Revue Romane, Bind 3 (1968) 2

L'unité d'action dans Andromaque et dans Lorenzaccio (II)

PAR

STEEN JANSEN

Dans son édition critique de Lorenzaccio, Paul Dimoff écrit que

les circonstances dans lesquelles a été conçu et élaboré Lorenzaccio constituent
un cas curieux et, si je ne me trompe, unique, dans notre histoire littéraire1.

L'« histoire littéraire » du drame même de Lorenzaccio présente un cas presque aussi curieux: après l'avoir jugé mauvais tout court, puis mauvais en tant que drame, ensuite d'une grande valeur mais injouable, etc., on en vient aujourd'hui à le considérer comme la seule vraie réussite du drame romantique.

Cette évolution marque aussi, ou plutôt se reflète dans les jugements
formulés sur la cohérence, et, par là, sur « l'unité d'action », de la pièce.

L'accueil réservé à Lorenzaccio par les contemporains de Musset ne parle pas expressément de l'unité d'action. Mais lorsqu'on accuse le drame d'être incohérent, touffu, mal composé2, c'est sans doute qu'on n'y trouve pas l'unité d'action, ou l'action tout court qui devrait en assurer la cohérence: on imagine mal qu'un auteur puisse vouloir écrire un drame sans penser à ce que l'action soit une.

Lorsque le prestige de la pièce la fait peu à peu accepter par les
critiques, c'est d'abord par la compréhension du portrait de Lorenzo



1: Paul Dimoff: La Genèse de Lurenzaccio (2. éd.), Paris 1964, p. VII.

2: Ainsi dans un compte rendu du Spectacle dans un fauteuil, 2e2e livraison par Louis de Maynard: «ces entrées et ces sorties sans cause et sans lien, ces déplacements continuels et ces milliers de scènes de vingt mots, trois caractères frappans des œuvres (. . . de Musset) »; « de cette diversité de lieux naît tôt ou tard une fâcheuse confusion dans l'esprit ». Revue de Paris, 9e9e volume, Paris 1834, pp. 274-275. De même le jugement de Sainte-Beuve que cite les Classiques Larousse.

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qu'on cherche à s'en approcher3. Et enfin, on en arrive maintenant à trouver l'unité d'action réalisée dans la pièce; ainsi nous avons cité ailleur s4 la thèse de Léon Lafoscade, qui soutient une telle conception, conceptionqui est souvent reprise dans des éditions plus récentess.

Seulement, on a fortement l'impression que la notion d'unité d'action, d'un terme plutôt technique et assez précis, est devenue alors une notion de valeur: si l'on juge que telle ou telle pièce est bonne, on en déduit implicitement qu'elle doit nécessairement respecter les règles de l'unité d'action, et lorsque celle-ci est suffisamment imprécise, on l'y trouve facilement réalisée.

Nous avons dit6 pourquoi nous pensons qu'il est peu utile de faire de l'unité d'action une notion de valeur si imprécise qu'elle permet de dire que les deux pièces qui nous intéressent la réalisent toutes les deux. Et après avoir essayé, dans l'article déjà cité, de définir formellement la notion d'unité d'action, et après l'avoir utilisée dans une analyse d'Andromaque, avec un résultat positif, nous allons donc maintenant essayer de montrer que Lorenzaccio ne réalise pas l'unité d'action7.

3. L'unité d'action et Lorenzaccio

Dans Andromaque, les scènes - telles que les délimitent les indications
du texte - étaient des situations, unités dont est formé tout texte dramatique8,et



3: Par exemple, Emile Faguet: Dix-neuvième siècle, Études littéraires, Paris 1890, qui dit d'abord: «11 n écrira jamais ni un grand roman, m un poème, ni un grand drame, ou un seul et très beau, nous verrons pourquoi (Lorenzaccio), . . . Son haleine est courte, et son art délicat impuissant aux grandes constructions » (p. 270), et puis quelques pages plus loin, à propos du caractère de Lorenzo : « Forte peinture, dans un drame mal fait et qui fourmille d'invraisemblances, caractère vigoureusement tracé, ...» (p. 282). Cf aussi le jugement de Lemaître dans les Classiques Larousse.

4: Cf Revue Romane, 111,1 p. 16.

5: « Si les unités de lieu et de temps ont été systématiquement bousculées, c'est pour mieux mettre en évidence l'unité d'action » Les petits classiques Bordas, p. 32; et ailleurs, après une comparaison, à propos de l'endroit où sont placés les assassinats, entre Andromaque et Lorenzaccio, « On peut difficilement pousser plus loin l'unité d'action » Classiques Larousse, p. 12.

6: Cî Revue Romane, 111,1 pp. 16-17.

7: Nous avons donné ailleurs (Alfred de Musset som dramatiker, Copenhague 1967, pp. 108-114) une autre analyse de la composition de Lorenzaccio, autre parce que fondée sur des principes qui nous paraissent sulîisants tant qu il s'agit d'une analyse de la production du seul Musset, mais insuffisants lorsqu'il faut comparer la tragédie classique et le drame romantique.

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tique8,etl'analyse avait pour but de dégager les relations établies entre
ces unités.

Dans le cas de Lorenzaccio, il n'en est plus de même: les parties du
texte appelées scènes comptent presque toutes plusieurs situations.

Un procédé analytique exactement semblable à celui appliqué à Andromaque devrait donc - après avoir délimité toutes ces situations - en examiner chacune pour relever les relations qui existent entre elles. Mais comme le nombre de situations, rien que dans l'acte I, monte à trente-sept, on comprend qu'une telle analyse dépasserait vite le cadre de notre article.

Il vaut mieux alors essayer de dégager brièvement les principes formels selon lesquels les situations sont unifiées en scènes, et par là relever une différence fondamentale entre les scènes d''Andromaque et celles de Lorenzaccio. Ensuite on pourra, sans négliger complètement les situations et leurs relations, se préoccuper davantage des relations qui font de l'ensemble des scènes une œuvre cohérente.

