Revue Romane, Bind 3 (1968) 1

ANKER TEILGÅRD LAUGESEN : Middelalderlitteraturen, en orientering. (Introduction à la littérature médiévale.) Copenhague, Gyldendal, 1966, 440 p.

Else Marie Bukdahl

Sous le titre modeste : « Introduction à la littérature médiévale », M. Anker Teilgàrd Laugesen nous propose non seulement un ouvrage volumineux, mais aussi la première tentative, en langue danoise, d'une vaste et cohérente description de la littérature médiévale en Europe.

Au premier abord, l'ouvrage de M. Laugesen se présente sous la forme d'un manuel qui recense patiemment les acquisitions de la recherche contemporaine dans ce domaine. M. Laugesen s'attarde assez souvent sur des problèmes de détails, apparemment sans éprouver le besoin de les rattacher aux grandes lignes de l'évolution.

Sans doute, ce livre peut-il être utilisé en tant que manuel. Mais ce sont ses vastes tableaux d'ensemble (qui font, en passant, le procès audacieux et scientifiquement bien fondé de bien des conceptions admises par la plupart des médiévistes), qui représentent sa qualité essentielle bien que celle-ci soit quelquefois masquée par une composition assez fragmentée.

Tandis que l'on s'attache généralement aux différents renouveaux nationaux dans la littérature médiévale, M. Laugesen concentre son intérêt sur ce qu'il y a de commun entre les variantes nationales. La langue et la littérature latines occupent, de ce fait, une place prépondérante. Le plus important n'est pas le fait que le Moyen Âge ait connu une littérature latine internationale (les études de détails effectuées dans ce domaine l'ont abondamment démontré) mais le fait que cette littérature latine ait profondément marqué les littératures vernaculaires. Ce sont íes analyses effectuées dans cette optique qui donnent à l'ouvrage de M. Laugesen la qualité, non d'un manuel, mais d'une œuvre sur la littérature du Moyen Âge.

En soulignant les composants latins et vernaculaires dans la littérature médiévale, nous n'avons pas encore abordé les conflits et la problématique spécifiquesdu Moyen Âge. En effet, il faut tenir compte du rôle de l'Église. Internationaleau même titre que la tradition antique et latine, l'Église représentait une conception du monde et de la vie totalement différente de celle de l'Antiquité.Le Moyen Âge catholique parvient à intégrer le patrimoine antique notamment dans les interprétations allégoriques. De ce fait découle, sur le plan purement littéraire, une partie des phénomènes propres au Moyen Âge. Le plus grand mérite de M. Laugesen est certainement d'avoir exposé les particularitéslittéraires de cette période en tenant compte de ce conflit entre



4 : C'est nous qui datons.

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l'Église et la tradition antique, tout en s'attachant à ce qui est typique à
l'ensemble de la période. Les divergences dues à des facteurs chronologiques ou
géographiques sont traitées brièvement.

Comme il serait difficile de donner une vue d'ensemble des analyses de M. Laugesen, nous essayerons dans le compte rendu suivant de résumer l'essentiel de ses recherches, et notamment ce qui relève de l'option fondamentale mentionnée ci-dessus :

L'univers du Moyen Âge est triparti : 1) une Europe occidentale et catholique, 2) une Europe orientale et orthodoxe, 3) un monde islamique. M. Laugesen s'occupe uniquement de la première partie. La religion chrétienne rompt radicalement avec l'Antiquité et tout un ensemble de conceptions fondamentalement différentes de celles de l'Antiquité décident de l'évolution de la vie culturelle. Tous les secteurs de celle-ci sont contrôlés par l'Église, qui est responsable de la pureté et de l'unité de la foi. Les éléments étrangers ne sont pas exclus, ils sont absorbés. En les amputant et en les modifiant. l'Église fait concorder la philosophie et la littérature antiques avec les vues chrétiennes. La victoire du christianisme n'implique donc nullement la disparition de la littérature antique, mais une nouvelle exploitation de celle-ci.

