Revue Romane, Bind 3 (1968) 2

ALAIN CHARTIER: Le livre de l'Espérance, édité par François Rouy. Brest, P. A. M., 1967 (Thèse dactylographiée tirée par procédé « offset »), cxxvi 4-227p.

B. Munk Olsen

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Il semble qu'Alain Chartier soit revenu à la mode: en Europe et aux Etats-Unis, des médiévistes rivalisent d'ardeur pour préparer des études sur la tradition manuscriteet des éditions complètes ou partielles de ses œuvres démentant ainsi par les faits les propos désabusés du regretté Albert-Marie Schmidt qui déplorait, en 1964,

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que « nos contemporains, même les plus érudits, soient en général peu amateurs de
son œuvre » (XIVe et XVe siècles français. Les sources de l'humanisme, p. 132).

A ce jour, tous ces efforts n'ont abouti, à ma connaissance, qu'à deux publicationsl: un article de M. J. C. Laidlaw sur les manuscrits des œuvres de Me Alain2 et l'édition du Livre de l'Espérance. L'article de M. Laidlaw contient, avec quelques réflexions sur la tradition manuscrite, le premier inventaire publié des mss. des œuvres latines et françaises d'Alain Chartier et mérite de servir désormais de liste de référence; il atteint 192 mss. dont quatre sont perdus de vue ou ne figurent que dans des catalogues de ventes; l'auteur affirme en avoir examiné 170. Les mss. inventoriés sont pourvus de sigles judicieusement choisis: une lettre majuscule renseigne sur le contenu des mss. (dans quelques cas également sur leur emplacement: « MSS in Paris - MSS elsewhere »), une lettre minuscule caractérise le ms. à l'intérieur du groupe.

Pour le Livre de l'Espérance. M. Rouy a dépisté 36 mss., qui sont tous décrits, selon les règles du jeu, dans l'introduction, p. xvi-xlvi. Il est regrettable qu'il n'ait pas pu connaître l'inventaire anglais: nous devons tenir compte d'une nouvelle série de sigles qui comprend, cette fois, les lettres A à Z avec, au besoin, un petit rond en haut (par exemple, B, B °, B°°). Une comparaison avec la liste de M. Laidlaw fait ressortir quelques divergences: M. Rouy donne «Berlin, Bibl. nat., Hamilton 144» (B°) et «Hamilton 146» (Bc°), M. Laidlaw «Berlin, Kupferstichkabinett 78 C 7 » (Of) et « 78 C 8 » (Hh); c'est ce dernier qui a raison: il y a longtemps déjà que le fonds Hamilton a été intégré dans les collections du Cabinet des Estampes à Berlin, il s'agit donc des anciennes cotes chez M. Rouy.3 En outre la liste de M. Laidlaw fait état de deux mss. de plus, à savoir: Besançon, Bibl. municipale 1791 (Ef) et Londres, British Muséum, Royal 19 A.xii (Ek). Le premier ms., qui provient de la collection de Louis Chenot, est décrit dans le deuxième supplément au Cataloguegénéral des bibliothèques publiques de France, Départements, t. 45 (1915), p. 371; malheureusement la notice, très peu explicite, ne mentionne qu'une « Destruction du royaume de France, par Alain Chartier » entre des extraits du Dialogue de saint Grégoire et « le traité de la Mappemonde ». Le titre s'applique fort bien au Livre de rEspérance encore que Le quadrilogue invectif ne soit pas entièrement exclu. Il conviendrait de se reporter au ms. même afin de vérifier l'assertion de M. Laidlaw. Quant au second ms., en revanche, il n'y a pas de doute: le catalogue du fonds Old Royal est formel: «Le Dyalogue ou calamité française, by Alain Chartier, in



3: Une table des concordances entre les cotes du fonds Hamilton et les cotes actuelles se trouve, par exemple, dans Paul Wescher, Beschreibendes Verzeichnis der Miniaturen . .. des Kupferstichkabinetts der staatlichen Museen Berlin, Leipzig 1931, p. 244; les deux mss. d'Alain Chartier y sont décrits p. 149-150.

2: Thé Manuscripts of Alain Chartier dans Thé Modem Language Review, vol. LXI (1966), p. 188-198. M. Laidlaw prépare également une édition critique des œuvres complètes d'Alain Chartier, qui est « already well under way », ibid., p. 189, n. 4.

1: D'après les renseignements de Y Institut de Recherche et d'Histoire des Textes à Paris, Mlle Blanchez aurait terminé, sous la direction de M. Jodogne, une édition critique du Lay de paix', elle n'a pas encore été publiée.

