Revue Romane, Bind 3 (1968) 1

L'unité d'action dans Andromaque et dans Lorenzaccio (I)

PAR

STEEN JANSEN

La plupart des études sur les drames romantiques d'Alfred de Musset soutiennent que, tout en innovant le théâtre français, Musset respecte - comme tous les romantiques - la règle de l'unité d'action. Van Tieghem est, à notre connaissance, le seul à ne pas exprimer cette opinion.

Lafoscade par exemple dit à propos de Lorenzaccio :

Pour qui jugerait une pièce d'après l'ancienne règle des unités, Musset
semblerait avoir traité cavalièrement l'unité de temps et l'unité de lieu ; il
n'y a aucune raison de lui objecter l'unité d'action. Il l'a observée.. -1

II nous est difficile d'accepter que Lorenzaccio soit une pièce qui
respecte l'unité d'action, et voici pourquoi :

Lorsqu'on parle de l'unité d'action, on se réfère toujours d'une manière ou d'une autre, explicitement ou non, à la dramaturgie française du XVIIe siècle. Dire que Lorenzaccio respecte l'unité d'action revient donc à affirmer que cette pièce et une autre pièce illustrant la dramaturgie du XVIIe siècle - nous avons choisi, en l'occurrence, Andromaque - ont à peu près la même structure, puisqu'elles respectent toutes les deux Funité d'action.

Mais comme les deux pièces sont indéniablement très différentes, nous ferons à cette proposition l'objection suivante : ou bien l'unité d'action y est une notion si imprécise qu'elle ne dit rien, ni sur l'une ni sur l'autre des deux pièces ; on dirait aussi bien qu'elles sont toutes les deux des pièces de théâtre. Ou bien l'unité d'action est une notion précise, et elle est alors respectée dans l'une ou l'autre des deux pièces, non pas dans les deux à la fois.

On compliquerait inutilement la description d'œuvres dramatiques -
des tragédies ou des comédies classiques tout autant que des drames romantiques

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mantiques- en définissant la notion de l'unité d'action de sorte qu'elle
s'applique, avec un résultat positif, à Lorenzaccio, et non pas à Andromaque.

Si l'on veut faire de l'unité d'action une notion précise, le plus simple et le plus naturel sera donc de la concevoir comme étant respectée, ou plutôt réalisée comme nous préférons dire, dans Andromaque. L'unité d'action ayant été décrite à l'aide d'une analyse de cette dernière pièce, une analyse de Lorenzaccio montrera ensuite quelle est la structure du drame de Musset.

Tel est notre propos dans les deux articles présentés ici. Dans le premier, nous essaierons de préciser la notion d'unité d'action, en tant que terme technique ou formel, et nous l'appliquerons ensuite, dans une analyse plus détaillée, au texte à'Andromaque ; dans le second article, nous l'appliquerons de la même façon à Lorenzaccio, afin de montrer qu'elle n'y est pas réalisée et que cette pièce est construite autrement.

1. L'unité d'action

Lorsqu'il s'agit de préciser ce qu'il faut entendre par « unité d'action », il importe en premier lieu de faire de celle-ci un outil analytique. Cela signifie que l'unité d'action doit être une notion qui puisse être appliquée à autant de textes dramatiques que possible - avec un résultat positif uu négatif - cl l'être de la même manière par des lecteurs différents.

Nous avons affaire, là, à une formalisation de la notion, effectuée afin de rendre l'analyse, ou la description, des œuvres dramatiques aussi objective que possible. Nous estimons pouvoir y aboutir en fondant la définition de l'unité d'action sur des éléments généralisables au maximum - et par là sans valeur descriptive en soi - et en nous efforçant, là et dans la définition proprement dite, de n'utiliser que des concepts permettant par la suite à d'autres de contrôler - pour la vérifier ou l'infirmer - la description d'un texte concret.

Les éléments généralisables.

Les éléments généralisables que nous voulons employer font partie
d'un modèle théorique de la forme dramatique. Ce modèle2 est une



2 : Nous avons donné une esquisse de ce modèle dans un article à paraître dans un numéro, intitulé « Littérature et linguistique », de la revue Langages.

