Revue Romane, Bind 3 (1968) 1

R. A. HAADSMA et J. NUCHELMANS : Précis de latin vulgaire suivi d'une anthologie annotée. Groningue, J. B. Wolters, 1963, 137 p.

B.Munk Olsen

Side 90

Il est bien tard de rendre compte d'un livre qui a paru en 1963, mais, vu sa
destination, j'ai préféré attendre une occasion de l'utiliser avant de me prononcer
; voici donc ce que j'ai tiré de mon expérience :

C'est certainement l'anthologie annotée qui constitue le progrès le plus notable. Pour le choix des textes, les deux Hollandais se sont inspirés de la définition commode de B. E. Vidos : « le lat. vulg. est la langue parlée par toutes les couches de la population pendant toutes les périodes de la latinité » (p. 7 ; sous-entendre : telle qu'elle se reflète de façon imparfaite dans des témoignages écrits). Aussi nous offrent-ils une vaste gamme de textes propres à illustrer les divers aspects de ce lat. vulg.: six inscriptions (dont deux sont malheureusement difficiles à dater), quelques scènes du Truculentus de Plante (écrivain qui présente beaucoup de traits de langue qui disparaissent à l'époque classique pour resurgir dans les textes bas latins et dans les langues romanes), Rhetorica ad Herennium (les échantillons de style banal du livre IV), une lettre de Cicerón (Fam. XIV, 4), Cena Trimalchionis de Pétrone, Lettre d'un soldat (tirée d'un papyrus de Karanis du IIe s.), Itala et Vulgata, Peregrinatio Aetheriae, Lex salica, la préface des Histoires de Grégoire de Tours, la Querelle des évêques Frodebertus et Inportunus (cinq lettres des années 665-66 se trouvant dans l'appendice des formules de Sens), un diplôme mérovingien (de 697) et un extrait du Glossaire de Reichenau. Ce choix est d'autant plus heureux qu'il montre de toute évidence que le lat. vulg. est loin de s'identifier avec la langue de la Peregrinatio qu'on se contente le plus souvent d'étudier. Il est vrai qu'on possède pour cet itinéraire le précieux commentaire de Lôfstedt (reproduit par procédé photomécanique, en 1966, par la « Wissenschaftliche Buchgesellschaft » à Darmstadt), mais, malgré ses qualités, ce travail ne représente que l'état des études sur le lat. vulg. en 1911, et l'on a fait des progrès depuis. De plus, si on le lit en entier, c'est un texte qui risque de paraître bien monotone à moins qu'on ne s'intéresse passionnément à la question des pèlerinages en Terre Sainte au IVe siècle.

Vu la valeur littéraire de beaucoup des textes de l'anthologie, il est regrettable que les éditeurs aient opéré sans cesse des coupures (surtout chez Pétrone) sans lier les morceaux par des analyses ou des transitions ; ils l'ont fait certainement dans l'intention louable d'introduire autant de « vulgarismes » que possible, mais, après tout, il y en a tant déjà, et il ne faut pas non plus fausser les perspectives en faisant croire aux lecteurs que les textes de basse époque sont hérissés de traits « vulgaires ».

On ne peut pas reprocher aux auteurs de se perdre dans des introductions longues et circonstanciées : étant donné que le livre s'adresse aussi aux « élèves débutants » et aux « isolés » (p. 5), elles devraient renfermer au moins les renseignementsindispensables pour comprendre les textes ; l'étudiant n'est pas très avancé, malgré la traduction, en apprenant seulement que les cinq lettres échangéesentre Frodebertus et Inportunus constituent une « curieuse correspondance »

Side 91

(p. 118) ; la thèse de Walstra sur les Cinq épitres rimées (Leyde 1962) n'est pas
dans tous les instituts et bibliothèques.

Les inscriptions sont accompagnées de traductions « en latin grammatical », et, pour trois textes (Plaute, Pétrone et Querelle des évêques), les éditeurs reproduisent des traductions françaises. Je trouve toutefois que la Lettre d'un soldat (pour laquelle le vol. VIII des Michigan Papy ri donne une traduction anglaise) est du moins aussi difficile que les textes de Plaute et de Pétrone pourvus des traductions classiques d'Alfred Ernout qu'on peut se procurer très facilement. Il est de règle d'ailleurs de joindre une traduction à toute édition d'un texte papyrologique.

