Revue Romane, Bind 3 (1968) 2

ARNULF STEFENELLI: Der Synonymenreichtum der altfranzösischen Dichtersprache. Österreichische Akademie der Wissenschaften, Philosophisch-historische Klasse, Sitzungsberichte, 251. Band, 5. Abhandlung. Wien 1967. 327p.

Anker Teilgård Laugesen

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On ne saurait prétendre que la lexicologie soit un domaine négligé dans les recherches récentes sur les grandes langues littéraires du Moyen-Age. Nombreuses sont les études spéciales traitant des concepts fondamentaux de la poésie troubadouresque: joi, solati, jovens, prêt:, valor, etc. La bibliographie de Rudolf Baehr, dans Der provenzalische Minnesang (Darmstadt 1967), comporte une vingtaine d'articles consacrés à ces mots-clés, rien que pour les deux dernières décennies. Pour le moyenhaut-allemand (langue des minncsingcrs, des romanciers, des mystiques), la liste ne serait pas moins longue. Il s'agit de mots tels que ère, trinwe, edel, tiunp, zwîvel, etc. A titre d'exemple, j'appellerai l'attention du lecteur sur le rôle que joue dans son interprétation de la chanson des Nibelungen, l'analyse, suivie de 23 pages de statistiques, que Gottfried Weber a faite de l'emploi et de la signification des synonymes riter, recke, helt, dans Das Nibe/ungen/ied, Problem und Idée (Stuttgart 1963). Alors que l'objectif primaire de ce genre d'études est d'élucider, à travers les termes pertinents, certains aspects de la civilisation médiévale (féodalité, courtoisie, fin'amour, idéaux de toute sorte), le travail de M. Stefenelli porte sur le vocabulaire central, considéré d'un point de vue purement lexicographique. Il fournit donc un supplément aux dictionnaires existants de l'ancien français, supplément très important, aussi bien en tant qu'instrument de travail, qu'envisagé sous l'angle méthodologique.

Le livre comporte les parties suivantes: 1 ° une bibliographie des textes, ouvrages généraux, dictionnaires et lexiques utilisés, p. 5-13, les études monographiques étant citées en note ou dans l'exposé même; 2' une introduction, p. 15-27; 3° une liste des 39 textes figurant dans les tableaux statistiques qui accompagnent les articles, avec indication du nombre des vers, datation et localisation, p. 28-29; dans cette liste, qui est disposée chronologiquement depuis la séquence de Ste Euiaiie jusqu'au jeu de Robin et Marión, sont représentés tous les genres principaux, excepté la poésie lyrique, le fabliau et la prose; 4 le texte proprement dit, p. 30-308; 5° une conclusion, p. 309-316; 6' un index des concepts traités, au nombre de 129 (substantifs, adjectifs, verbes, quelques adverbes et la préposition « neben », répartis dans l'exposé sur 64 articles, qui, à leur tour, sont groupés sous des rubriques telles que nature, institutions sociales, parties du corps, activités physiques, etc.), p. 31 7-318 ; 7 un index des synonymes, plus de 800, p. 319-327. Ces deux derniers chiffres permettent à eux seuls de se faire une idée des possiblités synonymiques de l'ancien français. Notons en passant, comme le fait l'auteur lui-même, l'avantage qu'offre le bilinguisme d'un dictionnaire des synonymes: le terme-concept, donné en langue étrangère, étant phonétiquement neutre et sans rapport avec le groupe de mots étudiés, n'éveille pas d'associations inadéquates.

Dans ses recherches, M. S. met à profit tous les faits linguistiques et stylistiques pertinents. Les épithètes peuvent parfois contribuer à déterminer les nuances de valeur des noms: les combinaisons haut purage et grani parage, par exemple, sont extrêmement fréquentes, alors que haut lignage est rare. Les variantes d'auteur et de copiste peuvent également fournir de précieux renseignements, celles-ci sur les changements chronologiques que subit le vocabulaire, celles-là sur cette liberté

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dans remploi des mots qui caractérise l'ancienne langue littéraire, et sur laquelle l'auteur attire l'attention à maintes reprises (« die Freiheit des mittelalterlichen literarischen Wortgebrauchs », p. 56; cf. p. 51, 73, 315). Nous reviendrons sur cette particularité fondamentale. Rappelons seulement ici qu'elle peut être due à deux causes entre lesquelles il n'est pas toujours possible de faire le partage, bien qu'elles soient de nature essentiellement différente: d'un côté la recherche de variété, de l'autre les entraves de la versification.