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sorte d'hypothèse de travail, de schéma de l'analyse servant à guider
chaque description d'œuvres concrètes. Nous n'allons en extraire ici
que ce qui est nécessaire à notre propos actuel.

Tout texte dramatique - qu'il soit une œuvre dramatique ou non - est formé par (ou peut être divisé en) une ou plusieurs situations. Les scènes dans Andromaque sont des situations ; et pour ne pas compliquer l'exposé, nous parlerons dans la suite de cet article de scènes et non pas de situations.

Un texte dramatique formé par plusieurs scènes peut être conçu de
deux manières :

comme une succession de scènes
et comme un ensemble de scènes.

La succession correspond à la perception du texte telle qu'elle se fait à la lecture normale, et l'on peut caractériser formellement la succession en disant que les relations entre les scènes dans la succession ne peuvent s'établir que d'une scène à une autre précédente, jamais à une scène suivante. La raison en est qu'on ne connaît pas encore les scènes qui suivent, elles sont pour ainsi dire non-encore-existantes.

L'ensemble correspond à une perception rétrospective du texte, la lecture achevée, qui englobe toutes les scènes du texte à la fois. Les relations entre les scènes dans l'ensemble peuvent donc s'établir d'une scène à n'importe quelle autre, indépendamment de leurs places dans la succession.

(L'une des raisons pour introduire cette distinction entre la succession et l'ensemble est que nous pensons pouvoir ainsi formaliser une conception de l'œuvre dramatique aussi bien comme une unité dynamique : ouverte, en train de se faire, que comme une unité statique : fermée, achevée. Il s'ensuit que ces concepts : succession et ensemble, ne correspondent pas aux concepts linguistiques : succession et système.)

Que plusieurs scènes soient placées dans le même texte, n'implique pas nécessairement qu'elles soient unifiées formellement, qu'elles constituent un tout cohérent d'un point de vue formel. On pourrait par exemple avoir une Anthologie des grandes scènes du théâtre classique ; elle constituerait bien un texte dramatique, mais non pas une œuvre dramatique.

C'est que nous disons qu'un texte (ou partie de texte) est seulement
cohérent lorsqu'est réalisée une des deux conditions suivantes :
- quand les scènes dans la succession forment une chaîne de scènes,

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celle-ci étant caractérisée par le fait que les scènes qui s'y intègrent ne
peuvent pas changer de place ;

- ou quand les scènes dans l'ensemble forment un système de scènes, celui-ci étant caractérisé par le fait qu'aucune des scènes à y être incluses ne peut être omise sans que cela implique des changements dans les autres.

Pour en revenir aux relations entre les scènes, nous appellerons la relation entre deux scènes dans une même chaîne, une relation â'antéposition (une scène « antéposé » la scène précédente) et celle qui joue entre deux scènes dans un même système, une relation de présupposition (une scène présuppose la scène qu'on ne peut pas omettre).

Ce qui est établi ainsi pour les scènes peut l'être également pour des
groupes de scènes ou pour des parties de scènes (répliques, échanges
de répliques, personnages ou groupes de personnages).

Pour pouvoir, dans l'analyse d'un texte concret, décider s'il y a une relation de dépendance (d'antéposition ou de présupposition) entre deux scènes, il faut « inventer » une sorte de preuve, d'opération, qui puisse être généralisée.

Ce sera une preuve de changement (pour la relation d'antéposition) et une preuve d'omission (pour la relation de présupposition), et elles consistent à examiner chaque scène pour voir si celle-ci peut changer de place/être omise sans que soit affecté par là le « contenu » d'autres scènes. Si oui, il n'y a pas de relation de dépendance ; si non, il y en a une.

On est en droit de supposer que la preuve ne peut donner un résultat négatif sans que soit en même temps donné l'élément en fonction duquel le résultat est négatif. Le critère d'un tel résultat sera alors que cet élément est exprimé - donné explicitement - dans le texte des scènes examinées. De l'absence d'un tel élément, on conclura à un résultat positif.

