sans doute jamais été un [t], et qui, à l'époque des premiers textes français, était probablementune constrictive sourde à la fin des mots. Malgré le titre de l'article de M. Straka, son sujet n'est pas l'amuissement du t final non appuyé en ancien français (qui se trouve dans deit, set, teit}, mais du /ô/ final.

La même supposition est la condition de l'argument que l'alternance / : d dans les syllabes accentuées et dans quel : qued prouverait que la consonne finale ne se prononçait plus à l'époque des textes en question (pp. 452, 454 et 460). Cette alternance montre en effet que la consonne finale de ces mots n'était pas un /t/, mais il ne s'ensuit pas qu'elle était muette. L'alternance s'explique parfaitement par l'hypothèse que la finale de ces mots était une dentale qui n'était ni /t/ ni /d/, mais celle que nous désignons par /ô/.

L'autre supposition impliquée dans les arguments de M. Straka est que la consonne de la désinence faible -et serait identique à la finale des descendants de FIDE, PRATU, non à celle de deit, set, teit. Nous pensons qu'il faut identifier la dentale de -et avec /t/ plutôt qu'avec /ô/, pour les raisons suivantes: (1) Dans les manuscrits où, dans les syllabes fortes, /ô/ est représenté par t, d ou zéro, tandis que /t/ est toujours écrit /, tels le sermon sur Joñas et le ms. L de la Vie de Saint Alexis, la désinence -et est toujours écrite avec t. (2) Le changement qui a lieu dans la désinence -eiet > -eit de l'imparfait et du conditionnel et dans *seiet > seit, aiet > ait, ne doit probablement pas s'expliquer par un effet analogique; il s'agit plutôt d'une loi phonétique2. Si ceci est vrai, il y a deux raisons pour supposer que la consonne finale de -et était un /t/: (a) La consonne finale était probablement la même avant qu'après la chute du /a/; or cette consonne était /t/ après cette chute, (b) On explique mal pourquoi eie s'est réduit à ei devant la dentale plus tôt



2: On a essayé d'expliquer -eiet > -eit par l'analogie avec *seiet > seit, avec l'imparfait du subjonctif ou avec le parfait; aucune de ces explications n'est satisfaisante. L'explication phonétique, que nous préférons, a été développée par Pierre Fouché (Le Verbe français, 1931, 2* éd. 1967, §§ 101 et 123 bis; voir aussi sa Phonétique historique du français, 11, 1958, pp. 512-13).

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que devant -s et -nt, si ce n'est que cette dentale était une occlusive comme /t/ plutôt qu'une constrictive comme /ô/. - D'autre part, nous ne voyons rien qui s'oppose à identifier la finale de -et avec /t/ plutôt qu'avec /ô/.

TI est vrai que le problème de l'identité de la finale de la désinence faible avec l'une ou l'autre des dentales des syllabes fortes n'est pas très important. Ce qui importe du point de vue synchronique, c'est que dans cette position il n'y avait qu'une seule dentale ; et ce qui importe du point de vue diachronique, c'est que de toute façon on ne peut pas supposer a priori que la dentale de la désinence faible se soit amuïe en même temps que - ou avant - l'une ou l'autre des dentales des syllabes fortes. Même si la finale de -er était identique à /ô/, il faudrait donc rejeter l'argument de M. Straka qui dit que si, à une certaine époque, -t (c.-à-d. /5/) est muet après une voyelle accentuée, il doit l'être «à plus forte raison» dans la désinence atone -et (pp. 452 et 457). Mais si la finale de -et était identique à /t/, il faut, à plus forte raison, rejeter cet argument, puisqu'on ne peut pas supposer a priori que /t/ n'ait pas pu s'amuïr plus tard dans une syllabe atone que /ô/ dans une syllabe tonique.

Il faut donc distinguer deux dentales à la fin des syllabes fortes, /t/
et /ô/, et c'est /t/ qui se trouve dans la désinence faible -et.