Les situations sont groupées en scènes à l'aide du lieu concret qui leur est commun, et inversement tout passage d'une scène à une autre s'accompagne de, ou est indiqué par, un changement de lieu. Les scènes de Lorenzaccio sont - d'après l'expression d'Hassan el Nouty9 - des « grappes » de situations..

Si ce lieu n'est pas toujours seul à lier les situations d'une même scène (d'autres moyens, en particulier les expressions d'un conflit, peuvent le faire aussi), le lieu est pourtant toujours là qui on assure ou renforce l'unité de la scène.

On pourra dire qu'à ce niveau de la composition de la pièce, celle-ci confère aux lieux concrets une fonction unifiante dans la succession des situations, comme elle confère, on le verra plus tard, au personnage du duc une fonction unifiante, mais dans l'ensemble des unités que sont les scènes10.

Cette façon de construire les scènes implique que les relations établies entre les situations à l'intérieur de chaque scène ne sont pas toujours celles qui sont nécessaires à la formation d'une intrigue, et partant d'une action.



8: Cf Revue Romane, 111, 1 p. 18. La situation est une partie du texte dramatique délimitée par l'entrée ou la sortie d'un personnage ou par un changement de lieu.

9: Hassan el Nouty: L'Esthétique de Lorenzaccio, Revue des Sciences Humaines, l'année 1962, p. 590.

10: Pour la distinction succession - ensemble, cf. Revue Romane, 111, 1 p. 18.

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On se rappellera donc par la suite, que lorsque nous pourrons relever une relation formant intrigue d'une scène à l'autre, il se pourra qu'il s'agisse seulement d'une relation d'une situation dans l'une à une situation dans l'autre scène; les autres situations dans chaque scène formeront alors une sorte de « halo » autour des situations qui assurent la liaison. D'autre part, mais pour les mêmes raisons, une seule et même scène pourra contenir deux situations qui appartiennent à deux intrigues différentes, c'est-à-dire indépendantes l'une de l'autre.

Après ces quelques lignes sur les scènes dans Lorenzaccio, nous allons analyser chacune de ces scènes du premier acte, en y cherchant les expressions de rapports d'opposition et en examinant comment ces expressions sont liées - si elles le sont - les unes aux autres.

La première scène est formée de quatre situationsll. C'est seulement
dans la troisième de ces situations qu'on trouve exprimé clairement un
rapport d'opposition, à savoir celui entre Maffio et Giomo :

Maffia: Qui êtes-vous? Holà! arrêtez!

Giomo: Honnête rustre, nous sommes tes amis.
Maffio: Où est ma sœur? que cherchez-vous ici?

Giomo: Ta sœur est dénichée, brave canaille. Ouvre la grille de ton jardin.
Maffio : Tire ton épée et défends-toi, assassin que tu es !

(lignes 85-95)

L'expression dans la situation suivante, la dernière de la scène, du rapport d'opposition entre Maffio et le duc présuppose celle que nous venons de relever. Il se forme donc un conflit: l'opposition « Mafrio - Giomo » évolue en une opposition « Maffio - le duc », et les deux situations forment une chaîne-intrigue.

Les trois premières situations sont aussi ordonnées dans une chaîne (dont la dernière situation est alors la première de l'intrigue que nous avons dégagée); seulement elles ne le sont pas à l'aide d'expressions de rapports d'opposition, mais à l'aide des remarques concernant Gabrielle. Bien que les quatre situations de la scène 1 s'enchaînent, les deux premières n'appartiennent pas - à rigoureusement parler - à la chaîneintrigue que forment les deux dernières.

La scène 1,2 est plus mouvementée en ce sens qu'elle contient davantage
de situations (il y en a douze) et met beaucoup plus de personnages en



11: Nous citons Lorenzaccio d apret. 1 édition de Paul DimutT, pour les, citations de l'acte T; nous renverrons aux lignes seulement (des pages 169-251). Les limites des situations de la première scène se trouvent aux lignes 57, 78 et 118.

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scène12. Divers rapports d'opposition y sont exprimés: entre l'orfèvre et le marchandl3, entre le provéditeur et Lorenzo14, etc. Parmi eux, un seul: celui qui oppose Julien Salviati à Louise Strozzils, est exprimé de sorte à former une chaîne d'expressions, donc un conflit. Par ses expressions, la dernière situation antéposé alors l'avant-dernière, et il s'ensuit une nouvelle intrigue.

(Remarquons qu'une relation d'antéposition est établie aussi - bien que de façon moins explicite - de l'avant-dernière situation à la septième situation, l'échange de répliques entre le duc et Julien16, mais non pas à l'aide des expressions d'un rapport d'opposition, car il n'y en a pas dans la septième situation; c'est la présence de Julien dans les deux situations et la réplique de Julien:

Elle est belle comme un démon. - Laissez-moi faire! Si je peux me débarrasser
de ma femme! . . .

(lignes 342-343)

qui font entrevoir une relation. La septième situation n'entre donc pas dans l'intrigue des situations 11 et 12, mais la relation ainsi dégagée sera d'une certaine importance lorsqu'il faudra déterminer plus en détail le rôle du duc.)

La scène I, 3 contient quatre situations qui décrivent la famille Cibo. On y trouve deux rapports d'opposition : celui entre le cardinal et la Cibo et celui entre la Cibo et le duc, le dernier présenté de manière indirecte, à travers ce qu'en disent le cardinal et la Cibo.

Les deux rapports sont liés de sorte qu'ils s'entre-influencent de la même manière que les rapports d'opposition dans Andromaque11 : ici la Cibo s'oppose au cardinal parce qu'il prend le parti du duc, envers lequel elle manifeste bien une attitude assez compliquée, mais qui n'en est pas moins clairement empreinte d'une forte opposition. (On verra par la suite que la relation entre les deux rapports changera quelque peu.)

Les expressions des deux rapports ordonnent les situations 2et 418,418, grâce
auxquelles s'établit alors une intrigue; la troisième situation (où le cardinal,seul,



12: Hassan el Nouty, qui distingue - d'une autre manière que nous - trois intrigues dans Lorenzaccio, dit à propos des scènes comme celle-ci: « Les tableaux de mœurs ou de foule n'appartiennent à aucune intrigue en particulier. Ils colorent le fond sur lequel les intrigues se détachent ... », op. cit. p. 593, note.