Dérivés, mots d'emprunt, archaïsmes, néologismes, « dialectismes » constituaient, dans l'ancienne langue littéraire, un trésor étonnamment riche de synonymes, disons « virtuels ». Certains auteurs, pas toujours les meilleurs, y puisaient à pleines mains, d'autres étaient plus restrictifs. Les statistiques établies par M. S. permettent, entre bien d'autres choses, de saisir sur les faits le caractère individuel et relativement « moderne » du vocabulaire d'un Chrétien de Troyes. Il y a plus: à l'intérieur de son œuvre, une évolution du vocabulaire semble se dessiner (p. 311, note 2). Aux antipodes se situe la langue des chanteurs de geste, conventionnelle, conservatrice, archaïsante.

De l'immense documentation présentée et discutée dans les trois cents pages de ce travail, l'auteur tire ses résultats avec une grande circonspection et une rare prudence. 11 a soin de toujours faire la part de ce qui est certain, de ce qui est plus ou moins probable, et de ce qui se soustrait à toute conclusion.

Comme de juste, il s'en réfère, où il y a lieu, aux recherches antérieures - d'ailleurs peu nombreuses dans ce domaine, -nommément à celles de L. Poulet, P. Le Gentil et G. Gougenheim. Pour le concept « hôren », il se contente de renvoyer à W. Gottschalk: Lateinisch «audire» im Franzôsischen (Giessen 1921), travail méthodique et détaillé sans doute, mais consacré principalement, presque exclusivement, à la concurrence entre les verbes ouïr et entendre et à l'explication de l'extinction graduelle du premier. Dans cette lutte, l'auteur distingue quatre phases, dont la première est représentée par des exemples comme celui-ci, nui^é dans Aitcassin et \iculcte (6, 1) : « Nicoletc fu en prison, si que vous aves oï et entendu, en le canbrc -• (de même 10, 2; 12, 1 ; 20, 1 ; 28, 1), et commenté ainsi: « Es wàre widersinnig, dass in diesen Beispielen, deren Zahl sich unschwer vergrôssern lasst, ein- und derselbe Begriff zweimal (zumai auch in Prosa) ausgedrückt wird » (p. 93). Les exemples de la deuxième phase sont tirés du Roland:

Karles l'entent ki est as porz passant,
Naimes H duc l'oïd, si l'escultent li Frane
Ce dist li reis: Io oi le corn Reliant!

CXXXIV

et:

L'olifant sunet a dulor et a peine.
Karles l'oït e ses Franceis l'entendent

cxxxv

Dan"; ce5 pa^aees. Gott^cha'lc reconnaît h>en IF> çvnonvmie H'n//» et iïpntpndrp en
ajoutant: « Die haushàlterische Sprache duldet diesen Luxus auf die Dauer nicht »
(p. 95).

Cette argumentation paraît peu convaincante. Nun seulement ïc^ derniers exemple^

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sont antérieurs aux premiers d'un siècle, peut-être d'un siècle et demi, mais encore faut-il voir dans l'alliance « oï et entendu » une de ces formules de narration dont les membres ont abandonné leur individualité, si tant est qu'ils en aient possédé une à cette époque (cp. « or dient et content et fabloient »), ce qu'il fallait démontrer par leur emploi en dehors des formules.

En tout cas, l'emploi des trois verbes représentant le concept « horen », - car il y en a bien trois, sans compter oreillier - tel qu'on le trouve dans l'apostrophe initiale d'un grand nombre de chansons de geste, invite à leur supposer une synonymie, occasionnelle au moins, en un temps assez reculé. J'en ai fait le relevé d'après la Note sur ¡es préambules des chansons de geste par Manfred Gsteiger, in C C Mi. II (1959), p. 213-220. Le nombre des exemples est indiqué entre parenthèses : ouïr (22), écouter (5), entendre (2); de plus, les formules binaires ouïr et entendre (1) et entendre et écouter (1), qui portent les chiffres définitifs respectivement à 23, 6 et 4. La prépondérance écrasante de ouïr (infinitif, impératif, indicatif) s'expliquerait par le caractère conventionnel du vocabulaire épique.

