Revue Romane, Bind 3 (1968) 1

LENNART CARLSSON : Le degré de cohésion des groupes subst. + de + subst. en français contemporain étudié d'après la place accordée à l'adjectif épithète. Avec examen comparatif des groupes correspondants de l'italien et de l'espagnol. Acta Universitatis Upsaliensis, Studia Romanica Upsaliensia 3, Uppsala, 1966, 281 p.

Ebbe Spang-Hanssen

Side 77

Le titre un peu rébarbatif de la thèse de M. Carlsson risque de rebuter les lecteurs en faisant croire à une étude pédantesque d'un point de détail. Ce serait vraiment dommage, car, en réalité, le livre vient combler une lacune dans les descriptions déjà existantes de la syntaxe française. Il n'y a aucune disproportion entre l'ampleur de l'étude et l'importance du sujet. Tout étudiant de français sait combien on se heurte souvent au difficile problème de savoir s'il faut mettre l'adjectif après le premier ou après le deuxième substantif d'un groupe composé de substantif -\-de-\- substantif, donc s'il faut dire, par exemple, une voiture anglaise de sport ou une voiture de sport anglaise, une blouse de chirurgien blanche ou une blouse blanche de chirurgien. Les grammaires ne fournissent que très peu de renseignements, le plus souvent erronés, comme le montre M. Carisson, et, de plus, variant considérablement d'une grammaire à l'autre, jusqu'à se contredire mutuellement. Ce qui prouve la complexité du sujet et l'utilité d'une étude fondée sur des matériaux suffisamment riches (8000 exemples) pour ne laisser échapper aucun aspect important du problème. Le grand mérite de l'ameur est d'avoir su dégager, de la masse des faits, quelques règles essentielles et claires.

M. Carlsson a probablement pensé conférer un intérêt théorique supplémentaireà
son livre en faisant de la place de l'adjectif un critère du degré de

Side 78

cohésion des groupes substantif -\-de-\- substantif - la possibilité de placer un adjectif au milieu du groupe témoignerait d'une faible cohésion entre les deux substantifs - mais, à mon avis, cette idée a surtout servi à allonger considérablementle titre de l'ouvrage. En fait, le degré de cohésion est un moyen d'expliquer le comportement de l'adjectif au contact de ces groupes, et non une fin. Il est vrai que la connaissance du degré de cohésion aide à résoudre le problème de l'article du deuxième substantif, mais, dans son livre, M. Carlsson suppose connu l'emploi des articles (p. 84) pour examiner leur influence sur l'ordre des mots. L'objet de l'étude de M. Carlsson est bel et bien la place de l'adjectif épithète auprès d'un substantif déterminé également par un complément prépositionnel, mais, malheureusement, le titre n'est pas absolument trompeur : il indique le souci constant qu'a l'auteur de passer du plan syntaxique à un schéma conceptuel sous-jacent, ce qui est matière à de longues considérations d'ordre sémantique. Sans doute, la sémantique peut être utile, ne serait-ce qu'en permettant de résumer en des formules d'une haute généralité, quoique d'une manière vague et approximative, une situation complexe où un grand nombre de facteurs entrent en jeu ; mais, quelquefois, l'intérêt que porte l'auteur à la compréhension des structures de pensée fait passer au second plan la description proprement syntaxique. Il y a, par exemple, une véritable hypostase de la sémantique,lorsque, après avoir soigneusement démontré qu'en fait aucun des deux ordres ne peut être dit plus normal que l'autre (p. 28), l'auteur déclare qu'en droit l'ordre substantif -f- adjectif -f- substantif est plus normal, au sens de plus « naturel » (p. 47). Cette sémantique idéale ne brouille pourtant pas l'observation des faits ; les analyses précises et positives sont nombreuses, et je voudrais résumerici quelques-uns des résultats les plus importants. Je suivrai, dans ses grandes lignes, le plan du livre, me permettant toutefois, pour plus de brièveté, quelques petites infidélités.

Rapport entre l'adjectif et le premier substantif: Si l'adjectif est non-distinctif, on a l'ordre SAS (substaníif-aujecíif-subsíaníií), ou plus exactement : » il faut . . . que la qualité exprimée par l'adjectif, tout en étant non-distinctive par rapport à la combinaison S de S, soit distinctive par rapport au substantif déterminé S 1, ce qui exclut, p. ex., une explosion violente de gaz » (p. 24). Exemples où cette condition se trouve réalisée : en blouse blanche d'infirmière, une face ronde de bébé, sa voix profonde de contralto, une rue étroite de village, shorts blancs de tennis (mais : sa veste de sport grise).