Certes, ces preuves ne sont pas entièrement satisfaisantes ; mais on
est obligé d'en forger de telles, car il faut pouvoir contrôler les relations
que l'analyse arrive à établir.

Il résulte de ce qui a été dit plus haut, que les preuves peuvent être
appliquées aussi à des groupes de scènes ou à des parties de scènes.

Jusqu'ici nous n'avons en rculitc parlé que du texte dramatique, et
non pas encore de l'œuvre dramatique, A l'aide de ce qui précède, nous
allons essaver de déterminer ou de caractériser la forme de celle-ci.

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D'ordinaire on caractérise le drame, comme toute œuvre littéraire, en
disant qu'il forme une unité, un tout cohérent. C'est aussi le critère que
nous utiliserons ici, mais en essayant de le préciser, de le formaliser.

Donc, pour qu'un texte dramatique puisse être dit une œuvre dramatique, il faut qu'il y ait entre les scènes des relations telles qu'elles puissent être perçues ou conçues comme un tout cohérent. Cela revient à dire que le texte doit réaliser l'une des deux formes que voici : ou bien une ou plusieurs chaînes dans un système, ou bien un ou plusieurs systèmes dans une chaîne.

Ajoutons que la première de ces formes est de beaucoup la plus fréquente. Et remarquons aussi que dans la pratique il ne sera probablement pas très utile d'exiger que toutes les scènes d'une œuvre dramatique fassent toujours partie d'un seul système (ou d'une seule chaîne). Afin de ne pas trop compliquer la description, c'est-à-dire, ici, pour ne pas trop bouleverser les conceptions traditionnelles, il faudra envisager des structures plus lâches où un nombre pas trop élevé de scènes n'entrent pas, à strictement parler, dans le système (ou la chaîne) qui forme le « noyau » constitutif de l'œuvre, mais soient placées autour de lui.

(Ici, nous pouvons reprendre la comparaison entre l'analyse linguistique et l'analyse dramaturgique, telle que nous l'envisageons, pour en marquer les différences : dans l'analyse linguistique, on peut dire que le texte est une succession qui manifeste un système ; dans notre analyse par contre, on doit dire que l'œuvre est une ou plusieurs chaînes + un système (ou inversement) qui manifestent une composition.)

Voilà qui doit suffire pour notre propos. Ce qui précède constitue une théorie (ou une partie) toute générale. On peut la taxer d'arbitraire dans son choix de distinctions et de concepts, mais nous prétendons qu'elle est adéquate, en ce sens qu'elle s'appliquera à n'importe quel texte dramatique et qu'elle permettra une description de ces textes qui soit autant que possible contrôlable.

La définition proprement dite.

Nous allons maintenant recourir aux concepts établis dans ce qui vient d'être dit : chaîne et système, relations d'antéposition et de présupposition, afin de formaliser plus précisément la notion d'unité d'action.

Cette notion n'appartient pas - comme le font les concepts dans ce

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qui précède - au modèle théorique de la forme dramatique. Elle est une certaine manière de créer l'unité formelle qui constitue l'œuvre, manière - ou composition - qui caractérise, est commune aux œuvres dramatiques, très nombreuses, d'un certain groupe.

Lorsqu'on doit déterminer ce qu'il faut entendre par l'unité d'action, la procédure consiste à analyser les différentes œuvres de ce groupe, à l'aide des concepts du modèle théorique, en vue de décrire leurs manières de réaliser l'unité formelle. C'est-à-dire qu'on dégage, dans chaque œuvre, les chaînes et les systèmes, et qu'ensuite on examine si ceux-ci sont formés et sont groupés d'une manière qui peut caractériser l'ensemble des œuvres, le groupe.

Cette manière sera à considérer comme la composition formelle qui
caractérise le groupe, et c'est cette composition que manifeste, ou
réalise, chacune des œuvres.