La thèse de M. Straka est que «Vers le milieu du Xe siècle, le -/ [c.-à-d. le /ô/ final et le /t/ dans /-at/j ne devait plus se prononcer dans aucune position» (p. 463), et il explique les graphies -t et -d des manuscrits et les cas de non-élision de -et devant voyelle par le traditionalisme des scribes et des auteurs (ib.).

Cela suppose que dès avant le milieu du Xe siècle s'était établie une tradition orthographique du français assez forte pour maintenir -t/d dans les manuscrits jusqu'au XIIe siècle. On n'a pas prouvé l'existence d'une tradition orthographique aussi forte à cette époque reculée. (Il ne s'agit évidemment pas de la tradition latine, puisque -/ et -d ne sont pas distribués, dans les manuscrits, selon l'étymologie des mots.)

Et cette tradition orthographique aurait ceci de particulier qu'elle n'imposerait pas aux scribes une seule façon de noter le phonème /ô/, mais leur laisserait le choix entre t et d à la fin des mots, tandis qu'une troisième possibilité, zéro, serait phonétique. Cela n'est pas normal pour une tradition orthographique, et loin de voir dans l'alternance t : d une preuve que la dentale était muette, comme le fait M. Straka (voir plus haut), il faut y voir un indice qu'elle n'était pas muette. Et l'hypothèse de la tradition orthographique est contredite par le témoignage des

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textes antérieurs à l'époque où la tradition se serait fixée; dans les Sermentsde Strasbourg, la séquence de Sainte Eulalie et le sermon sur Joñas, on ne trouve en effet jamais /-5/ rendu par -d, mais toujours par -/ (sauf dans les monosyllabes faibles ned, qued, ad}.

Il vaut donc mieux renoncer à l'explication des graphies -t/d par le
traditionalisme des scribes et accepter qu'elles continuent bien après le
milieu du Xe siècle à représenter un phonème.

Examinons donc les graphies des plus anciens textes, en utilisant les
matériaux recueillis par M. Straka.

Les monosyllabes faibles ont une place à part. Il s'agit surtout des mots ad (préposition et verbe), ed, fuá, oô (prép.), queò. Suivies de consonnes, elles sont notées sans t/d dans tous les manuscrits depuis Sainte Eulalie, et ce fait reflète sans doute que la chute du /-ô/' dans la prononciation y est très ancienne, comme le pense aussi M. Straka (p. 459).

Les monosyllabes faibles suivies de voyelles sont écrites régulièrement avec t ou ¿/jusque dans les mss. L et V de Saint Alexis (une exception dans le sermon sur Joñas), mais sans t/d parfois dans le ms. A de Saint Alexis et régulièrement dans le Roland d'Oxford et dans d'autres textes postérieurs à Alexis. Nous venons de discuter l'argument que M. Straka tire de l'alternance quel : quedpour prouver que «même devant voyelle, le -t et le -d ne se prononçaient plus nécessairement à l'aube de l'époque littéraire» (p. 460). Il semble bien que le ms. L représente grosso modo la prononciation de l'auteur de Saint Alexis sur ce point3. L'hypothèse la plus simple est que la chute du /ô/ dans les monosyllabes faibles suivies de voyelles se situe entre Saint Alexis et Roland.

Dans les syllabes accentuées, /-ô/ est écrit -t ou -d (ou -z, -tz, dz, graphies qu'on ne saurait pas expliquer par la seule tradition orthographique)dans les textes composés jusqu'à la fin du XIe siècle, environ (encore dans Saint Alexis, Roland, «Quant li solleiz converset»), avec quelques exceptions, dont les premières se trouvent déjà dans le sermon sur Joñas. Nous avons déjà discuté l'argument qu'on peut tirer de l'alternance. Les manuscrits permettent de conclure que si l'amuïssement du /-ô/ a commencé dans la première moitié du Xe siècle (à l'époque de Joñas), il ne s'est achevé que vers la fin du XIe siècle. Rien ne s'oppose à ce que /-ô/ ait été instable pendant une période aussi longue; et il



3: Voir H. Lausberg dans Archiv f. d. Studiarti der neueren Sprachen 191 (1955) p. 289; cp. H. Sckommodau dans Zeitschrift f. r. Ph. 12 (1956) p. 189.