En copiant ce qui restait alors de la littérature latine (dont les belles-lettres), l'époque carolingienne a joué un rôle d'une importance absolument capitale pour la conservation de cette littérature en rendant possible les études entreprises au cours des siècles suivants de l'Antiquité. Mais l'intérêt du Moyen Âge pour la littérature antique a eu des conséquences qui dépassent de loin la conservation des textes latins. Nombre d'auteurs de prose de l'Antiquité furent traduits en langue vernaculaire, ce qui suscita des expérimentations de style. Bien que souvent assez mal adaptés à la langue vernaculaire, les effets de style et de vocabulaire ainsi obtenus furent d'une assez grande importance dans l'élaboration de* langue* vernaculaires

Après la présentation des deux grands éléments de tension du Moyen Âge - la tradition chrétienne et l'héritage de l'Antiquité - suivent deux importants chapitres sur « les aspects linguistiques et littéraires ». Ils forment une concrétisation et une continuation des idées fondamentales formulées dans le premier chapitre.

La langue et la création littéraire sont indivisibles. Elles ont été conçues en même temps et demeurent inséparables. Quand on traite p. ex. de la création des langues romanes, il faut considérer la poésie romane sous l'angle d'un élément de ce processus de création. C'est la raison pour laquelle on trouve, incorporée dans le chapitre sur « l'aspect linguistique », une description de l'évolution des différentes formes de versification au cours du Moyen Âge : Les trois principales traditions du tableau linguistique du Moyen Âge sont les suivantes : 1) latin d'Église, 2) langues vulgaires, 3) langues barbares. Nous voyons comment les contours des langues vernaculaires se dessinent petit à petit plus nettement, déterminés par leur corrélation avec les langues latines (classique et médiévales). Mais les langues vernaculaires s'enrichissent également par leurs contacts réciproques. Le mélange des langues qui caractérise le Moyen Âge comporte des aspects qui ne se bornent pas à la fonction pratique ou informative

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on peut dire qu'il exprime une tendance esthétique générale : l'attirance
vers tout ce qui est bigarré et mélangé et, à l'extrême, vers les effets de
contrastes les plus crus.

A partir du moment où les langues vernaculaires ont été pleinement acceptées en tant que langues littéraires, le mélange de langues devient un effet de style très apprécié. Toute cette caractéristique de la problématique du Moyen Âge en matière de langues et de versification montre à la fois les différents aspects du mélange des langues et du conflit latent entre la tradition chrétienne et l'héritage antique présenté dans le premier chapitre. Ainsi, en tenant compte des différents phénomènes d'ordre historique et culturel qui déterminent l'évolution linguistique et l'évolution de la versification, M. Laugesen parvient à donner une perspective large et profonde à ce chapitre sur « l'aspect linguistique ».

Le chapitre sur « l'aspect littéraire » forme une suite naturelle aux thèses exposées dans le chapitre sur « l'aspect linguistique ». En effet, une compréhension de l'apport littéraire du Moyen Âge dans ses différentes phases suppose une connaissance détaillée des conditions linguistiques et métriques aux époques successives. Dans un paragraphe sur la relativité en matière d'esthétique, M. Laugesen dévoile l'attitude fondamentale qui a déterminé son interprétation et son appréciation de la littérature du Moyen Âge. Il cherche à comprendre le Moyen Âge à partir de données qui sont propres à cette époque, et non pas à l'apprécier selon des principes esthétiques de notre temps. Mais la conception médiévale de l'art est tellement différente de la nôtre, qu'il ne sert à rien de se fier à son intuition :

II nous faut chercher d'autres voies, procéder d'une façon empirique, chercher à dégager les principes esthétiques de l'époque en partant de la pratique littéraire, comparer les résultats ainsi obtenus aux déclarations théoriques de ce temps.

C'est précisément cette méthode qui a eu pour résultat, autrefois, la réhabilitation de la lyrique courtoise et des romans français en prose. Et à l'aide de cette méthode, M. Laugesen a réussi à nous donner une nouvelle appréciation de l'ensemble des traits fondamentaux de la littérature européenne du Moyen Âge. Cependant, il ne nous donne pas une description facilement accessible des différents genres et écoles littéraires du Moyen Âge. Par contre, M. Laugesen dégage toute une série de principes esthétiques qui se laissent déduire des différents genres, et il les compare aux déclarations théoriques faites à ce sujet. Ainsi, le lecteur peut se faire une idée précise des conceptions esthétiques et formelles propres au Moyen Âge dans ses phases diverses.