13: Dimoff, lignes 170-285.

14: ibid, lignes 353-374.

15: ibid, lignes 375-393, et 394-399 (dans deux situations).

16: ibid, lignes 332-344.

17: Cf Revue Romane 111,1, p. 24.

18: Dimoff, lignes 464-531 et 535-562.

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nal,seul,appelle Agnolo) est bien antéposée par la quatrième, mais elle n'antepose pas, elle-même, la seconde situation (Agnolo aurait pu venir par hasard sans que les autres situations eussent dû être transformées). La scène I, 4, la « scène de l'épée », contient aussi quatre situations, qui expriment, chacune, des rapports d'opposition entre Lorenzo et d'autres personnages. Mais ces rapports n'étant pas reliés, il ne se forme ni conflit ni intrigue. (Ajoutons que le seul qui ne s'oppose pas à Lorenzo - ou à qui Lorenzo ne s'oppose pas -, c'est le duc.)

Ces quatre premières scènes de l'acte I ne sont pas liées entre elles de manière à former une intrigue ; si elles s'ordonnent en une chaîne, c'est à l'aide d'indications temporelles (surtout celles qui mentionnent les « noces des Nasi ») et grâce à la présence des mêmes personnages dans différentes scènes, ce qui fait que celles-ci ne peuvent être que partiellement simultanées.

Mais pour ce qui nous intéresse ici, la formation de chaînes-intrigues, ces quatre scènes peuvent donc être dites juxtaposées. Les deux dernières scènes par contre sont liées de la manière qui nous intéresse à deux des scènes précédentes.

On retrouve à la scène 1,5 deux rapports d'opposition déjà présentés dans 1,2. Il s'agit d'abord de celui qui oppose le marchand et l'orfèvre: ils ne se parlent pas directement, mais l'opposition entre leurs caractères s'exprime dans le contraste de leurs propos sur les mêmes personnages ou les mêmes sujets19. Mais comme ce rapport d'opposition s'exprime ici de telle façon qu'on n'y voit pas d'évolution, par rapport à ses expressions dans ìa scène 1,2, une relation d'anteposilioii enlre les ¡situations eu question ne peut pas se fonder sur les expressions de ce rapport.20



19: ibid, lignes 818-845 et 880-897.

20: Mais ce rapport d'opposition, plus précisément l'opposition de l'orfèvre au régime, semble avoir eu une place plus importante à un moment de la conception du drame, puisque Musset, dans le deuxième plan, fait figurer les membres d'une famille Mondella: » Pierre Mondella . . . Jean Mondella . . . Mondella . . . Juliette » (la dernière remplace une Julia Fiamma du premier plan comme Pierre et Jean remplacent Antonio et Giorno Fiamma), dans des épisodes qui les opposent au duc et à Lorenzo; cf Dimoff, p. 157, et note 3. Comme on remarque en outre que ni Maffio, ni Pierre et Léon Strozzi ne figurent dans ce plan, il est tentant d'émettre l'hypothèse suivante : d'un seul conflit (« le duc - les Mondella ») qui n'occupe que le début du drame, Musset aurait tiré deux conflits: un qui est toujours limité à l'acte I (« le duc - Maffio ») et un autre (« le duc - les Strozzi ») qu'il étend du début à la fin de la pièce, et il en aurait fait les noyaux de deux actions indépendantes. L'essentiel, pour nous, serait que Musset auia.it ainsi peu à peu ci consciemment multiplié et vdiié les actions afin d'en arriver à la pluralité d'actions qui est le trait caractéristique de la pièce achevée.

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Par contre les expressions de l'autre rapport établissent une telle relation entre les scènes deux et cinq: lorsque Julien Salviati insulte Léon Strozzi, l'expression de ce rapport d'opposition le présente comme l'évolution du rapport d'opposition entre Julien et Louise dans la scène I, 2, parce que Julien fait de l'insulte contre la seule Louise une insulte contre tous les Strozzi, en disant entre autres choses

J'aime beaucoup ce brave prieur, à qui un propos sur sa sœur a fait oublier le
reste de son argent. Ne dirait-on pas que toute la vertu de Florence s'est
réfugiée chez ces Strozzi ?

(lignes 987-990)

Les dernières situations de la cinquième scène antéposent alors les dernières situations de la seconde scène à l'aide des expressions d'un conflit, et une intrigue est formée. Et pour simplifier quelque peu - comme nous l'avons expliqué plus haut -, nous dirons que les deux scènes tout entières se placent l'une après l'autre dans la même chaîne-intrigue.

Enfin, la dernière scène de l'acte, I, 6, contient quatre situations. La première, assez longue21, est consacrée àla conversation entre Marie Sederini et Catherine. On y trouve exprimé le rapport d'opposition qui existe entre Lorenzo et sa mère, Marie. Telle qu'elle s'exprime ici, l'opposition a pour cause immédiate le comportement de Lorenzo dans le duel de la scène I, 4. Mais s'il y a une relation d'antéposition entre les deux scènes, ce ne sont pas les expressions des rapports d'opposition entre Lorenzo et les autres personnages dans la scène 4 qu'antéposent les propos de Marie, mais seulement le comportement de Lorenzo; il n'y a pas d'évolution d'un même rapport d'opposition de l'une à l'autre des deux scènes. Nous pensons alors pouvoir dire que le conflit qui évoluera (comme on le verra par la suite) entre Lorenzo et sa mère naît ici, et non pas à la scène I, 4.

La seconde moitié de la scène, composée de trois situations, décrit les adieux des bannis parmi lesquels se trouve maintenant Maffio; les propos de Maffio établissent une relation de ceux-ci au duel manqué de la première scène de sorte que les scènes I, 1 et 1, 6 forment une intrigue.

Si nous essayons maintenant de dresser le schéma des chaînes-intrigues
qui s'établissent dans l'acte I (comme nous l'avons fait pour l'acte I
à.'Andró maque), nous aurons le résultat suivant:



21: Dimoff, lignes 995-1110.