Ce qui suit constitue les résultats d'une analyse que nous avons essayé de faire d'après les indications qui précèdent. Soulignons que nous sommes en grande partie redevable aux analyses de Jacques Schérer,3 Si nous n'aboutirons pas toujours aux mêmes résultats que lui, c'est que nous ne nous fondons pas sur le même modèle théorique.

Dans toutes les pièces dont on dit qu'elles réalisent Yunité d'action, on découvre que Funité formelle de l'œuvre est assurée par un système de scènes, système que nous appelons l'expression d'une action. Cela veut dire que toutes les scènes de la pièce sont placées à l'intérieur (ou autour) d'une seule et même action.

Le système-action se trouve plus précisément être un système formé d'une ou plusieurs chaînes de scènes, chaînes que nous appelons des expressions En effet, les scènes font partie chacune du système par l'intermédiaire de chaînes : elles sont d'abord rattachées les unes aux autres en chaînes par des relations d'antéposition, et les ensembles, ou groupes, ainsi formés sont ensuite joints les uns aux autres par des relations de présupposition. En pratique, nous dirons qu'une chaîne en présuppose une autre lorsqu'une (ou plusieurs) scène(s) de l'une présuppose une (ou plusieurs) scène(s) de l'autre.

La chaîne qui est l'expression d'une intrigue, se révèle ensuite formée
à partir d'une chaîne de « tranches de scène » (expressions contenues
dans chacune des scènes), lesquelles se rapportent aux mêmes relations



3 : In La Dramaturgie classique en France, Paris 1964, en particulier pp. 62-109.

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entre certains des personnages de la pièce. Nous appelons cette chaîne
l'expression d'un conflit.

Il arrive que la même chaîne-intrigue « contienne » - successivement ou simultanément (dans ce dernier cas l'intrigue est doublement déterminée) — plusieurs de ces chaînes, c'est-à-dire plusieurs chaînes-conflits qui se rapportent à des relations différentes.

Enfin, la chaîne-conflit se trouve toujours avoir comme expression
initiale l'expression d'un rapport d'opposition entre deux personnages,
ou deux groupes de personnages.

Ce rapport d'opposition apparaît en réalité comme l'élément fixe
des expressions successives du conflit, ce qui fait de l'ensemble de ces
expressions l'expression d'un seul conflit.

Ainsi conçu, le rapport d'opposition n'est pas toujours lié à un même couple concret d'un bout à l'autre de la chaîne-conflit ; mais le remplacement éventuel d'un couple (ou d'un des « opposants ») par un autre forme alors une relation d'antéposition entre une expression et celle qui la précède dans la même chaîne. Et l'on observe aussi que toutes les expressions successives d'un conflit n'expriment pas toujours cette opposition, mais parfois les conséquences du rapport d'opposition. En pratique, on dira que le conflit est l'évolution de ce rapport d'opposition, évolution parce qu'il y a une chaîne qui empêche les expressions de changer de place.

Il ne semble pas possible d'aller plus loin dans la généralisation des
traits communs aux pièces étudiées.

Cette description permet alors de formaliser la définition de l'unité d'action de la façon suivante : Le principe, ou la structure de composition, qu'on dénomme unité d'action a pour fonction de créer l'unité nécessaire de l'œuvre dramatique par une seule et même action. (Une autre œuvre dramatique pourrait bien avoir plusieurs actions unifiées par un autre principe.)

L'action aura pour fonction d'établir un système dans un ensemble
de scènes. Elle se distingue d'autres moyens ayant la même fonction, en
ce qu'elle le fait par l'intermédiaire d'une ou de plusieurs intrigues.

L'intrigue aura pour fonction d'établir une chaîne dans une succession de scènes. Elle se distingue d'autres moyens (d'indications temporelles, par exemple), en ce qu'elle le fait à l'aide d'un ou de plusieurs conflits.