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prose and verse. Printed in Les Œuvres de Mais tre Alain Char fier, éd. A. Duchesne,
Paris 1617, under thè title of L'Espérance ou consolation des trois vertus ».4

Le travail de M. Rouy constitue non seulement la première édition du Livre de VEsperance depuis celle de Duchesne, mais aussi la première édition vraiment sérieuse d'une œuvre française d'Alain Chartier. Les deux autres éditions modernes les plus connues et les plus utilisées ne sont que provisoires. L'édition de La belle dame sans mercy et des poésies lyriques que nous devons à Arthur Piaget5 est sans prétentions critiques: c'est à peine s'il indique, dans une note minuscule en bas de page, le ms. qu'il a utilisé: Grenoble 874 (= 7V/), mais on ignore complètement pourquoi il a choisi ce ms. plutôt qu'un autre et de quelle façon il a traité le texte. Eugénie Droz, qui a publié Le quadrilogue invectif,® rejette a priori la possibilité d'en « donner un texte dit critique »: une telle entreprise serait « chimérique pour une œuvre en prose » (p. ix); elle s'est donc contentée de reproduire le texte d'un seul ms., le B.N. fr. 126 (= Jd) qu'elle a choisi « parce qu'il est un des plus anciens . . „ que le texte en est bon et la copie très soignée ». Ces critères, qui facilitent évidemment le travail de l'éditeur, ne me semblent pas très convaincants, et il s>e trouve qu'ils coïncident justement avec les «slogans » de philologues qu'Alphonse Dain s'ingéniait à détruire: le préjugé du manuscrit ancien et celui du bon manuscrit.7 Il faut noter pourtant que Mlle Droz a soigneusement relevé, dans les notes critiques à la fin du volume, les corrections qu'elle a apportées au texte et pour lesquelles elle s'est inspirée surtout du B.N. fr. 1124 (= Je). L'édition du Quadrilogue d'après le ms. fr. 126 permettrait, selon Mlle Droz, «de faire la comparaison (avec d'autres versions) et de publier, s'il y a lieu, les remaniements inédits »; mais je ne vois pas comment on pourrait faire, sur des bases aussi fragiles, une distinction nette entre le texte d'Alain Chartier et les remaniements.

M. Rouy n'a pas reculé devant un examen minutieux de tous les mss. du Livre de VEsperance qu'il a connus, et les résultats de son enquête, exposés dans l'introductionavec beaucoup de clarté et de rigueur, sont des plus surprenants. Il se trouve, en effet, que les 36 mss. se divisent en deux groupes: c et /. Un seul ms. Z (B.N. fr. 1125 = Ha) offre une contamination entre c et /. Le groupe c (16 mss.), tout en reposant sur un excellent modèle, a subi des modifications systématiques qui ont eu pour but de réviser, surtout par des suppressions, les passages défavorables à l'Eglise et aussi, dans quelques cas, de rectifier des erreurs (ou de prétendues erreurs) d'érudition; c'est un remaniement qui défigure sensiblement le texte et qui n'est pas sans fausser l'image que nous pouvons nous faire de l'attitude religieuse et de la culture de Me Alain. Le groupe / (19 mss.) comprend, en plus de quelques mss. isolés, trois sous-groupes: /, v et a. Ayant écarté, pour diverses raisons tout à fait plausibles (p. lxx-ci), les sous-groupes t et v et les mss. isolés (qui sont à la base de la plupart des éditions anciennes), M. Rouy ne retient que le sous-groupe a qui donne



7. Le* manuscrits, 2" éd., Paris 1964, p. 169 171.

6: Classiques français du moyen âge, n° 32, Paris 1923; 2e2e éd. revue, Paris 1950.

5: Textes littéraires français, Paris, Droz, 1945.

4: G. F. Warner et J. P. Gilson, Catalogue of Western MSS in thé Old Royal and King's Collections (of thé British Muséum), t. 11, Londres 1921, p. 321.

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le plus souvent la bonne leçon en cas de désaccord ; malheureusement a ne comprend que deux mss.: A (B.N. fr. 832 = Ea) et H (La Haye, Bibl. royale 78.E.68 = Eh) dont le second, copie fidèle du premier, est sans intérêt. Il n'y a donc aucun problème en ce qui concerne le choix du ms. de base et, parti de 36 mss., M. Rouy n'est pas loin de se trouver - malgré lui peut-être - dans le cas du ms. unique. Mais tout en représentant incontestablement la meilleure tradition, c'est un ms. unique médiocre et peu soigné qui demande de nombreuses corrections et un contrôle serré fondé sur les témoignages des autres mss. et avant tout sur ceux du groupe c qui ont souvent gardé une bonne leçon en dépit des remaniements importants.8

On voit clairement les dangers que présente la méthode d'Eugénie Droz: si elle avait eu à éditer le Livre de l'Espérance, elle aurait très probablement choisi le B.N. fr. 126, car le ms. n'est devenu ni moins ancien, ni moins bon, ni moins soigné quand on passe du Quadrilogne (f. 191-209) à ce traité (f. 218-263). Or ce ms. fait partie justement, par l'intermédiaire du sous-groupe /, du groupe c et offre, par conséquent, une belle version remaniée au lieu du texte d'Alain Chartier qu'on serait en droit d'escompter (dans la mesure où on peut le retrouver naturellement). Par son beau travail, M. Rouy a réussi à démontrer qu'il est parfaitement possible de faire une édition critique d'une œuvre en prose et même d'une œuvre d'Alain Chartier (qui est un auteur difficile) à condition qu'on ait le courage de s'y mettre et peut-être aussi qu'on sache se limiter à un seul traité; chacune des grandes œuvres de Me Alain pose, en effet, des problèmes de tradition manuscrite particuliers de sorte qu'il est difficile de généraliser des résultats obtenus dans un domaine limité.

