Revue Romane, Bind 3 (1968) 2

A. J. GREIMAS: Sémantique structurale. Recherche de méthode. Paris, Larousse, « Langue et langage », 1966, 262 p.

Jens Rasmussen

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Les études sémantiques bénéficient depuis quelques années d'un intérêt croissant auprès deb linguistes. Lexicologueb, syntacticiens, ;>péci¿tli:>tes> de la traduction automatique, sémanticiens proprement dits se sont proposé d'explorer les dépendances sémantiques à différents niveaux linguistiques. Leurs analyses ont apporté des résultats précieux et surtout aidé à diviser le domaine de la sémantique. Cependant, s'il paraît un peu exagéré de qualifier la sémantique de_« parente pauvre de la linguistique » (Sémantique structurale, p. 6), il faut reconnaître qu'elle reste encore « une discipline qui se cherche » (p. 7), vu que les tentatives de fonder une théorie sémantique pouvant guider les analyses concrètes n'ont pas reçu l'approbation générale.

La Sémantique structurale de M. Greimas. directeur d'études de sémantique générale à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes de Paris, vient proposer, sous forme d'hypothèse, une théorie universelle, « capable de décrire tout ensemble signifiant, sous quelque forme qu'il se présente» (p. 16). S'inspirant de linguistes dont les idées directrices diffèrent considérablement et s'opposent souvent (Jakobson; Brondal; Hjelmslev; Tesnière; Pottier, et bien d'autres), faisant état de l'anthropologie, de l'epistemologie, de la psychologie et de l'idéologie psychanalytique, M. Greimas aspire, par ses réflexions méthodologiques, à opérer une vaste synthèse, comprenant notamment la sémantique linguistique, la sémantique littéraire et la sémantique anthropologique.

M. Greimas fait bien ressortir que le problème de construire une théorie sémantique objective tient à la difficulté d'inventer un langage descriptif qui ne soit pas la langue naturelle, objet de l'analyse. Il suggère comme moyen opérationnel une notation symbolique à l'exemple des mathématiques. Cependant, la notation symbolique n'est en général introduite qu'à un stade ultérieur des opérations, et cela sous forme d'une substitution à une catégorie notionnelle exprimée dans la langue ordinaire. Il s'agit donc plutôt de la traduction d'un terme familier par une dénomination dépourvue d'effet métonymique. Il est vrai que l'influence métonymique est un danger latent qui menace toutes les terminologies puisées dans la langue naturelle, y compris les termes qui présentent un degré élevé d'abstraction tel celui de «. siiuctuie ». Maio, bclon lious, ¡c danger tcrrnmuîogiquc perd de sa force si les relations de« terme* employé* «e laissent vérifier. Or. la vérification sémantique est 11*

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difficile à pratiquer parce que la signification n'est pas liée à une quantité linguistique mesurable. C'est là que réside la faiblesse de toutes les analyses sémantiques; les théories de M. Greimas, élaborées avec une conscience et une pénétration extrêmes, ne font pas exception, à cet égard, aux travaux de ses devanciers.

Le plan de l'ouvrage comporte une analyse de structures toujours plus étendues. Les premières analyses concernent le mot, qui est étudié surtout dans un système oppositionnel ou synonymique. Une partie intermédiaire est axée sur l'analyse des éléments de la phrase et la dernière partie, aboutissement de la démonstration théorique, traite de textes d'une certaine longueur.

La démonstration de M. Greimas fait intervenir des concepts soit nouveaux soit définis d'une façon plus précise que dans les usages traditionnels. Il en résulte une terminologie assez compliquée. Quelques-uns des termes scientifiques ayant été employés par d'autres chercheurs dans une acception légèrement différente, nous croyons utile de citer et de discuter les définitions principales formulées par l'auteur. Ce sera en même temps un moyen de constituer l'inventaire sur lequel se fonde la structure élémentaire de l'œuvre elle-même. Voici un extrait de la terminologie qui sert d'assise à la systématisation de M. Greimas.

Structure veut dire dans la définition de l'auteur: « présence de deux termes et de la relation entre eux » (p. 19). Cette définition, quoique généralement admise en philosophie, nous semble trop large pour les analyses envisagées puisqu'elle n'invite pas à distinguer entre la structure située (la chaîne parlée) et la structure choisie, fondée sur l'extraction ou l'élimination d'un texte (p. 146).

Axe sémantique: « le dénominateur commun des deux termes » (p. 21). Ainsi le point de vue commun aux deux termes des oppositions suivantes: blanc vs noir; grand vs petit est « celui de l'absence de la couleur dans un cas, celui de la mesure du continu dans l'autre ». (p. 21). Dans le cas où l'axe sémantique constitue l'unité minimale de signification, il est appelé catégorie sémantique (pp. 26-27). Comme il s'agit là de relations fondamentales, ce concept peut être considéré comme un des plus importants de l'analyse sémantique.