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L'acte I se divise donc en quatre groupes de scènes, quatre unités juxtaposées:
deux intrigues et deux scènes, pour le moment »isolées«.

Dans une analyse plus détaillée, il faudra encore essayer de déterminer
si les relations formant intrigue sont des relations d'antéposition ou bien
des relations de présupposition22.

Avouons tout de suite que la distinction entre ces deux sortes de
relations nous semble, du moins à ce niveau de l'analyse, encore plus
difficile à faire aujourd'hui qu'elle ne nous a paru l'être au premier abord.

Pourtant nous pensons pouvoir dire qu'il y a une relation de présupposition dans la seconde intrigue : le mensonge de Julien sur le compte de Louise - qui aurait dit qu'ils doivent « coucher ensemble au premier jour »23»23 - fait partie de l'expression de la volonté consciente de la part de Julien d'aggraver l'opposition entre lui et les Strozzi, et donc, pour nous, de l'expression même du conflit. Et si l'on omettait la scène deux, il faudrait donc introduire des changements de texte dans la scène cinq pour faire comprendre qu'il y a ce mensonge, ce qui revient à dire qu'il y a une relation de présupposition entre les deux scènes.

En ce qui concerne l'autre intrigue, nous y voyons plutôt une relation d'antéposition: rien, nous semble-t-il, dans les répliques où Maffio raconte aux bannis ce qui lui est arrivé dans la première scène, et depuis,24 ne rend nécessaire la présentation « sur scène » des épisodes de la scène I, 1 ; ils auraient bien pu être remplacés par l'un des autres épisodes dont parle Maffio.

(Cependant, comme cette intrigue n'englobe, dans l'ensemble de la pièce, que ces deux scènes et le début de la scène 11,1, on ne verrait probablement pas, si la scène 1,1 était omise, l'expression d'un conflit dans les situations suivantes des deux autres scènes. Mais cela n'institue pas, selon notre définition, une relation de présupposition.)

En formalisant ainsi la composition de l'acte I, nous avons tenu compte
des seules expressions de conflit. Nous avons vu plus haut le rôle que



22: Cf Revue Romane, 111,1 p. 18-19.

23 : Dimoff, ligne 969.

24: ibid. lignes 1130-1142.

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peuvent aussi jouer les indications temporelles; elles placent l'ensemble des six scènes dans le courant d'une journée, de sorte que la scène trois et la scène quatre (jusqu'à l'entrée du cardinal) peuvent être partiellement simultanées, et les deux ensemble peuvent se passer en même temps que la scène cinq. A part cela, les scènes se succèdent dans le temps comme elles se suivent dans la succession. Mais les chaînes de situations ainsi formées ne sont pas des intrigues. On peut d'ailleurs dire que les indications temporelles importent peu à la formation de chaînes dans l'ensemble de la pièce; l'on verra ainsi que dans l'acte V, il y a même une certaine contradiction entre les indications temporelles de chacune des scènes et l'ordre dans lequel celles-ci se succèdent. Contrairement à ce qui a lieu dans la plupart des pièces de théâtre, les indications temporelles sont loin de former en soi une chaîne identique à la succession.

Dans ce qui précède, nous avons montré comment l'analyse doit procéder en détail. Si l'on poursuit de cette manière à travers toutes les scènes de Lorenzaccio, on dégagera un certain nombre de conflits, et on découvrira un ensemble, à première vue très complexe et assez incohérent, d'intrigues différentes.

Voici d'abord les conflits, désignés par leurs «couples dominants »;
nous les donnons dans l'ordre où apparaissent les expressions de rapports
d'opposition sur lesquelles ils se fondent:

a: le duc - Maffio

b: le duc - les Strozzi

c1 : le duc - la Cibo

c2c2 : la Cibo - le cardinal

d: Lorenzo - Marie Sederini

e: le duc - Catherine

f: le duc - Lorenzo

D'autres rapports d'opposition sont exprimés au cours de la pièce; mais
comme ils n'engendrent pas de conflits, nous n'en avons pas tenu compte.

Ensuite nous pouvons formaliser l'ensemble des intrigues de Lorenzaccio de sorte à obtenir un schéma comparable à celui que nous avons pu établir pour Andromaque; il est, on le voit, sensiblement plus complexe25.



25: Pour le schéma d'Andromaque, voir Revue Romane, 111,1 p. 27.

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Schèma des intrigues de Lorenzaccio

Le but de cette analyse de Lorenzaccio étant de trouver comment se réalise l'unité formelle de la pièce, en comparaison avec celle à'Andromaque, nous n'entrerons pas dans les détails pour décrire comment nous avons établi les différentes relations entre les scènes. Mais comme il y a, dans le schéma, quelques relations que nout> n'avons» pu détermine! à l'aide des notions fondamentales de notre description formaliste, et qui pourtant nous semblent trop importantes pour ne pas être relevées, nous devons leur consacrer quelques commentaires.

On remarque que nous avons placé quatre scènes entre crochets: V, 5 sur la « ligne b » et I, 4, 11, 2 et 6 sur la « ligne f ». Tels que nous avons défini le conflit et l'intrigue, ces scènes, ou plutôt les situations de ces scènes n'appartiennent pas aux chaînes-intrigues sur lesquelles elles sont alignées, et pourtant elles y sont liées.

Dans la scène V, 5, il s'agit de la situation des deux précepteurs des fils Salviati et Strozzi: elle n'antepose ni ne présuppose la scène V, 4, où Pierre Strozzi fait ses adieux au mouvement insurrectionnel de Florence pour rejoindre l'armée du roi de France; et pourtant cette situation fait en quelque sorte évoluer le conflit qui oppose les Strozzi et le duc - mais « évoluer » dans un sens légèrement différent de celui que nous lui

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donnons ailleurs dans cet essai de formalisation - parce qu'elle montre
comment en fin de compte ce conflit, de politique qu'il fut un moment,
redevient une querelle privée entre deux familles.

De la même façon, nous avons placé les trois autres scènes sur la «ligne f » mais entre crochets; le rapport d'opposition qui engendre le conflit « le duc - Lorenzo » n'est exprimé que dans la scène 111,1, et là encore sans qu'il soit dit clairement à qui Lorenzo s'oppose, mais les trois scènes montrent tout de même comment Lorenzo se prépare au meurtre, épisode culminant du conflit. Voyons par exemple la scène I, 4.