L'édition du Livre de VEspérance semble être soignée et sûre: j'ai eu l'occasion d'en collationner, en guise de sondage, les onze premières pages avec le ms. de base (f. 1 r°- 4 v°) et je n'ai trouvé qu'un nombre insignifiant d'inexactitudes: Pô. I, 28. Dans l'apparat l'éditeur indique que en est écrit sur grattage, en réalité c'est la rubrique racteur du verso qui transparaît; M. Rouy a probablement utilisé un microfilm qui malheureusement ne se prête pas très bien à des observations « archéologiques». — Pr. 11, 19, etc.: hesoignez — pîoiez. Je ne suis pas d'accord avec M. Rouy sur un petit point de présentation du texte: on sait que -s et -z sont interchangeables dans les mss. médiévaux un peu tardifs le son [ts] ayant passé à [s] au XIIe ou au XIIIe siècle selon les régions; aussi la graphie -z n'a-t-elle aucune valeur « diacritique » en anc. fr. et les formes en -5 et en -z alternent le plus souvent (à moins qu'on n'ait complètement abandonné le z comme il arrive dans des mss. picards); l'éditeur imprime pîoiez et ploies (participe passé ou 2e2e pers. du pi.) selon l'usage moderne. Le seul procédé logique, à mon avis, serait de mettre l'accent aigu



8: Dans une thèse de l'Université de Greifswald (Zur Ueberlieferung des «Livre de r Espérance », 1904), Karl Moldenhauer avait entamé l'étude de la tradition manuscrite; il ne connaissait que 27 mss. et n'en utilisait que dix. Le ms. de Copenhague, Bibl. royale, Thott 57 in-fol. (--= K = Eg) que Moldenhauer considérait comme un des meilleurs (avec H et A il est vrai, mais il n'avait pas vu que H était un codex descriptus) est un ms. bon et soigné et même intelligent (trop intelligent comme il ressort de ses innovations), mais, oscillant entre différents groupes, il n'a aucune valeur particulière pour l'établissement du texte.

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chaque fois que la voyelle e est accentuée de façon qu'on distingue clairement, par exemple, amez (2e pers. du sg.) de améz (participe ou 2e2e pers. du pi.). - Pr. 11, 97: ensuivent; le ms. a enclinent (comme l'éd. Duchesne, p. 267), il aurait fallu mettre au moins la leçon rejetée dans l'apparat. - Pr. 11, 113: despit (avec/? barré) est rendu par d'esprit bien que M. Rouy ait retenu ailleurs dans le texte la forme esperii. - Pr. 11, 158: aouiblies est corrigé en aouillies dans le ms., il n'y a donc aucune raison de présenter la leçon aouillés comme une correction d'éditeur (« Nos »). Pr. 11, 158: desservait (ms. deservoit). - Pr. 111, 1: pourrait (ms. pouroit); mais il s'agit peut-être dans ces deux cas de normalisations non signalées et, au fond, inutiles.

Un dernier détail: M. Rouy semble envisager à plusieurs reprises, pour expliquer des fautes de copie, la possibilité d'une diffusion du texte par la dictée à une équipe de scribes (p. cv, cxv et cxvi). C'est là une assertion qu'on voit traîner encore dans les livres et articles récents écrits par d'éminents spécialistes sans qu'ils en fournissent jamais la moindre justification. En vérité, on n'a aucune preuve que la dictée ait été connue au moyen âge pour la diffusion des livres (le cas de l'auteur qui dicte à un secrétaire est tout à fait différent). Même pour l'Antiquité, on n'est guère plus avancé: une expression peu claire dans la Vie d'Atticus de Cornélius Népos (XIII: anagnostœ optimi), une ou deux scholies sur Y Art poétique d'Horace, quelques remarques obscures chez Varron et saint Jérôme, ce sont là les indices sur lesquels s'est fondée toute une école de philologues, à la suite de Théodore Birt surtout, pour considérer la dictée comme un procédé normal dans l'Antiquité. Le fait le plus inquiétant aux yeux de bien des critiques, c'est qu'un grand nombre des fautes dans les mss. résultent de confusions phonétiques; mais ce type de fautes est aussi fréquent dans des œuvres peu connues, conservées dans un ou deux mss., pour lesquelles il serait absurde de penser à une diffusion par dictée. Les confusions phonétiques s'expliquent d'ailleurs facilement si l'on songe que l'homme médiéval, qui lisait beaucoup moins que l'homme moderne, avait des capacités plutôt auditives et que le copiste, ayant lu d'abord, plus ou moins à haute voix, le morceau qu'il allait copier, se le dictait intérieurement au moment d'écrire. Même aujourd'hui, quand on écrit, les confusions du type au temps - autant ne sont pas rares.

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