Revue Romane, Bind 3 (1968) 1

Les premières études portugaises en Scandinavie (du XVIIe au XIXe siècle): La grammaire de Trangambar - Le manuscrit de Rasmus Rask

PAR

LEIF SLETSJØE

Les études portugaises en Scandinavie ne sont encore pas très poussées, mais elles existent de longue date : leur début remonte au XVIIe siècle, à la période d'expansion politique qui mena à l'établissement de la petite colonie dano-norvégienne de Trangambar (Tranquebar), sur la côte orientale des Indes. L'enclave, achetée par le roi Christian IV au souverain du pays, se trouvait en plein domaine linguistique portugais (hégémonie assurée par les découvertes portugaises aux environs de 1500).1

Le roi Christian IV prit aussitôt des mesures en vue d'installer à Tranquebar une mission protestante, qui commença par s'assurer des collaborateurs allemands : Ziegenbalg et Grundler (de Halle). Avant même l'arrivée des missionnaires, on avait fait certains efforts visant à l'instruction des indigènes et des enfants des esclaves attachés au service des colonisateurs anglais dans la région. Les missionnaires contribuèrent largement au succès de cette action.

Notre premier contact avec le portugais eut donc lieu à une époque
reculée et dans un pays lointain. Des lettres envoyées très tôt de



1 : Cf. David Lopes, A Expansâo da Lingua Portuguesa no Oriente nos sáculos XVI, XVII e XVlll, Barcelos 1936, pp. 147 ss. - Le roi envoya en 1618 deux expéditions qui devaient s'installer sur la côte de Coromandel (plus tard on atteignit d'autres points dans la même contrée). Peu après fut créée la Compagnie des Indes Orientales (Lopes pp. 19-21). Lopes cite un traité de paix (p. 36), rédigé en 1620 en allemand et en espagnol (prétendant être du portugais), entre Christian IV et le prince de Tanjore. - En 1807, Tranquebar passa aux Anglais. Sept ans plus tard, il était de nouveau aux mains des Danois, qui cependant le vendirent aux Anglais en 1845. L'influence du portugais y était toujours considérable. En 1828, le gouverneur de Serampore (qui était, à cette époque, un Norvégien) recevait les rapports quotidiens du commandant indigène en langue portugaise.

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Tranquebar au Danemark soulignaient la nécessité, pour ceux qui pensaient y aller, d'apprendre la langue portugaise. Ziegenbalg et Grundler connaissaient déjà la situation quand ils acceptèrent l'invitationdu roi Christian IV à se rendre en Orient pour y fonder une missionreligieuse .2 Dès avant leur départ, ils se répartirent les tâches, Ziegenbalg allant s'occuper principalement du tamil, et Grundler du portugais. Leurs efforts en vue de la catéchisation des habitants de langues tamile et portugaise ont considérablement renforcé les études portugaises à Tranquebar dans son ensemble.3

Le portugais parlé par les esclaves des colonisateurs était une sorte de « pidgin » ou « crioulo », ufie langue formellement réduite, héritée de leurs aïeux, et qui leur servait de véhicule, permettant également aux différentes populations habitant les ports de la côte orientale de communiquer entre elles. Lopes estime qu'il existait aux Indes trois types de langue portugaise : « a pura, a meio-deturpada, e a completamente deturpada ». Il parle de cette dernière comme d'une « giringonça » et souligne son rôle de lingua franca.4

Le contact des Scandinaves avec le milieu de langue portugaise, remontant à l'établissement de la petite colonie, s'est donc amplement développé sous l'égide de la mission religieuse. Ces études portugaises n'en appartiennent pas moins à l'histoire de la philologie scandinave, et en forment un chapitre bien singulier. Le chercheur portugais David Lopes (cf. la note 1), qui a compulsé à Copenhague les matériaux



2 : Cf. Lopes, op. cit., pp. 48-49 et 147. Dans son compte rendu du livre de Lopes, dans Boletim de Filologia, 4 (1936), p. 385, M.José Pedro Machado parle de cette mission comme étant « hollandaise ».

3 : « No tempo de Frederico IV (1690-1730), esta possessâo dinamarquesa viu aparecerem e prosperaren! os primeiros missionários evangélicos, que na cidade e em varios outros lugares da costa, prègaram o protestantismo na lingua do país, o tamul, eem lingua portuguesa, . ... » (Lopes pp. 21-22, voir en outre pp. 46, 149-51). Les deux missionnaires, et leurs successeurs, ont accompli un travail méritoire pour traduire différents textes religieux en tamil. - Grundler dit avoir commencé ses études portugaises en Allemagne, et continué pendant le voyage (cf. Lopes, pp. 48-49). - On sait qu'on enseignait le tamil et le portugais, en 1717, dans une école de Cuddalore (Lopes, pp. 47, 151-52 et 156).

4 : P. 54 (voir également pp. 60 et 62). Il prend un intérêt particulier à cet aspect de l'histoire du portugais en Orient, citant en outre les études importantes de Hugo Schuchardt sur le crioulo (cf. pp. 23-25, et pp. 45-46 pour ce qui est de ce patois).