Nous avons donné plus haut des raisons qui auraient pu la faire placer, entre crochets, devant la scène I, 6, sur la « ligne d ». Mais il nous semble plus simple, maintenant que toute la succession est analysée, de placer les trois scènes que nous discutons ensemble: à la scène 111, 1 on comprend que l'évanouissement de Lorenzo devant l'épée de Sire Maurice a dû être une feinte et plus tard que son comportement à ce moment-là était donc un « préparatif » parmi les autres. Mais il faut souligner que la scène n'est pas encore l'expression du rapport qui oppose Lorenzo au duc: malgré les mots du cardinal à la fin, on ne peut pas dire qu'elle révèle les véritables intentions de Lorenzo26.

Remarquons, avant de terminer notre description de ces quatre scènes,
qu'il ressort du schéma qu'elles sont seules à ne pas s'intégrer dans l'une
ou l'autre des intrigues de la pièce, telles que nous avons pu les dégager.



26: Que Musset, consciemment, l'ait voulu ainsi, cela se confirme par une comparaison entre son propre texte et celui qui lui sert de modèle: la scène un d' Une conspiration en 1537 de George Sand, où l'on trouve les répliques suivantes que Musset n'a pas voulu utiliser: Le Duc (riant): Voyons, Lorenzino si ton esprit fera une cuirasse de ton pourpoint. Lorenzo: Qu'on me donne une épée. (A part) Imprudent! J'ai failli me trahir! (Il prend l'épée avec embarras et affecte d'hésiter). Lorenzo (à part): C'est une épreuve. Jouons le rôle (II se laisse tomber). (Dimoff, pp. 97-98) et où c'est Lorenzo qui a la dernière réplique de la scène: Lorenzo (seul): (II est sur ses genoux et regarde autour de lui avec précaution). Oui, Lorenzaccio, Castrataccio, c'est cela! (Il se relève et secoue la poussière de son vêtement). De la poussière? C'est de la boue? Jetez-en sur moi à pleines mains, c'est bien! (ibid., p. 100)

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D'autre part nous avons inscrit au schéma une relation - en ligne pointillée - allant de la scène IV, 1 à la scène 111,3. Il ne s'agit pas d'une relation formant intrigue: le conflit qui oppose Lorenzo au duc évolue indépendamment du grand dialogue dans 111,3 entre Philippe Strozzi et Lorenzo. Mais ce dialogue révèle pour la première fois explicitement que Lorenzo a l'intention d'assassiner le duc; cette révélation fait comprendre le double sens de toutes les répliques que Lorenzo échange avec le duc et permet de voir ses différentes activités - avant et après la révélation - comme des préparatifs qui font évoluer le conflit vers l'assassinat. Mais cela n'implique pas que les répliques et les activités de Lorenzo antéposent ou présupposent le dialogue de 111, 3.27

Venons-en maintenant à la distribution des conflits à l'intérieur des
intrigues et à celle des intrigues dans la pièce.

Il ressort du schéma que les intrigues se répartissent en quatre groupes
bien distincts.

Les trois premières intrigues sont indépendantes en ce sens que nulle d'entre elles ne présuppose, ni partiellement ni en entier, l'une ou l'autre des deux autres. C'est-à-dire que chacune de ces trois expressions d'intrigues est aussi - ou devient, lorsqu'on regarde les scènes comme un ensemble et non plus comme une succession, identique à - l'expression d'une action.

Les deux premières actions sont fondées, chacune, sur un seul conflit, tandis que la dernière en contient deux. Dans celle-ci, nous n'avons pas fait du cardinal seulement un personnage qui soutient le duc dans le conflit qui l'oppose à la Cibo, parce que les scènes de cette action - ou intrigue - s'enchaînent parfois à l'aide des expressions de l'un, parfois à l'aide de celles de l'autre des deux conflits que nous y avons dégagés. Des deux conflits, c'est celui qui oppose le duc à la Cibo qui est primaire, car le cardinal s'oppose à la Cibo seulement parce qu'elle s'oppose au duc



27: Remarquons en outre que la situation dans la scène 111, 3 que présuppose la scène 111, 7, ce n'est pas celle du dialogue mais celle de l'arrestation de Pierre et de Thomas qui la précède; en effet, rien de ce que fait ou dit Philippe au cours du banquet n'est influencé par l'entretien qu'il a eu avec Lorenzo. La fonction essentielle du dialogue semble être celle de donner une description du caractère de Lorenzo que Musset aurait laissé s'amplifier sans se soucier trop d'établir un rapport évident avec l'évolution des conflits. Des plans de la pièce il ressort que l'idée du dialogue n'apparaît que dans le troisième et dernier plan, et il est à ce moment placé, comme la scène TITS 6; après le banquet fia scène 11, 5): cf Dimofî, pp. 162 et 164.

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(ou au rôle dans lequel veut la maintenir le duc, ce qui doit être traduit,
dans une description formaliste comme celle-ci, par le rapport d'oppositionentre
le duc et la Cibo).

Le quatrième groupe rassemble toutes les autres intrigues, qui forment
alors l'expression d'une seule action, analogue à celle qui, dans Andromaque,
réunit l'ensemble des intrigues de la pièce.

Les intrigues de ce groupe s'établissent à l'aide de trois conflits; l'enchevêtrement des intrigues fait qu'il est plus difficile de déterminer le nombre de celles-ci, comme c'était d'ailleurs aussi le cas pour Andromaque2^. Nous ne relèverons que quelques détails relatifs àce problème.

Au début on peut distinguer trois intrigues, chacune fondée sur son
conflit à elle, mais ensuite elles « s'unissent » et « se distinguent » de
manière assez capricieuse:

La scène HT, 4 antéposé les deux scènes IT, 4 (à l'aide du conflit « Lorenzo - Marie Sederini », qui établit aussi la relation de 11, 4 à T, 6) et 11, 6 (à l'aide du conflit « le duc - Catherine », qui de même établit la relation de 11, 6 à 11, 4, c'est-à-dire à une autre situation de cette scène que celle qui entre dans la chaîne précédente). On peut alors dire que deux chaînes-intrigues, jusqu'alors séparées, s'unissent dans la scène 111, 4 et se recouvrent par la suite puisque la scène IV, 5 présuppose 111, 4 à l'aide des deux conflits à la fois.