La présentation critique des textes est quelque peu négligée ; je ne demande pas des abîmes de science et deux pages d'apparat critique pour chaque ligne du texte ; mais ne serait-il pas utile de signaler les passages particulièrement difficiles et mal assurés (p. ex. dans la Rhétorique et chez Plaute) habituant du même coup l'étudiant à la pensée que la littérature latine de cette époque ne nous est nullement transmise par des autographes. Il est évident qu'on ne peut pas introduire dans un livre de cette espèce tout le dispositif typographique pour l'édition des textes papyrologiques ; les auteurs ont fait de leur mieux, mais les points de suspension, les crochets et les quelques points d'interrogation ne reflètent que mal l'état de conservation du P. Mich. VIII, 468. La leçon pillea (p. 104), p. ex., ne repose presque sur rien (notamment sur un calcul du nombre de lettres qui manquent) et la conjecture a été prudemment rejetée en note par les papyrologues d'Ann Arbor ; introduite dans le texte même, malgré le point d'interrogation, elle prend une importance qu'elle ne mérite guère. Quand bien même elle serait correcte, je serais curieux de savoir quel sens précis il faut donner au mot dans le contexte. En revanche les philologue:) hollandais ont entièrement raison de garder la leçon valunt (et de le signaler) contre la conjecture inutile valebii'i.t de l'édition americaine fp 1041 Plusieurs mnrcenux sont enrichis de variantes, mais celles-ci sont introduites entre parenthèses dans le corps même du texte sans aucune indication d'origine et sans aucun commentaire (sauf, parfois, un point d'exclamation pour souligner des « vulgarismes » particulièrement horribles ou significatifs). La belle préface de Grégoire de Tours est presque illisible en raison des nombreuses variantes (20 en tout) qui occupent environ le tiers du texte ; de plus, dans l'espèce, il ne serait pas sans intérêt de savoir si elles proviennent de mss. à peu près contemporains de l'évêque tourangeau (il y en a quatre du VIIe s. contre cinquante qui s'échelonnent du Ville au xve s.).

Je m'abstiendrai de discuter en détail le commentaire des textes ; les notes sont d'ailleurs en général abondantes, précises et bien documentées ; il arrive même que les auteurs apportent des rectifications utiles aux manuels courants ; ainsi ils tirent, p. ex., du Menten habae de l'inscription de Peltuinum (p. 79, n. 24) l'observation juste qu'il faut partir pour l'a. fr. ramentevoir, etc. d'un mentem à l'ace, et non pas d'un abl. comme le proposent encore Bloch et Wartburg (0. \.}, en re\anche, le B. L! W. marque un point en faisant aboutir qunnindn à com en a. fr. et non pas à corne comme le fait croire la p. 26 du Précis. Quelques notes peuvent sembler superflues ou arbitraires dans l'économie du livre : ainsi, quand Plaute (.ou son copiste) écrit innucenun¿nt anòtttò, on lit

Side 92

en note que l'Appendix Probi met en garde contre la forme ansare qui aboutit à l'esp. ánsar (la question est reprise en note à la page 103, avec le même renvoi, à propos de la forme itarwn) ; de même, ianuae chez Plaute inspire aux commentateursla remarque que le mot survit en sarde et dans la poésie mozarabe, ce qui est très intéressant, mais ce n'est pas strictement nécessaire à l'interprétationdu texte : il y a tant des mots qui survivent quelque part.

Voici cependant quelques points qui m'ont frappé : P. 77 (graffito de Pompéi) : Coponiaes est-il vraiment un nom propre comme l'indique la majuscule du Précis ? Della Corte, CIL IV, 8259 (1952), met une minuscule (cf. cauponius dans les Métamorphoses d'Apulée, I, 15, etc.) ; la question n'est pas sans importance pour déterminer l'origine de la dés. du gén. -aes au fém. sg. - P. 78 (defixionum tabella) :La forme ticidos, pour dígitos (dicitos se trouve un peu plus haut ; c pour g est une habitude graphique bien connue) est expliquée comme tadro pour irado, par une « métathèse insolite », sans doute à la suite de Schopf (Die kons. Fernwirkungen, Gòttingen 1919) qui relève justement notre exemple dans le chapitre consacré à la métathèse de deux consonnes qui ne diffèrent qu'en sonorité (p. 188) ; pour la combinaison sonore-sourde sourde-sonore, Schopf donne deux exemples de dentales (notre tigidos et une inscription attique avec 'A(ppOTÎÔe pour 'Aippoôun) et un exemple de vélaires (crét. K^ayoç pour Y^UKOÇ) ; la rubrique « sourde-sonore » > « sonore-sourde » est vide. Je suis persuadé que le problème est mal posé pour ces cas tout à fait isolés : nous avons affaire à des graphies et à des méprises graphiques pour lesquelles les termes de dentale, de sonore et même de consonne ne sont pas de mise ; la fréquence de ces maladresses sur une tablette d'exécration s'explique facilement si l'on songe que le texte a été rédigé à la hâte, dans un état d'esprit surexcité, par des personnes peu habituées à s'exprimer par écrit ; il ne faudrait donc pas interpréter ces textes comme s'ils étaient écrits en transcription phonétique.