Le conflit aura pour fonction d'établir une ou plusieurs chaînes dans

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une succession d'expressions se rapportant aux relations entre les personnages d'un même groupe. (En réalité, le conflit a une double fonction : celle qui nous intéresse ici, et celle d'établir les relations entre les personnages de ce groupe.) Le conflit se distingue d'autres moyens ayant la même fonction, en ce que l'élément fixe du conflit est un rapport d'opposition entre deux (groupes de) personnages, rapport toujours exprimé dès le début de la chaîne qui est l'expression du conflit. (Vu ce que nous avons dit plus haut, on pourrait avoir un rapport d'opposition qui n'évolue pas, ou autre chose (un personnage, par exemple) qui évolue ; ni dans l'un ni dans l'autre cas, on n'aurait de conflit.)

De cette définition on tirera, inversement, les conditions « minimales
» qu'une pièce doit remplir pour qu'on puisse dire qu'elle réalise
l'unité d'action.

Il faut qu'on y trouve l'expression d'un rapport d'opposition qui soit la première expression d'une chaîne qui est l'expression de l'évolution de cette opposition. Cette chaîne-conflit doit servir à former une chaîne de scènes, appelée intrigue, et celle-ci doit faire partie d'un système de scènes, appelé action. Enfin ce système doit être ce qui confère à la pièce son unité, fait d'elle un tout cohérent.

Ne reste alors qu'à trouver un moyen pour décider si telle ou telle expression est l'expression d'un rapport d'opposition ou non. Une solution - provisoire probablement — sera d'établir un inventaire des relations possibles entre les personnages : un rapport d'opposition, un rapport d'appui (ou de soutien, c'est-à-dire celui, le plus souvent, qu'il y a entre protagoniste et confident) et un rapport d'indifférence.

Lorsqu'on analyse une œuvre dramatique pour savoir si elle réalise ou non l'unité d'action, on procédera tout naturellement de la manière indiquée par les derniers alinéas, c'est-à-dire qu'on cherchera d'abord des expressions de rapports d'opposition, et qu'on examinera ensuite si elles forment des conflits, etc. C'est ce que nous allons faire, d'abord pour Andromaque, puis pour Lorenzaccio, en détails pour le premier acte, dans les grandes lignes pour la suite.

2. L'unité d'action dans Andromaque

1,1, la première scène de la pièce, présente déjà les expressions de
quatre rapports d'opposition différents. Oreste et Pylade parlent de
celui entre Oreste et Hermione :

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L'amour me fait ici chercher une inhumaine

(v. 27 ; en outre v. 51 sq) ;

de celui entre Oreste et Pyrrhus :

J'entends de tous côtés qu'on menace Pyrrhus

(v. 67) ;

On m'envoie à Pyrrhus, j'entreprends ce voyage.
Je viens voir si l'on peut arracher de ses bras
Cet enfant dont la vie alarme tant d'Etats.

(v. 90 sq) ;

de celui entre Pyrrhus et Hermione :

On dit que, peu sensible aux charmes d'Hermione,
Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne

(v. 77 sq, en outre v. 125 sq) ;

de celui entre Pyrrhus et Andromaque :

Pour la veuve d'Hector ses feux ont éclaté ;
II l'aime : mais enfin cette veuve inhumaine
N'a payé jusqu'ici son amour que de haine ;

(v. 108 sq).

Ces expressions concrètes de rapports d'opposition fonctionnent
donc comme une sorte de signaux : probablement - mais pas nécessairement
— on verra qu'elles ont formé des points de départ de conflits.

Tels qu'ils sont exprimés ici, on voit que les rapports d'opposition « s'entrelacent » dès cette scène à un tel point que l'un ne pourra probablement pas beaucoup évoluer sans que les autres ne le fassent aussi : non seulement du fait que le même personnage intervient dans plusieurs rapports différents, mais aussi et surtout parce que la « neutralisation », prévue ou recherchée, de l'une des oppositions provoquera celle des autres (ainsi, les deux premiers rapports d'opposition sont liés aux vers 93 sq, et les deux derniers aux vers 115 sq).