Par contre, c'est un seul et même conflit, celui qui oppose Lorenzo et le duc, qui place les trois scènes de l'acte IV: 3, 5 et 7, dans trois intrigues différentes : les trois scènes montrent de quelle manière Lorenzo prépare l'assassinat, préparatifs qu'il décide d'entreprendre dans la scène IV, 1 et qu'il dit avoir achevés dans le grand monologue de la scène IV, 9 (la chaîne 1-5-9 est en outre déterminée, successivement, par l'un et l'autre des deux autres conflits de cette action). Mais les trois scènes peuvent très bien changer de place, l'une par rapport à l'autre, entre les « limites » que posent les scènes 1 et 9; il se forme donc trois intrigues distinctes.

Dans l'acte V, le même conflit, « le duc - Lorenzo », sert encore une fois à établir deux intrigues distinctes, mais d'une façon quelque peu plus complexe: celle de IV,II - V,l - V,5 - V,7 et celle de TV, 11 - V,2-V,6. On peut les décrire en disant que le rapport d'opposition « le duc - Lorenzo » évolue, dans la première intrigue en un rapport où le cardinal remplace le duc et les républicains Lorenzo, et dans la seconde en un



28: Cf Revue Rumane, 111,1 p. 26.

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rapport où seul le duc est remplacé par le cardinal (ou les Huit soutenus
par le cardinal).

C'est là une évolution du rapport d'opposition, par le remplacement des opposants, analogue à celle sur laquelle est fondé en grande partie le conflit « le duc - les Strozzi ». Mais comme le remplacement des deux opposants à la fois dans Tune des intrigues s'accompagne de la formation de deux intrigues distinctes, on pourrait peut-être dire qu'un nouveau conflit apparaît ici. Seulement, laquelle des deux intrigues présente alors le nouveau conflit ? Il semble à première vue que ce soit la première, où s'opposent le cardinal et les républicains. Mais la réponse n'est pas aussi simple, puisque c'est sur cette intrigue que se termine la pièce, et qu'elle semblerait tout naturellement continuer l'évolution du conflit « le duc - Lorenzo », donc en faire partie, si l'on omettait les deux scènes qui forment l'autre intrigue (ce qu'on pourrait faire sans rien changer ailleurs, et ce serait bien la preuve à faire ici). Toutefois, une solution à ce problème n'est pas nécessaire pour arriver au but que se propose notre analyse.

Nous voudrions ajouter à ceci, avant de conclure sur Lorenzaccio, quelques mots sur les indications temporelles de l'acte V. Nous avons dit qu'il y a une certaine contradiction entre celles-ci et la succession des scènes; c'est que dans la première intrigue, il se passe à peine deux jours de la scène IV, 11 à la scène V,7, tandis que dans l'autre intrigue, un temps beaucoup plus long s'écoule de la même scène IV, 11 jusqu'à la scène V,6 seulement. Musset semble vouloir à la fois faire semblant de respecter i'Histoire et la vraisemblance, dans le texte, et, dans la composition, donner l'impression d'un raccourci, d'une concentration de ce dernier acte de la pièce.29

Après avoir montré de quelle manière se répartissent les intrigues dans
Lorenzaccio, nous pensons pouvoir conclure que s'il existe, dans Andromaque,une
seule action, laquelle assure l'unité de l'œuvre, par contre on



29: Voici les indications temporelles en question; nous renvoyons aux lignes des pp. 433-471 de l'édition de Dimoff. Pour la première intrigue: V,l: vous l'avez vu (c'est-à-dire le duc) hier soir (1. 31); Si nous n'avons pas un duc ce soir ou demain, c'en est fait de nous (1. 98); Corne sera ici dans la matinée de demain (1. 203); F,5: Le Còme arrive aujourd'hui (1. 486); dans V,7 Corne arrive et est couronné duc par le cardinal. Pour la seconde intrigue: V,2\ Tu n'as pas de nouvelles depuis ton départ, et il y a plusieurs jours que tu es en route (1. 29«>, V,b. \ otre esprit ï>e lorturc dans l'indctlun (1. 639), remai que qui semble indiquer que Lorenzo est là depuis assez longtemps déjà.

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trouve dans Lorenzaccio quatre actions distinctes, et l'unité de cette pièce n'est pas une « unité d'action ». (Cette conclusion suppose bien sûr qu'on accepte notre procédé analytique et la définition de l'unité d'action qui en résulte.)

Cela dit, il nous reste à montrer quel est l'élément qui, selon nous, assure l'unité formelle de Lorenzaccio. Cet élément, c'est le personnage du duc. Lui est l'élément commun que les quatre actions présupposent toutes, et qui, par là, les unifie dans un tout cohérent. Il est le personnage central de la pièce; et s'il n'en devient pas le protagoniste - rôle qui revient indiscutablement à Lorenzo -, c'est que la description du caractère de Lorenzo est beaucoup plus fouillée et occupe bien plus de place. Le caractère du duc est pour ainsi dire réduit à n'être que celui que lui attribue ses rôles dans les différents conflits30.

Enfin, nous pouvons essayer de préciser brièvement quelle est la
fonction de chacune des actions dans cet ensemble unifié par le personnage
du duc.