P. 79. A vrai dire, je ne comprends pas très bien le texte de l'inscription funéraire de Peituinum (CIL IX, 3473) : au début nous faisons la connaissance de deux frères, Maximus et Lascivus, joyeux compagnons, qui n'ont jamais raté une occasion de se la couler douce. Un peu plus bas, nous lisons cependant : Hâve Maximae. Menten habae quod legeris quare vita morti propior fit cottidiae. Maximus, est-il mort en cours d'exécution ? (ce qui est possible puisqu'il s'agit d'une « inscription funéraire »), mais dans cette hypothèse il ne sait que trop bien que vita morti propior fit cottidiae ; s'est-il dégonflé laissant tomber lâchementles débauches qu'il avait tant célébrées au début de l'inscription de façon qu'il mérite un avertissement de son frère plus constant ? Pour ma part, je crois que l'homonymie de maxime adverbe et de Maxime vocatif a induit les éditeurs en erreur et qu'il faut lire Hâve maximae, l'apostrophe s'adressant toujours aux prosélytes éventuels. - P. 80 (CIL XIII, 7645) : (qui vislt) concio, le sens demande un fém., mais les commentateurs sont d'avis qu'un tel emploi est « extrêmement improbable pour le lat. vulg. comme pour l'anc. fr. ». Ils citent également le célèbre lo de Sainte Eulalie (Enz enl fou lo getterent, 1. 10), « corrigé par tous les éditeurs en la •». Je ne suis pas sûr qu'ils aient raison : si l'on regarde de près les mss. des textes médiévaux, on se rend compte que le mase, des pronoms se substitue assez fréquemment au fém., que le mase, est, pour ainsi dire, « extensif » par rapport au fém. (cf. les formes fém. lui et leur) ; le phénomène n'est signalé

Side 93

que rarement dans les grammaires (voir, pour ils = elles, Nyrop, Gramm. hist.
11, § 529, Rem., et Poulet, Petite Syntaxe, p. 367) et disparaît, partant, des éditionscritiques.

P. 96 (Cena Trimalchionis, XLII) : l'expression intéressante mulier quae mulier (cf. a. fr. villain que villain, esp. vivos que vivos) est passée sous silence comme c'est le cas aussi dans le commentaire détaillé de Paul Perrochat ; heureusement elle a fait l'objet de deux études récentes par V. Vaananen dans Annales Univ. Turkuensis, B. 91 (1964), p. 210-16, et par V. Kiparsky dans Neuphil. Mitteil., t. 66 (1965), p. 460-67 (celui-ci se livre surtout à des rapprochements avec des tournures finnoises et slaves).

Après une introduction rapide (9 p.), le Précis de lat. vulg. traite successivement des sons, des mots, des formes et de la phrase, exactement comme les Éléments d'Edouard Bourciez. En général, l'exposé est clair et précis ; parfois on regrette pourtant qu'une accumulation de détails empêche de voir les grandes lignes des évolutions : à moins qu'on n'ait étudié la question avant d'aborder le Précis, il est difficile, p. ex., de se retrouver dans le paragraphe (une page et demie) consacré à la palatalisation des consonnes qui constitue pourtant, de l'aveu des auteurs, « un chapitre important dans l'histoire du phonétisme latin » (p. 29). S'il fallait resserrer l'exposé, on aurait mieux fait peut-être de faire l'économie de quelques-uns des nombreux témoignages de grammairiens latins que citent à tout propos les auteurs soucieux d'apporter une documentation scientifique. Dans la plupart des cas, ils sont difficiles à interpréter (souvent ils servent même à appuyer deux thèses opposées) ; quelques exemples bien choisis auraient suffi à montrer les problèmes que posent ces témoignages et les renseignements qu'on peut en tirer.

Bien des exemples proviennent de YAppendix Probi permettant au lecteur de se familiariser avec ce texte important. A la p. 14, on établit que, d'après M. C. A. Roh<on; l'Appendi* serait composé « à époque tardive » CVIe ou VIIe s.) : je ne sais pas s'il s'agit d'une révélation (il n'y a aucun renvoi, aucune justification), mais les auteurs du Précis n'ont pas l'air d'y croire eux-mêmes : à trois reprises au moins, ils ont recours à YAppendix pour illustrer, ou même dater, des développements du lIIe siècle (p. 16, 19, 22). L'opinion de M. Robson est très intéressante, encore que la datation traditionnelle (IIIe - IVe s.) me paraisse assez probable à une époque où la chronologie relative s'attache à reculer sensiblement les dates des évolutions phonétiques.

Malgré quelques imperfections, inévitables dans la première édition d'un tel livre et qui disparaîtront sûrement dès que les auteurs l'auront utilisé eux-mêmes dans leur enseignement, sachons gré à MM. Haadsma et Nuchelmans d'avoir pris cette initiative méritoire et de nous avoir donné, en français, un précis et une anthologie du lat. vulg. qui seront, j'en suis persuadé, un instrument de travail précieux, voire même indispensable, pour les futurs romanistes.

COPENHAGUE