Sème: «propriété d'un terme objet » (p. 27). Le sème apparaît donc comme le constituant ultime de la structure. Par exemple le sème s (féminité) est un des éléments constituants du terme-objet A (fille). Comme le sème ne correspond pas à un élément formel (du genre du phonème ou du morphème), c'est un terme difficile à manier, sinon dans une catégorisation logique. Or, le nombre de sèmes nécessaires à décrire un terme choisi étant très élevé (il tend à l'infini), il est douteux qu'une division notionnelle puisse aboutir à un codage intégral d'un message complexe.

Lexème: le « terme-objet » (p. 27), « ensemble de sèmes reliés entre eux par des relations hiérarchiques » (p. 36); « appartient à la langue-objet et se réalise dans le discours. Il est, par conséquent, l'unité linguistique d'un autre ordre et ne doit pas être inclus dans la définition de la structure élémentaire » (p. 27). Le procédé consistant à écarter cet élément de l'analyse élémentaire paraît plutôt théorique, les lexèmes entrant inévitablement dans les analyses concrètes de l'auteur.

Sémème: « l'effet de sens», «la combinaison du noyau sémique et des sèmes contextuels » (p. 45). Les termes de « noyau sémique » et de « sèmes contextuels » laissent supposer que M. Greimas opère sur la base d'une « signification fondamentale» du lexème. Dans l'analyse du terme-objet « tête », le premier noyau

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sémique serait « extrémité » tandis que dans la séquence « la tête d'un arbre »
entrerait aussi le sème contextuel « verticalité ».

Classème: «les sèmes contextuels proprement dits » (p. 53). Dans la séquence « Le chien aboie » entrent deux classes contextuelles « sujets », la classe des animaux et la classe des humains, puisque le terme « chien » peut, dans un contexte spécial, représenter une personne.

De la sémantique du mot, M. Greimas passe à la sémantique syntaxique, en étudiant la combinatoire des éléments de la phrase. Par là, on entre dans la sémantique fonctionnelle, domaine où les différences de signification peuvent mieux être rapportées à des éléments qui se laissent identifier. La signification cohérente y dépend de l'isotopie, c'est-à-dire de la communauté d'un ou de plusieurs classèmes dans une séquence de discours. M. Greimas établit un modèle fondamental syntaxique, en divisant les sémèmes de la phrase en deux classes: Actants (cf. Lucien Tesnière) vs Prédicats. A l'intérieur de la classe des actants, il distingue des sousclasses placées à des niveaux successifs: sujet vs objet; destinateur vs destinataire; les circonstants: adjuvant vs opposant. A l'intérieur des prédicats il instaure les classes suivantes: fonction (avec la sous-classe: modalité) vs qualification (avec la sous-classe: «aspects»). Ce modèle, établi par des critères sémantiques, est le résultat le plus convaincant de la théorie de M. Greimas. Qu'on puisse y arriver par l'analyse de la distribution syntaxique, ne fait que corroborer le système.

Dans la suite de la démonstration sont élaborés des « modèles actantiels » destinés à décrire les structures d'un genre, d'une œuvre littéraire et de la production d'un auteur. Pour l'organisation du micro-univers d'un genre, M. Greimas prend son point de départ dans une étude sur la morphologie du conte populaire russe (traduction en langue anglaise: V. Ja. Propp: Morphology of thé folk taie, Bloomington, Indiana University, 1958). Le modèle actantiel de Propp se fonde sur un inventaire de 7 personnages (parmi lesquels le traître, la personne recherchée, le héros et le faux héros). Trouvant ce modèle "insuffisamment forme! » (p 1 7fi); M. Greimas en vient par une catégorisation ultérieure, à établir des relations d'opposition : « sujet vs objet », « destinateur vs destinataire », « adjuvant vs opposant », reposant sur des axes sémantiques parallèles à ceux qui ont été constatés dans la syntaxe de la phrase. L'inventaire des fonctions proprement dites, qui comprend chez Propp 31 catégories, se laisse réduire également à des schémas plus simples. Une discussion du concept de « forces thématiques » (cf. E. Souriau: Les deux cent mille situations dramatiques, 1950) porte l'auteur à s'occuper de la psychocritique (cf. Ch. Mauron : Psychocritique du genre comique, 1964) et par là de la psychanalyse. M. Greimas fait ressortir, à juste titre, le tort qu'a causé à la critique littéraire française l'influence psychanalytique, par son manque de notions structurales et sa terminologie métaphorique.