L'action établie autour du conflit entre le duc et Lorenzo devient tout naturellement l'action principale. Celle où les Strozzi s'opposent au duc crée une sorte de « fondement »: c'est l'action la plus claire et la plus étendue, elle forme un « fil à suivre » dans la succession des scènes, fil



30: Musset a voulu que le duc soit un tel personnage «en surface » probablement à cause de son rôie, pour qu'il ne soit pas possible d'en faire le protagoniste. C'est du moins ce qu'il semble légitime de dire lorsqu'on voit, dans la pièce de George Sand, la description suivante, qui aurait très bien pu être celle du duc de Lorenzaccio s'il fallait « étoffer », expliquer un peu plus, le comportement du personnage, mais dont Musset ne s'est pas servi. George Sand fait dire au duc: Excellence, la haine du Saint-Père a lieu d'être assouvie, car il n'est pas de condition plus abjecte que celle de Lorenzo à la cour de Florence. Cette feinte amitié que je lui montre ne trompe peut-être ici que vous et lui. Oh! des affronts comme ceux que j'ai reçus de lui autrefois ne se pardonnent jamais, sachez-le bien. Mais la véritable vengeance, ce n'est pas le délire d'un instant, c'est la jouissance de toute une vie. Tuer son ennemi, c'est s'en défaire et non s'en venger. C'est une justice de maître, une mesure de sûreté; mais le faire souffrir longtemps, le fouler aux pieds, l'avilir, c'est une conquête de vainqueur, c'est un plaisir de prince. (Dimoff, p. 92) Par contre, nous avons vu plus haut comment Musset amplifie la description de Lorenzo, presque excessivement et sans qu'elle soit liée étroitement aux conflits (Voir ci-dessus, la note 27).

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important surtout au début, avant que soit révélé le projet de Lorenzo. On pourrait la dire centrale, mais secondaire par rapport à l'action principale, distinction alors analogue à celle que nous avons faite entre le duc et Lorenzo.

L'action dans laquelle entrent le cardinal et la Cibo doit servir en premier lieu à donner une description de celui-là : cette action fait mieux ressortir ses projets et son pouvoir qu'une simple description, et sans - et cela est important - que soit préparé en rien le rôle qui lui est donné à la fin de l'action principale.31

Enfin la dernière action (autour du conflit « le duc - Maffio ») est une sorte de prologue: étant formée essentiellement des scènes 1 et 6 de l'acte I, elle prend l'aspect d'un cadre bien distinct des autres épisodes de cet acte; et elle ressemble par ce fait à la première intrigue dans l'acte V de l'action principale, celle où s'opposent le cardinal et les républicains, et qu'on pourrait bien appeler l'intrigue-épilogue du drame.

En outre, on a un peu l'impression que Musset, par cette petite actionprologue (qui ne montre pas ce qui précisément, dans la situation actuelle de Florence, pousse les citoyens au bord de l'insurrection), veut illustrer, comme par une sorte d'exemple, ce qu'il pense être la cause profonde ou réelle de la chute du duc, à savoir, la façon dont il abuse des femmes de la ville. C'est-à-dire que l'amour joue un rôle dans cette pièce - contrairement à ce qu'on a coutume de dire - comme il le fait dans la majorité des pièces de Musset, mais ici seulement sous la forme un peu rare d'une sexualité assez brutale.

4. Conclusion

On n'exagère sans doute pas si l'on range la règle des trois unités parmi
les caractéristiques fondamentales de la dramaturgie classique.

Notre analyse devrait montrer que telle que nous avons pu définir la notion d'unité d'action, celle-ci se trouve en effet réalisée dans Andròmaque, pièce concrète et modèle représentant cette dramaturgie classique sur laquelle nous avons fondé notre définition à l'intérieur d'une théorie formaliste. Or, si l'on accepte cette définition, il n'est plus possible de dire que Lorenzaccio la réalise aussi.



31: Hassan el Nouty explique la présence dans le drame des épisodes de la Cibo en disant: « Or, notons-le bien, le véritable adversaire de Lorenzo n'est pas le duc, c'est le cardinal ... »; op. cit., p. 593. D'accord en partie, nous aurions quand ráeme, à ce niveau de l'interprétation, plutôt dit que Lorenzo s'oppose à la foi<; au duc. au cardinal et à Philippe Strozzi.

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Par là, le drame de Musset s'écarte de -ou même s'oppose à32à32 -ce que préconisent les théoriciens du drame romantique. Ceux-ci distinguent très nettement entre d'une part l'unité d'action et d'autre part les unités de lieu et de temps. Hugo dit ainsi que

Nous disons deux et non trois unités, l'unité d'action ou d'ensemble, la seule
vraie et fondée, étant depuis longtemps hors de cause.

la troisième unité, l'unité d'action, la seule admise de tous parce qu'elle

résulte d'un fait: l'oeil ni l'esprit humain ne sauraient saisir plus d'un ensemble
à la fois.33

De même la fameuse définition de Stendhal

le romantisme appliqué au genre tragique, C'EST UNE TRAGÉDIE EN
PROSE QUI DURE PLUSIEURS MOIS ET SE PASSE EN DIVERS
LIEUX.3*

s'attaque bien à la règle des deux unités, et Stendhal ne semble pas mettre en doute la valeur et la nécessité de l'unité d'action puisqu'il écrit, à propos de son projet d'une tragédie romantique, Le retour de l'lle d'Elbe,

Elle est belle, parce que c'est un seul événement.35

C'est pourquoi il n'est probablement guère exact de placer Lorenzaccio
en disant qu'il réalise, et lui seul, l'idée que se fait Stendhal du drame
romantique (comme nous l'avons dit dans l'étude citée dans la note 7).

Afin de préciser davantage la place qu'occupé Lorenzaccio on pourra
se demander s'il existe un dénominateur commun à la forme nouvelle que
préconisent Hugo et Stendhal et à celle que réalise Musset.

En soulignant qu'il s'agit d'une hypothèse, on pourrait dire que tous



32: Ainsi pense Louis de Maynard: « La forme de ces drames ... est étrangère à la scène française. Je ne jugerai pas l'auteur la poétique de Corneille et de Racine en mains, mais je prendrai, s'il le veut bien, le nouveau code introduit par notre dernière révolution littéraire, et je ne doute pas que M. de Musset ne l'accepte, vu que jusqu'ici il n'a rien été promulgué de plus libéral parmi nous. » op. cit. (note 2), p. 274.

33: Victor Hugo: Préface de Cromwell, l'éd. de la Pléiade, Paris 1963, tome I. p. 427 et p. 430.

34: Stendhal: Racine et Shakespeare, éd. « Libertés », Paris 1965, p. 126

35: ibid., p. 182.