1,2 met Oreste et Pyrrhus face à face. Cette scène exprime une évolution du rapport entre les deux personnages en ce qu'Oreste y présente à Pyrrhus la demande qu'il voulait, disait-il dans la scène antérieure, lui faire. Par là, la scène 2 antéposé donc la scène 1 ; par contre, nous ne pensons pas qu'il y ait une relation de présupposition, parce que nous ne trouvons rien dans l'entretien Oreste-Pyrrhus qui présuppose quoi que ce soit dans l'entretien Oreste-Pylade.

Cette assertion doit pouvoir être contrôlée. Sa forme négative nous
empêche de le faire d'une manière exhaustive et passablement brève ;

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mais l'on pourrait, par exemple, la comparer à un détail de l'interprétation
que donne Lucien Goldmann de la pièce. Lorsque celui-ci caractérise
la scène en écrivant :

la scène où Oreste demande à Pyrrhus, avec l'espoir de ne rien obtenir
(« Pressez, demandez tout pour ne rien obtenir » dit Pylade (au vers 140)),
ce que celui-ci refuse sous des prétextes fallacieux, ... »4»4

il semble y voir ce que nous appelons une relation de présupposition, en ce sens que l'attitude d'Oreste présuppose le conseil que lui donne Pylade. Mais pour que cela soit vrai, il faut que l'attitude d'Oreste ait changé de la scène 1 à la scène 2, et le texte ne dénote pas un tel changement ; les vers

Perdez un ennemi d'autant plus dangereux
Qu'il s'essaiera sur vous à combattre contre eux.

(v. 171 sq)

n'expriment pas autrement le rapport d'opposition entre Oreste et
Pyrrhus que ne l'exprimaient les vers 91-92, cités plus haut.

1,3 présuppose 1,2 (et l'antéposé alors aussi, dans le contexte qui nous intéresse ici : celui des conflits et des intrigues), plus précisément en présuppose la fin, où Pyrrhus autorise Oreste à aller voir Hermione. L'étonnement de Phœnix (v. 249) et la « révélation » de Pyrrhus (v. 253 sq) indiquent que la permission accordée par ce dernier a fait évoluer le rapport d'opposition entre Oreste et Hermione, en ce sens qu'Oreste a surmonté un obstacle . Pyrrhus, lequel eût dû l'empêcher de prendre contact avec Hermione.

En réalité, la « révélation » de Pyrrhus n'en est pas une : elle n'exprime pas, à proprement parler, une évolution du rapport d'opposition entre Pyrrhus et Hermione (même si l'on peut dire qu'elle l'approfondit) par rapport à la mention qu'en faisait 1,1 : les deux « tranches de scène » où s'exprime ce rapport auraient pu, sans remaniements, changer de place.

1,4 enfin présuppose évidemment 1,2 puisque Pyrrhus fait savoir à Andromaque ce qu'Oreste lui a demandé. Lorsque Pyrrhus presse Andromaque de prendre une décision, et qu'elle refuse de l'épouser, cela fait évoluer le rapport d'opposition entre les deux. La relation qui est établie de la scène 1,4 à la scène 1,2 fait qu'en cet endroit, ou à ce moment de la succession, on peut se dire que le conflit Oreste-Pyrrhus



4: Lucien Goldmann: Racine, Paris 1956, p. 91.

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« passe » dans le conflit Pyrrhus-Andromaque ; ou plutôt, pour rester dans notre formalisation, que les scènes 1, 2 et 4 expriment un seul conflit où Oreste est maintenant remplacé par Andromaque. Mais comme, dans la suite, nous trouverons des expressions - relativement indépendantes - de l'un et de l'autre conflit, nous dirons que l'évolution, exprimée ici, du rapport d'opposition entre Pyrrhus et Andromaque fait indirectement évoluer l'autre aussi.

En revanche, 1,4 n'antepose ni ne présuppose 1,3 par des expressions de rapports d'opposition ; du point de vue qui nous intéresse ici, les deux scènes sont juxtaposées. (Remarquons pourtant que 1,4 antéposé 1,3 à l'aide d'un autre moyen : la combinaison de personnages Pyrrhus-Andromaque-(Céphise)' la combinaison Pyrrhus-(Phœnix)' la « réplique de passage » : « Andromaque paraît » (v. 258).)