Comme introduction à cette analyse, M. Laugesen nous donne une caractéristique des éléments contribuant à créer la pratique littéraire et - souvent plus tard - la littérature théorique. Les écoles ecclésiastiques ont eu une grande importance au cours de tout le Moyen Âge. Elles maintenaient la tradition antique et contribuaient à l'assimilation de celle-ci tant par la littérature latine médiévale que par les littératures en langue vernaculaire.

Le Moyen Âge est incontestablement une époque erudite et les conséquences de son érudition se retrouvent jusque dans le domaine des littératures en langue vernaculaire, souvent à des endroits inattendus. Les écoles ecclésiastiques sont les médiateurs de deux disciplines essentielles pour la création poétique : la

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rhétorique et la grammaire. Au cours de la première moitié du Moyen Âge, ces deux disciplines supplantèrent une théorie littéraire véritable et en empêchèrent l'élaboration. Mais comme la grammaire inclut la métrique et la stylistique, elle fut tout naturellement d'une importance décisive pour l'élaboration des nouvelles langues nationales, et finalement aussi pour les poétiques systématiques des Xllle et XlVe siècles.

Durant tout le Moyen Âge, on traduit beaucoup d'oeuvres de l'Antiquité. De cette manière, les langues vernaculaires parviennent non seulement à s'enrichir, mais également à exploiter leurs propres possibilités, jusqu'alors latentes. Afin de pouvoir décrire l'évolution et la spécificité de la littérature médiévale, il est par conséquent indispensable de bien connaître les motivations et les principes qui déterminaient ces traductions, et M. Laugesen les expose effectivement d'une manière fort utile.

Le domaine de prédilection de M. Laugesen est l'analyse des principes de forme de la littérature du Moyen Âge. Ces principes se divisent en cinq catégories : imitation, allégorie, allégorèse, composition et rhétorique. Au Moyen Âge il était admis qu'il fallait imiter et suivre une tradition. Mais il est particulièrement difficile de définir cette imitation quant aux littératures nationales. La spécificité de ces littératures réside dans le conflit continuel entre l'imitation et l'originalité, entre la tradition et le renouveau. Comme exemple, on peut mentionner l'interprétation des thèmes classiques dans les romans antiques du Moyen Âge.

L'allégorie, personnifiant les abstractions, et qui eut son apogée au cours du XIIIe siècle, fut une forme d'art des plus appréciées, notamment grâce à la conception chrétienne de l'homme en tant que champ de bataille entre le Bien et le Mal.

L'allégorèse, l'interprétation allégorique, est un phénomène parallèle. Par ccUt liiâliodc, on essayait d'adapter une œuvre du p;i««é à la situation culturelle contemporaine, imprégnée de catholicisme. On attribuait à ces œuvres un sens caché, sachant fort bien que l'auteur n'en avait pas eu connaissance.

Le Moyen Âge ne portait pas d'intérêt à la réalité en tant que telle. Par conséquent, il ignorait une littérature illusionniste au sens actuel. Il était bien trop préoccupé par la recherche de l'ordre spirituel dissimulé par la réalité matérielle. Dans son essence, la littérature médiévale est ce que M. Laugesen appelle cryptographique et c'est la raison pour laquelle cette littérature s'exprime en stylisant et en allégorisant.

L'introduction à la caractéristique des principes de composition du Moyen Âge, est formée par l'interprétation de quelques poèmes et se situe dans le paragraphe sur l'art du vocable. Dans la grande littérature narrative, l'organisation est souvent relâchée, tandis que des poèmes de moindre envergure connaissent une composition serrée, basée sur des corrélations numériques qui ont une signification symbolique et religieuse. Nous voici encore une fois en présence de cette tentative du Moyen Âge : rendre visible l'invisible. - Cette dépendance de la rhétorique antique, qui íuuinit k l'autcui Jc^ effets Je style, renforce la tendance vers la stylisation, déjà suscitée par la prédilection pour l'allégorie. Mais les dogmes de la rhétorique antique subissent souvent une refonte radicale, et s'adaptent aux goûts et aux conceptions stylistiques de l'époque.