Si l'adjectif n'ajoute pas de caractéristique nouvelle à la catégorie désignée par le premier substantif, mais s'il est, au contraire, le signe plus ou moins conventionnel d'une sous-catégorie, c'est encore l'ordre SAS qui se réalise : une grève générale de protestation, une école technique du soir, une revue féminine de poche, une société coopérative de construction (p. 81). Que la souscatégorisation,selon l'expression de M.Carlsson, ne soit pas une distinction inventée pour les besoins de la cause, mais bien une réalité linguistique, peut être démontré, me semble-t-il, par le fait que ces combinaisons d'un substantif et d'un adjectif sont celles précisément qui admettent l'adjonction pure et simple d'un second adjectif épithète (une société coopérative riche). Il va de soi que l'adjectif souscatégorisateur'est distinctif par rapport à l'ensemble du groupe substantif + de + substantif ; il serait donc faux de faire dire à la première règle, selon

Side 79

laquelle l'adjectif non-distinctif s'intercale entre les deux substantifs, que l'adjectif
distinctif se met nécessairement à la fin du groupe.

Comme le terme contraire de celui de souscatégorisation, M. Carlsson pose la prédicativité. Si l'adjectif apporte un renseignement nouveau, s'il exprime, par exemple, un jugement personnel, il serait, le plus souvent, placé après le deuxième substantif. Cependant, l'opposition souscatégorisation - prédicativité n'est pas tout à fait évidente : il est difficile de démontrer cette tendance des adjectifs prédicatifs à appeler l'ordre SSA, et je me demande si les adjectifs souscatégorisateurs ne forment pas un groupe si restreint qu'il est vain de vouloir caractériser d'une façon positive, comme prédicatifs, tous les adjectifs qui ne sont pas souscatégorisateurs. Quoi qu'il en soit, les adjectifs renforcés par un adverbe et les participes passés dont le caractère prédicatif serait particulièrement prononcé, se mettent, dans 8 cas sur 10, après le deuxième substantif : un ensemble de distractions assez complet, un match de tennis ¿courte.

Nature du deuxième substantif: Les règles qui viennent d'être énoncées ne sont entièrement valables que si le deuxième substantif est dépourvu d'article. Dans une expression comme '/£ chien noir du berger, où le berger désigne un individu bien déterminé, il ne saurait être question de mettre l'adjectif après le complément prépositionnel. Même si l'article est employé avec la valeur d'un article générique, on a, dans 8 cas sur 10, l'ordre SAS : l'industrie française de l'aluminium, le ministre soviétique des Affaires étrangères (à coté de : le ministre des Affaires étrangères britannique) (p. 87).

L'ordre SSA est rare également dans les cas où on peut parler d'un article partitif masqué (de équivalant à de des ou à de du) : l'envoi éventuel d'observateurs, les demandes françaises de prêts, un nombre incalculable de mains. Il s'agit surtout de substantifs verbaux suivis d'un génitif objectif, d'expressions de quantité ou de substantifs collectifs.

Les noms propres, qui se comportent à tant d'égards comme les substantifs accompagnés d'un article, s'opposent aussi à l'ordre SSA. L'exception la pius curieuse est constituée par les noms des jours de la semaine qui, justement quand ils sont précédés d'un article, désignent toute une classe (l'ensemble des jours qui portent ce nom) et qui, sans article, marquent un jour déterminé : trois peintres du dimanche célèbres, la presse londonienne de lundi.

Le contenu sémantique du deuxième nom joue surtout un rôle dans un cas
précis : s'il marque la matière, on n'a ni SAS, ni SSA mais S/SA : un chapeau de
paille verte, une robe de satin blanc.

Nature du premier substantif: il semble difficile de donner des règles générales quant à l'influence du premier substantif sur la place de l'adjectif. M. Carlsson attire l'attention notamment sur certains mots absolument réfractaires à l'ordre SAS (homme, femme, chef, coup} : un homme de théâtre merveilleux, un coup de fusil heureux.

Rapport entre les deux substantifs: Dans le cas où c'est le premier substantif qui détermine le deuxième plutôt que l'inverse, on trouve normalement l'ordre SAS. Contrairement à ce qu'on dit d'habitude, l'expression la ville de Paris est un syntagme à cohésion faible ; l'adjectif se met invariablementaprès le piemiei substantif: la ville turque de Van, le port suédois de Gœtcborg. Un problème d'accord bien connu atteste l'incertitude de la relation

Side 80

déterminant - déterminé dans les expressions du type le nombre d'étudiants.
L'ordre SAS n'est pas le seul possible, mais il est le plus fréquent : un nombre
croissant de femmes, un nombre important de délégués.

Dans la deuxième partie de sa thèse, M. Carlsson étudie la nature sémantique de la relation entre les deux substantifs (rapports de provenance, de destination, etc.) du point de vue de son influence sur la place de l'adjectif. Là aussi, on trouvera des analyses qui méritent d'être connues et discutées ; il ne faudrait pas croire que ce petit résumé rende superflue la lecture du livre.

COPENHAGUE



1 : Le langage populaire, Paris, Payot, 1920.