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n'est pas exclu que Pamuïssement ait pris son départ dans les dialectes de l'Est au Xe siècle pour n'atteindre les dialectes de l'Ouest qu'au siècle suivant, de sorte que /-ô/ aurait été instable pendant une période moins longue dans chaque dialecte; les textes conservés ne suffisent pourtant pas pour nous permettre de prouver cette hypothèse. Il n'y a pas lieu d'affirmer que l'amuïssement du /-ó/ fût achevé dès le Xe siècle.

Dans la désinence inaccentuée -et, /-t/ est noté aussi longtemps que /-5/ dans les syllabes accentuées, avec quelques exceptions aussi, dont les premières se trouvent dans Sainte Eulalie; les exemples sans -t dans la Passion et dans Saint Léger «peuvent être considérés comme des graphies reflétant la prononciation provençale des copistes» (Straka, p. 455). D'autre part, le -t est écrit partout dans le sermon sur Joñas et dans le ms.L de Saint Alexis. Dans la graphie, le -t disparaît au cours du XIIe siècle. Dans le poème «Quant li solleiz converset», qui date d'environ 1100, on trouve des contrépels comme pulcellet, terrea, etc., qu'on a du mal à expliquer si le /-t/ ne s'était pas amuï à cette époque.

On peut tirer un argument pour dater la chute du /-t/ dans -et de la réduction de la désinence -eiet. M. Straka souligne avec raison que celle-ci a dû avoir lieu avant la chute du /-t/ dans -et (p. 457). Or on ne trouve que -eiet dans Sainte Eulalie et dans Joñas, mais -eit dans Saint Alexis. M. Straka prend la date très reculée où il place la chute du /-t/ comme point de départ pour conclure que la graphie -eiet dans Joñas serait «une graphie archaïque qui ne correspondait plus à la réalité phonétique» Cp. 4571 mais on peut tout aussi bien retourner le raisonnement en prenant les exemples de -eiet comme point de départ pour conclure que la chute du /-t/ dans -et a eu lieu après le sermon sur Joñas. Evidemment, ce n'est là qu'une datation post quem.

«Il est évident, écrit M. Straka, que Pélision de cette finale est une preuve indiscutable de l'amuïssement du -t dans la langue de l'auteur » (p. 460). On sait cependant que dans la versification latine, -m faisait position devant consonne en même temps que -im, -em, -am, -um s'élidaientdevant voyelle. Cette élision-ci n'est donc pas une preuve indiscutablede l'aniuïssement du -m à l'époque où les règles de la versification latine se sont fixées. De même, l'élision de -et devant voyelle n'est pas une preuve indiscutable de l'aniuïssement du /-t/ devant consonne ou devant pause aussi, mais seulement un argument, un argument fort, il est vrai, mais qu'il faut comparer à d'autres arguments pour et contre. D'autre part, la non-élision de -et dans un texte n'est pas une preuve que /-t/ s'y prononçait encore, mais seulement un argument. La finale

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-et ne s'est élidée devant voyelle ni dans Sainte Eulalie, ni dans la Passion, ni dans Saint Léger, ni dans Saint Alexis; les premiers exemples de l'élision de -et se trouvent dans le Roland d'Oxford, où il y a une vingtained'exemples de l'élision contre une trentaine de la non-élision (Straka, p. 461). Les derniers exemples de la non-élision datent de la première moitié du XIIIe siècle4, mais ils ne prouvent pas que /-// se soit prononcé aussi longtemps.

Tout porte donc à croire que le /t/ de la désinence faible -et s'est
amuï au cours de la dernière moitié du XIe siècle.

On n'a donc pas prouvé qu'il faille faire remonter jusqu'au Xe siècle
l'amuïssement du /t/ dans la finale inaccentuée -et ni du /-ó/, sauf pour
les monosyllabes faibles suivies de consonnes.

Povl Skárup

ÁRHUS



4: Gust. Rydberg, Geschichle des franzosischen 9, I (1907) p. 156.