Dans le premier acte, nous voyons donc évoluer trois rapports d'opposition, et se former par conséquent autant de conflits. Le quatrième rapport d'opposition qui s'y trouve exprimé n'évolue pas (pas directement du moins ; peut-être indirectement dira-t-on, puisqu'il est lié aux autres) : le rapport entre Pyrrhus et Hermione est le même à la fin de l'acte qu'au début, et il est constamment marqué de la même incertitude.

A l'aide des conflits, il se forme deux intrigues. On peut décrire les chaînes de scènes établies dans cet acte de deux façons : dire ou bien qu'il y a une chaîne 1,1-2 puis deux chaînes 1,2-3 et 1,2-4, ou bien qu'il y a deux chaînes 1,1-2-3 et 1,1-2-4 qui se recouvrent donc sur une partie de la succession. Lorsqu'il s'agit d'intrigues, il semble que la seconde solution soit la plus pratique.

Nous pourrons schématiser ce résultat comme suit :


DIVL557

Les lignes y figurent les intrigues. Entre deux scènes qui se trouvent sur deux lignes différentes (dans deux intrigues différentes), il n'y a pas de relation directe : elles peuvent changer de place l'une par rapport à l'autre, et l'une ne présuppose pas directement l'autre. Entre deux scènes qui se trouvent sur la même ligne, il peut y avoir deux relations : la seconde scène peut antéposer seulement la première (ce qui est marqué par une parenthèse autour de la scène antéposée) ou elle peut la présupposer (et Tantéposer du même coup).

Il serait fastidieux — et impossible ici — de continuer l'analyse aussi

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minutieusement jusqu'à la fin de la pièce. Mais poursuivie jusqu'au
bout, l'analyse donne pour l'ensemble de la pièce le résultat que voici :

II y a cinq conflits. En plus des quatre rapports d'opposition déjà
mentionnés, un cinquième est exprimé à la scène 11,1, qui oppose Hermione
et Andromaque :

J'ai déjà sur le fils attiré leur colère ;

Je veux qu'on vienne encor lui demander la mère.
Rendons-lui les tourments qu'elle me fait souffrir ;
Qu'elle le perde, ou bien qu'il la fasse périr.

(v.445 sq)

mais il ne commence à évoluer qu'à partir de la fin de la scène 111,3 :

Dissimulez ; votre rivale en pleurs
Vient à vos pieds, sans doute, apporter ses douleurs.

Dieux ! ne puis-je à ma joie abandonner mon âme ?
Sortons : que lui dirais-je ?

(v. 855 sq)

et il se forme un conflit (exprimé dans les scènes 3, 4, 5 et 6) où le refus d'Hermione détermine Andromaque - fortement soutenue par Céphise - à s'adresser de nouveau à Pyrrhus. En réalité, c'est donc Hermione qui - sans le savoir - provoque l'accord définitif entre Pyrrhus et Andromaque.

A l'aide de ces cinq conflits, il s'établit un réseau d'intrigues qu'on
peut schématiser ainsi :


DIVL559

(Les lignes y figurent les intrigues, ou chaînes de scènes, et les parenthèses
autour d'une scène signifient que celle-ci est seulement antéposée, et non pas
présupposée, par ce qui suit.)

On remarque que la scène 1,1 est antéposée par 1,2 mais présupposée
par 11,1. Ce sont les vers :

Je fais ce que tu veux ; je consens qu'il me voie ;
Je lui veux bien encore accorder cette joie.
Pylade va bientôt conduire ici ses pas ;

(v. 385 sq)

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qui présupposent les vers :

Eh bien ! va donc disposer la cruelle
A revoir un amant quine vient que pour elle.

(v. 141 sq).

En outre, nous avons marqué de deux croix trois relations de présupposition, celles qui lient respectivement la scène 11,4 à la scène 1,4 et les scènes IV,I et 1V,2 à la scène 111,8. Dans les deux cas, la croix indique un épisode qui n'est pas décrit directement, mais sans lequel il n'y aurait pas de relation de présupposition. L'épisode est, dans les deux cas, un entretien entre Pyrrhus et Andromaque où celle-ci dit d'abord « non » et puis « oui » aux propositions de Pyrrhus.