Dans son introduction, M. S. envisage les problèmes que soulève la notion de richesse lexicale appliquée à l'ancienne langue. Il souligne qu'une simple énumération des synonymes enregistrés dans les dictionnaires, sans distinctions géographiques ni chronologiques, présente une abondance factice et ne nous apprend rien de certain sur la véritable coexistence des mots. En cela il se range à l'avis de W. v. Wartburg et de P. Guiraud, sans toutefois suivre celui-ci dans les conclusions qu'il en tire. Autre problème: la richesse du vocabulaire est-elle un phénomène général? ou bien est-ce surtout, ou exclusivement, dans certains domaines sémantiques qu'on la trouve? Ici il s'écarte de l'opinion de Guiraud qui n'admet qu'une « hypertrophie de certains secteurs (termes techniques, termes affectifs, négation renforcée). » Enfin, et c'est là le problème le plus délicat: est-il possible de distinguer entre richesse formelle et richesse expressive? Pas toujours, répond l'auteur, car la richesse formelle peut devenir richesse fonctionnelle si elle sert les besoins du mètre, du rythme, de la variation stylistique, et d'ailleurs, notre connaissance île l'ancienne langue est et restera toujours trop imparfaite pour que nous puissions espérer d'en saisir toutes les nuances expressives.

Je crois ne pas trahir la pensée de M. S. en affirmant que, selon lui, un des traits les plus caractéristiques de cette langue telle que nous la connaissons, c'est-à-dire à travers les œuvres poétiques, est ce que j'appellerais une grande flexibilité sémantique.« Im Bereich der unserer Betrachtung zugrundeliegenden « parole »... », dit-il p. 24, « ist es sehr wohl môglich, dass zwei oder mehrere in virtueller Sicht bedeutungsahnliche Formen bedeutungsgleich aktualisiert werden, und wie sich zeigen wird, kommt dieser Mòglichkeit gerade im Rahmen der altfranzôsischen Dichtersprache immense Bedeutung zu. » C'est cette flexibilité que j'ai essayé d'illustrer par l'image suivante: « Imaginons un éventail déployé. On en voit toutes les lames, dont chacune garde son individualité tout en restant liée aux autres: c'est comme un groupe de synonymes, au sens ordinaire du mot. Nous fermons l'éventail : les lames existent toujours, mais elles ont perdu leur individualité, cachée derrière ou absorbée par la seule lame visible: il y a superposition totale, synonymie parfaite. Or, il faut qu'un éventail soit ouvert ou fermé, et c'est au lecteur de juger si c'est l'un ou l'autre cas qui se présente dans un contexte donné. Pour le groupe de synonymesétudiés ici, sur un choix de textes restreint, nous avons pu constater une

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tendance prononcée à fermer l'éventail » (Actes du 4e4e Congrès des Romanistes
Scandinaves, Copenhague 1967, p. 93).

L'ancien français n'est pas une langue au sens moderne du mot: norme abstraite, consignée, codifiée, dans la grammaire et dans les dictionnaires, enseignée dans les écoles. Tout au plus on peut dire que c'est une langue qui se cherche, mais sans aboutir, - et encore cette formule n'est-elle guère valable que pour ce qu'on pourrait appeler la période classique (1150-1250 environ). L'ancien français, ce sont des textes rédigés dans le langage de l'écrivain, langage littéraire en ce sens qu'il reflète, plus ou moins nettement, les influences que celui-ci a subies. Et ces textes, nous ne les connaissons qu'à travers des copies. Parfois, avant d'arriver jusqu'à nous, ils sont passés par les mains d'une série de copistes, dont chacun y a laissé ses empreintes sous forme de modifications, portant non seulement sur l'orthographe, la phonétique et la morphologie, mais aussi, les variantes sont là pour le prouver, - sur la syntaxe et le vocabulaire. Et je ne parle pas des véritables remaniements. Or, dans cet état de fluidité relative, qui caractérise l'ancien français littéraire, un des éléments les plus stables, les moins flexibles, c'est la versification. Le nombre des syllabes qui constituent le vers, la coupe qui le divise, la consonance qui en marque la limite, tout cela s'impose à l'écrivain, et il est rare qu'il ne respecte pas le mètre, moins rare, paraît-il, qu'il prenne quelques libertés avec la rime. Quand la versification se trouve aux prises avec la grammaire, le vocabulaire et l'énoncé, elle a souvent le dessus. Qu'on me permette d'illustrer cette affirmation par un exemple.