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les romantiques se révoltent contre « la tyrannie de la tragédie classique », parce que les situations concrètes, « extérieures », de la réalité - telles qu'ils les voient et veulent les reproduire dans leurs œuvres - leur paraissent,à tous, beaucoup trop complexes pour pouvoir être décrites à l'intérieur des limites fixées par la règle des trois unités.36

C'est ce que dit clairement Stendhal lorsqu'il écrit que

La tragédie racinienne ne peut jamais prendre que les trente-six dernières heures d'une action; donc jamais de développement des passions. Quelle conjuration a le temps de s'ourdir, quel mouvement populaire peut se développer en trente-six heures?37

Et Hugo exprime à peu près la même chose, lorsqu'il insiste sur la différence entre l'unité et la simplicité d'action, et soutient qu'une action hautement complexe n'est pas du tout exclue d'un drame qui réalise l'unité d'action.38

Pour arriver à décrire cette complexité, Hugo et Stendhal envisageraient de reproduire le développement d'une situation, c'est-à-dire un grand nombre d'événements successifs et variés qui concourent à déterminer cette situation tout en formant quand même une seule action39, au lieu de se limiter à la description de la crise d'une situation, ce à quoi les obligerait le maintien de l'unité de temps.

Il leur faut donc en premier lieu élargir le cadre temporel dans lequel
est reproduit l'action, ce qui entraîne ensuite un élargissement du lieu



36. Lv voulant temi compte ainsi úc la Complexité et de la variété Je la réalité concrète, le drame romantique « entre en concurrence » avec le roman ; et c'est même là peut-être « la cause première » de la création de cette nouvelle forme du genre dramatique; cf Pierre Barrière: La Vie intellectuelle en France, Paris 1961, p. 493: « L'obstacle insurmontable pour le théâtre romantique en face d'un public dérouté fut le fait qu'il rencontrait non pas la tragédie, ni le mélodrame, ni même par la suite un retour vers le drame bourgeois, mais la concurrence triomphante d'un roman parvenu à sa plénitude, qui présentait avec plus de diversité, de facilité surtout, des qualités équivalentes ou supérieures, de description, de drame, de lyrisme, de pensée, de réalité et de fiction .»

37: Stendhal, op. cit. p. 71.

38: Cf Hugo, op. cit. p. 430, et aussi: « L'action, encadrée de force dans les vingtquatre heures, est aussi ridicule qu'encadrée dans le vestibule. Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier ... ce qui était vivant dans la chronique est mort dans la tragédie », ibid. p. 429.

39: Stendhal n'envisage apparemment que cette solution, tandis qu'Hugo en conduit >>ans doute plusieurs, ses idees sont plus laigcs - et beaucoup moins précises.

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où se déroulent les événements du drame, de sorte que l'abandon de
l'unité de lieu devient secondaire par rapport à la disparition de l'unité de
temps.

Tous les drames romantiques ne suivent pas les conseils de ces deux théoriciens: il y a bien des nuances allant de Chatterton, drame d'une crise et qui réalise l'unité de temps, jusqu'à La Jacquerie de Mérimée, qui reproduit le développement d'un mouvement insurrectionnel et « dure plusieurs mois et se passe en divers lieux ». Mais malgré les exceptions, il semble bien que la solution que proposent Hugo et Stendhal : de négliger l'unité de temps et par conséquent l'unité de lieu aussi, correspond à une tendance fondamentale chez les auteurs romantiques, ou parmi ceux d'entre eux qui veulent décrire une « nouvelle complexité ».

(Paradoxalement, le drame même de Cromwell, à la différence d'Hernani, de Ruy Blas, sera probablement à ranger parmi les exceptions: il décrit plus une crise qu'un développement. C'est une pièce aussi complexe, formellement, que Lorenzaccio, mais d'une toute autre manière. De toute façon, il s'agit - comme nous l'avons dit - d'une hypothèse qui en généralisant néglige nécessairement certaines nuances et qui demande évidemment à être vérifiée - au risque d'être rejetée - par des analyses de textes concrets, plus nombreuses et plus précises.)

C'est par rapport à cette tendance qu'on pourra placer Lorenzaccio; Musset, pour résoudre le même problème de « la réalité complexe », y adopte une autre solution: pour faire ressortir la complexité du mouvement insurrectionnel à Florence, il ne cherche pas en premier lieu à le décrire comme un développement, mais comme un moment de l'Histoire où se rencontrent plusieurs séries d'événements indépendantes, n'ayant en commun que leur but, celui de réduire le pouvoir du duc.

L'action où les Strozzi s'opposent au duc a bien le caractère d'un développement, mais elle ne forme qu'une partie du mouvement décrit dans la pièce, et l'action principale, qui oppose Lorenzo au duc, reproduit plutôt la crise, le point culminant d'une conspiration préparée déjà depuis bien longtemps. D'autre part, la fonction de Paction-prologue (qui oppose le duc et Maffio) est de donner en exemple l'épisode qui - sans l'être - aurait pu être à l'origine de l'insurrection; c'est là aussi un moyen pour faire montrer que le drame ne prend ce mouvement qu'à la fin, près de sa crise, au lieu de remonter à sa source comme on en aurait eu l'impression si l'épisode avait été présenté comme la cause réelle et immédiate du mouvement. De même, enfin, les indications temporelles

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de l'acte V servent à donner l'impression d'un raccourci temporel, qui n'amène pas bien sûr une restriction semblable à celle qui s'ensuit de la réalisation de l'unité de temps, mais qui est pourtant bien à l'opposé d'un élargissement du cadre temporel, qui aurait favorisé la description d'un développement.

L'abandon de l'unité d'action est donc le moyen fondamental dont se sert Musset pour résoudre le problème qui se pose à tous les romantiques. Que l'unité de temps, au sens classique des vingt-quatre heures, n'y soit pas réalisée, devient un trait secondaire. Aussi l'absence de l'unité de lieu, le grand nombre de lieux divers, est-il un moyen qui sert à la description de la pluralité des actions, et non pas à l'élargissement du cadre temporel.

Steen Jansen

COPENHAGUE