En dernier lieu est présenté un échantillon de description élaborée: une analyse de l'univers de Bernanos, fondée sur une thèse de doctorat (Taksin Yiicel: L'imaginairede Bernanos, Istanbul). Partant d'une isotopie « conçue comme la catégorie binaire vie vs mort » (p. 225), M. Greimas poursuit la division notionnelle en introduisantun modèle de qualificatifs, un modèle d'actants, des modèles de microuniversdécrivant les maladies, le bestiaire, les mensonges et les vérités apparaissant dans les romans de Bernanos. La technique de l'analyse est extrêmement subtile

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et se prouve capable de déceler des lignes structurales qui se laisseraient moins aisément dégager par d'autres méthodes. Mais, dans l'infinité des divisions et des subdivisions, on a parfois l'impression que l'analyse, tout en approfondissant l'univers bernanosien, nous éloigne du sens intrinsèque de l'œuvre pour s'occuper de la description de la vie en général.

Le compte rendu schématique que nous venons de donner des idées principales de M. Greimas a assez révélé, nous le pensons, l'étendue et les prétentions de l'ouvrage. Tout en cherchant à faire profiter la recherche sémantique de certaines acquisitions de l'école hjelmslévienne, l'auteur reste dans la tradition sémantique française, mais il y apporte un éclaircissement des concepts. Les grandes questions controversées de la linguistique contemporaine sont discutées en passant ce qui entraîne certaines digressions, mais, dans l'ensemble, les lignes de forces sont énergiquement maintenues. Toutefois, dans les détails, le raisonnemnent ne se fait pas toujours sans contradictions. L'analyse sémantique du mot, qui joue un rôle prépondérant dans la première partie de l'ouvrage, ne semble pas en parfait accord avec la remarque théorique suivante: «c'est au niveau des structures qu'il faut chercher les unités significatives élémentaires, et non au niveau des éléments » (p. 20).

Bien que l'ouvrage apparaisse comme une introduction générale à la sémantique, ce n'est pas une lecture facile. Le style abstrait - et parfois abstrus - de la démonstration dressera sans doute des obstacles au non-spécialiste de la matière. M. Greimas s'excuse lui-même d'avoir à rebuter les « amateurs de beau langage » (p. 157), par l'emploi abondant de neologismos terminologiques. Cependant, une terminologie spécifique se justifie d'après lui par le souci d' « atteindre un optimum de dénomination qui se situe entre l'absence de motivation et le risque de confusion » (p. 157).

En tant qu'ouvrage d'introduction générale, la « Sémantique structurale » présente des inconvénients fâcheux. Il est regrettable que l'auteur ne ménage pas une documentation ultérieure au lecteur profane. L'absence d'une bibliographie, d'un tableau analytique, de références exactes aux nombreux ouvrages et articles de revue cités rend très malaisés le contrôle des bases théoriques et l'étude des sources discutées.

Les mérites de la sémantique de M. Greimas sont d'offrir des concepts plus précis pour l'étude de la signification et de proposer des méthodes d'analyse. Comme théorie générale, la démonstration a besoin d'être soumise à des épreuves ultérieures. Un des points discutables de la « Sémantique structurale » nous paraît être le procédé qui consiste à traiter par la même méthode un élément de phrase et un texte entier. 11 y a, selon nous, une différence fondamentale entre une séquence de la chaîne parlée, réalisée dans sa structure complète, et une œuvre littéraire, où les schèmes structuraux sont constitués par l'analyste. Les analyses structurales littéraires, conduites suivant la méthode sémantique, valent ce que valent l'intelligence et la faculté interprétative du critique. C'est au fond un structuralisme subjectif. Sans doute, l'occurrence des sémantèmes est un phénomène objectif, mais dans l'élimination et l'extraction des sémantèmes entre une sélection qui se fonde en dernier lieu sur l'intuition.

Après avoir contribué a la recherche linguistique par de nombreuses études de phénomènes particuliers, M. Greimas vient nous proposer une synthèse imposante, conçue pour embrasser toutes les sciences humaines. Au stade élémentaire où se trouvent encore les recherches sémantiques, nous estimons, pour notre part, que la

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meilleure stratégie consiste à approfondir les études d'un domaine limité. Nous ne nions pas, cependant, que les synthèses d'interprétation pourront stimuler les recherchesconcrètes en leur soumettant un point de départ nouveau. La théorie - ou l'hypothèse - de M. Greimas est pleine de facteurs stimulants. L'exposé est riche en réflexions originales et en observations pertinentes. La Sémantique structurale servira d'invite et d'inspiration à de nouvelles recherches.

COPENHAGUE