Dans son étude sur le portrait dans la littérature française du XIIe siècle (Thé Portrait in Twelfth-Century French Literature, Genève 1965, p. 33), Mlle Alice M. Colby, traitant des adjectifs employés pour désigner la blondeur des cheveux: sor, bloi et blont, plaide pour leur identité sémantique par les arguments suivants: 1° ils sont employés indistinctement dans un même texte pour qualifier les cheveux d'une même personne, par exemple par Béroul décrivant les cheveux dTsolt. Mais ici Mile Colby aurait dû préciser que tous les exemples se trouvent à la rime: 1546, bloie: joie; 1532, bloi:poi; 3696, bloie'.joie; 4250, blont: vont; 2888, sors: cors; 4426, sors: cors. Comment ne pas voir dans ce recueil d'exemples une preuve de l'instabilité des nuances sémantiques aux prises avec les exigences de la versification? 2° il est fort significatif que Chrétien deTroyes use du qualificatif sor pour décrire la chevelure dTsolt la blonde, et qu'il nous dise que les cheveux d'Enide étaient à la fois blont et sor. Examinons de plus près les passages en question. Il est vrai que Chrétien écrit:

Por voir vos di qu'lsolz la blonde
n'ot les crins tant sors ne luisanz
que a cesti ne fust neanz.

Erec 424 ss.

Mais est-ce qu'on ne parle pas d'un blond doré? (cp. les vers 959 ss. de Cligès, cités en note par Mlle Colby), et est-ce que justement cette nuance ne va pas bien avec luisant? Quant à blont et sor, ils font rime avec front (Erec 1471 s.) et or (ibid. 1635 s.), 3° enfin, dans Florimont, on trouve les formules binaires: blont et sor, sor et hlnnt Tei je me contente de citer le jugement de M Stefenelli. dans son compte rendu de l'ouvrage de Mlle Colby (in ZRPh 82 (1966) p. 392): « Auch greift die Verfassenn in der pnnzipiell objektiven Ausemandersetzung mit den umstrittenen Bcdeutungsnuancen cinigcr Epitheta. bisweilen zu Argumenten, die speziell vom

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Standpunkt der altfranzòsischen Semantik und des mittelalterlichen literarischen
Wortgebrauches aus unhaltbar sind. »

Pour ce qui est de l'opposition grammaire/métrique, on pourrait se reporter à
F. Stefenelli-Fürst: Die Témpora der Vergangcnheit in der Chanson de Geste (Wien-
Stuttgart 1966) p. 119 et suiv.

La langue littéraire est née et s'est formée sous le régime du vers. Elle s'en ressent, et l'on se demande si le moment ne serait pas venu de reprendre, dans une nouvelle optique et avec les données nouvelles, l'étude de l'influence exercée sur la langue des poètes par le mètre, l'assonance et la rime, étude instituée, il y a près de cent ans, par Hugo Andresen (Über den Einfluss von Metrum, Assonanz und Reim auf die Sprache der altfranzòsischen Die/iter, thèse, Bonn 1874).

Or, même en reconnaissant le caractère particulier de l'ancien français en regard de la langue post-médiévale, même en admettant les principes découlant de ce caractère, et qui doivent en guider l'étude et la description, on n'a pas résolu, tant s'en faut, les problèmes que pose la mise en pratique de ces principes. Les difficultés que présente l'édition des textes sont bien connues, abondamment discutées depuis longtemps. En ce qui concerne la grammaire, je cite la formule de P. Guiraud, un peu trop catégorique peut-être: « La grammaire historique a jusqu'ici reconstruit un ancien français qui n'a jamais eu d'existence réelle et confond les états de langue les plus divers dans le temps, dans l'espace et dans leurs fonctions stylistiques » (L'ancien français, Paris 1963, p. 116).

Reste la lexicographie qui, sous sa forme traditionnelle, ne suffit pas à décrire d'une manière satisfaisante le vocabulaire de la vieille langue, et dans laquelle la synonymique, conçue et pratiquée comme le fait M. S., semble appelée à jouer dans l'avenir un rôle de premier plan. Le mérite de son ouvrage est double. Il trace la voie à suivre dans cette sorte de recherches, et il contribue puissamment, en la suivant, à élargir et à approfondir notre connaissance de cette langue littéraire qu'est l'ancien français, et, en conséquence, de la littérature dont elle est porteuse, littérature qui est, à son tour, une des manifestations ¡es plus originales d'une civilisation révolue.

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