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Dans ces considérations sur les principes formels et les idéaux stylistiques, la problématique est envisagée sous l'angle des données propres au Moyen Âge et non pas sous celui des données d'une époque ultérieure. M. Laugesen procède de la même manière en traitant des théories des genres au Moyen Âge et des conceptions de la relation entre la littérature lyrique et la littérature épique (et également entre vers et prose). La contribution du Moyen Âge en matière de théories de genres ne va guère plus loin qu'à une manipulation du patrimoine traditionnel, souvent même mal interprété. Donc, si, en traitant des conceptions médiévales en matière de genres littéraires, on n'examinait pas les données avec les yeux de l'époque, l'analyse deviendrait étroite et injuste. La différence fondamentale qu'il y a entre notre conception de la poésie lyrique et celle du Moyen Âge en est un exemple typique.

Pour mieux éclairer les traits essentiels de la poésie du Moyen Âge, M. Laugesen se sert également de méthodes d'investigation psychologique et sociologique, p. ex. lors de l'exposé sur l'amour courtois ou de l'analyse consacrée au mécénat et à la dédicace. Ici, M. Laugesen met en lumière la place de la littérature dans le contexte social et le reflet qu'elle en donne. De nouveau, M. Laugesen fait disparaître une série de préjugés qui naissent facilement si on analyse le Moyen Âge à partir de nos données modernes. Au cours d'une caractéristique générale de l'esthétique du Moyen Âge, l'auteur met en lumière quelques-unes des appréciations erronées et des critiques textuelles faussées qui se font jour si on oublie que la littérature est inhérente à la structure culturelle de son époque, au Moyen Âge surtout à l'univers spirituel chrétien. Des interprétations uniquement psychologiques ou esthétiques p. ex. de la Chanson de Roland empêchent le lecteur d'en saisir l'attitude fondamentale, en l'occurrence la foi chrétienne en la Providence.

Le quatrième et dernier chapitre du livre est consacré au problème de la chronologie, problème particulièrement ardu en ce qui concerne le Moyen Âge. En réaction au mépris des époques antérieures devant « l'obscur Moyen Âge », certains médiévistes modernes, comme p. ex. Johan Nordstrom, ont non seulement trouvé des renaissances au cours du Moyen Âge, mais ils ont retrouvé aussi le Moyen Âge en pleine Renaissance. M. Laugesen essaye de trouver un passage entre ce Charybde et ce Scylla. La plupart des chercheurs qui se penchent sur la même matière que M. Laugesen s'accordent généralement pour dire que l'an 1100 — moment de l'avènement des littératures nationales - constitue un moment essentiel. Partant de cette ligne de démarcation, M. Laugesen divise le Moyen Âge en deux périodes : l'une, germano-latine, l'autre, latino-nationale. Le cinquième et le quinzième siècle forment les frontières de l'époque médiévale. La notion de renaissance peut servir de principe de division et de dénominateur commun, mais il ne faut pas négliger le fait que l'apogée du Moyen Âge se situe au XIIe et au XIIIe siècle, à l'époque des cathédrales et de la scolastique, et qu'elle forme à elle seule une civilisation indépendante.

Ce compte rendu, si bref et sélectif qu'il soit, justifie, nous l'espérons, notre remarque initiale, à savoir qu'avec Middelaldeiiitteraturen, en orientering, on a mis à notre disposition un outil qui pourra servir de manuel et qui est en même temps une vision d'ensemble enrichissante. Le livre de M. Laugesen abonde en documents. Dans les annotations l'auteur fait avec talent le procès de certains

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médiévistes. Il arrive, comme nous l'avons déjà mentionné au cours de cet exposé, que les analyses de détails deviennent si importantes que la place vient à manquer aux généralisations et aux synthèses. Mais ceci est une critique de pure forme, car à vrai dire, les éléments de détail forment des perspectives générales. Un seul point cependant pourrait bien mériter des remarques critiques : M. Laugesen réduit les apports du Moyen Âge quant aux théories des genres littéraires à des manipulations du patrimoine culturel souvent mal interprété. Il serait malgré tout possible que bien des notions de la critique moderne nous révèlent des apports du Moyen Âge, notamment en ce qui concerne l'utilisation effective des genres dont M. Laugesen ne parle pas. Ce détail nous fait voir la répugnance qui est présente partout dans l'œuvre de M. Laugesen : à savoir celle qui consiste à traiter la littérature médiévale à la lumière de concepts étrangers à cette matière. Mais cette réserve cependant, nous fait voir ce qui est sa grande force : sa faculté de comprendre une époque reculée à partir de données propres à celle-ci.

ÂRHUS