C'est la scène 11,5 qui rend compte du premier entretien, et c'est seulement alors que s'établit la relation de présupposition entre 1,4 et 11,4. En effet, 11,4 ne renvoie explicitement qu'à 1,2, et, au moment même où Pyrrhus vient annoncer à Oreste sa résolution de lui livrer Astyanax et d'épouser Hermione, on ne sait pas encore si c'est par « pur caprice » ou non.

Le second entretien est mentionné par les vers

Pyrrhus vous l'a promis. Vous venez de l'entendre,

(v. 1053 sq),

et c'est par cet entretien (et non pas par « la visite au tombeau d'Hector » dont on fait d'ordinaire l'épisode important entre l'acte 111 et l'acte IV) que s'établissent les relations et de IV, 1 et de 1V,2 à 111,8.

(On voit que nous n'avons pu introduire ces épisodes dans la description des intrigues qu'en faisant intervenir dans l'analyse de la succession les résultats de l'analyse de l'ensemble. C'est pour simplifier ; autrement, il aurait fallu donner d'abord un schéma des chaînes dans la succession et ensuite le corriger par un schéma du système dans l'ensemble.)

Le schéma montre que les différentes intrigues se joignent, ou se recouvrent, en quatre endroits : 1,1, 11,4, 111, 6—7-8 et enfin en V, 3-4-5. On peut dire que le premier endroit correspond à la mise en branle de l'action par la venue d'Oreste, et les trois autres aux péripéties de l'action : les volte-face inattendues de Pyrrhus (aux second et troisième endroits) et d'Hermione (au dernier).

Comme il y a des relations de présupposition entre tous les ensembles

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de scènes que forment les chaînes-intrigues, ces ensembles forment un seul système, l'expression d'une action. Et comme toutes les scènes font partie de ce système, nous pouvons dire que l'unité d'action est réalisée dans Andromaque.

Pour une acception moins large du sens de la notion d'unité d'action, celle de Jacques Schérer, qui veut que l'unification de la pièce ait lieu seulement lorsque l'une des intrigues (ou une partie des intrigues) présuppose — directement ou indirectement — toutes les autres (et non pas lorsque toutes les intrigues présupposent une seule intrigue), Andromaque ne réalise pas tout à fait l'unité d'action, puisque les deux scènes IV,I et V,l forment chacune une chaîne-intrigue (ou une partie d'une chaîne-intrigue) qui est seulement antéposée et non pas présupposée par ce qui suit, même si elles présupposent toutes les deux ce qui précède.

Cette interprétation est justifiée dans la mesure où il semble bien que ce soit là le sens que l'époque de Racine attribuait à la notion d'unité d'action. Les deux scènes en question ne seront alors pas placées dans le système, mais seulement autour du système qui est l'expression de l'action.

Cela semble devoir être important pour la première scène surtout : les deux scènes donnent en premier lieu des portraits des caractères des protagonistes féminins ; mais la première scène, qui décrit Andromaque, est beaucoup plus importante par rapport à l'ensemble des scènes où elle apparaît, que ne l'est la seconde, par rapport aux scènes où apparaît Hermione. L'absence de relations de présupposition touche donc moins à la place que l'action attribue dans la pièce à Hermione qu'à la place qu'elle donne à Andromaque.5

On nous objectera peut-être que cette analyse est inutilement compliquée pour arriver à conclure que la pièce réalise l'unité d'action. Nous y répondrons que si elle est compliquée, c'est que nous ne voyons pas comment donner autrement une analyse qui permette de comparer Andromaque et Lorenzaccio.

(A suivre).

Steen Jansen

COPENHAGUE



5 : Voir notre article Sur les rôles des personnages dans Andromaque dans Orbis Littcrarum, vol. XXII (1967), (Papers dedicated to professor, dr. phil. F. T. Billeskov Jansen). pp. 77-87.