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relatifs à la colonie de Tranquebar, a fait état des principaux événementsde cette histoire. Si nous en reprenons ici quelques points concernantla mission de Tranquebar, c'est d'abord pour souligner l'importancede celle-ci dans tout ce qui a trait aux études portugaises dans la colonie. Mais c'est aussi parce qu'elle a joué un grand rôle dans l'évolution ultérieure, au Danemark, des études du portugais. Il y a, en effet, une continuité entre la mission et les recherches de RasmusRask, le génial linguiste qui — avec Bopp et Grimm — jeta les bases de la nouvelle science comparative des langues indo-européennes. Rask avait été amené à faire un voyage aux Indes pour y poursuivre ses études sur les relations des langues européennes avec le sanscrit, et l'on présume qu'il séjourna un certain temps à Tranquebar. Dans son manuscritportugais, il dit avoir examiné quelques livres imprimés par la mission. Nous y reviendrons plus loin, après l'étude de la Grammatica Portuguesa, qui, dans le domaine linguistique, représente sans doute le principal fruit des efforts de la mission (elle fut imprimée dès 1725). Nous tenons cependant à signaler que Rask ne semble pas avoir étudié ce livre-là en particulier. Il est vraisemblable qu'on a perdu beaucoup des matériaux datant de cette période.

L'impression de livres à Tranquebar commença lors de l'installation, en 1712, d'une presse envoyée d'Europe deux ans auparavant. Il en serait sorti un assez grand nombre de livres, pour la plupart des textes religieux. A Copenhague on connaissait (dès 1729) l'ampleur prise par ces travaux de publication. Le tout premier livre sorti de la presse semble avoir été la « cartilha » citée par Lopes. C'est un opuscule de format très réduit et ne contenant que 10 pages, imprimé à Tranquebar en 1712 : « Na Estampa dos Missionarios de! Rey de Dennemark »,5

En raison de l'importance qu'attribuait la mission à l'existence d'écoles comme moyen permettant de propager la culture chrétienne, on se mit de bonne heure à préparer un « manuel » de portugais. C'est en 1725 que parut la première partie de celui-ci, sous la plume du



5 : Pour l'impression de livres à Tranquebar, voir Lopes, pp. 52-53 et 153-55. Le petit ABC est un spécimen précieux, conservé à la Bibliothèque Royale de Copenhague. A la première page, nous lisons en bas : Je-su Chri-sto ; à la page suivante, nous trouvons des exemples de syllabes : Ab eh ib ob üb, puis Ba he hi bo bu (etc.). P. 3: A O-ra-çaô do Se-nhor ; plus loin Les articles de Foi, Les Commandements, quelques prières et petits passages de textes religieux (on note la division des diphtongues : Pa-e, te-u, ce-os, re-yno, etc.).

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missionnaire allemand Dal (Lopes p. 174). Trois autres parties virent le jour par la suite : en 1726, 1727 et 173l.6 Dans ce qui suit, nous allons examiner de plus près ces quatre parties, reliées en un petit volume :

Primeira Parte da Grammatica Portugueza, convem a saber, as Conjugaçoens
dos Verbos regulares e irregulares, Para o uso da Escoia Portugueza
de Trangambar.

Dans cette première partie sont exposées les formes d'un certain nombre de verbes, mais sans la moindre explication sur leur mode d'emploi (domaine propre des différents temps, etc.). On y présente, sans plus, les formes de l'indicatif et du subjonctif, en leur opposant des formes verbales appartenant à d'autres langues. Ainsi, dans le premier chapitre (Dos verbos substantivos e auxiliares, pp. 1-17), trouve-t-on, à côté des formes portugaises, celles de l'italien (Liçam I : ser), du castillan (II : estar), du français (111 : haver), du danois (IV : ter). Au chapitre suivant (Dos verbos regulares, pp. 17-32) nous avons les trois conjugaisons : que he dos Verbos que se acabaô em AR (ER, IR). En regard, les formes verbales de l'allemand (« tudesco », Liçam I : andar), de l'anglais (II : aprender) et du néerlandais (« flamengo », 111 : servir).7

Parfois, la morphologie verbale du portugais est plus riche que celle des autres langues, ce qui se note particulièrement dans les paradigmes de l'italien et de l'anglais, où il y a des cases vides. On aurait dû aussi procéder de la sorte dans le cas de l'allemand : Nos tivérmos andado en regard de « Wir werden gewandelt haben » (ce qui ne donne pas le sens exact). De même, pour ce qui est du danois : Elles teriaô - « De skulde hâve », par rapport à Elles tivérem - « De skulle hâve ». Il en découle qu'on a eu assez de peine, ce qui est d'ailleurs normal, à trouver l'équivalence de l'infinitif flexionné du portugais.



6 : En bas de la première page de chaque partie : Na Officina da Real Missaô de Dinamarca. La dernière partie existait dans une seule édition, tandis que les autres en ont connu deux: La première fut réimprimée en 1733, la deuxième en 1751 et la troisième en 1732 (c'est là la seule édition existante de cette troisième partie, celle de 1727 ayant disparu). Sur ce point, se référer au livre de Lopes, chapitre 5 : « Impressôes portuguesas da missao protestante de Trangambar » (en particulier les pp. 174-78).

7 : Ce qui représente un verbe mal choisi. — Dans le chapitre 1, ¿et et c^iui sont appelés verbes « substantivos », tandis que haver et ter sont « auxiliares

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II est vraisemblable qu'on a voulu présenter ces correspondances pour des raisons de commodité, les fonctionnaires attachés à la mission (et à l'administration de la colonie dans l'ensemble) étant de différentes nationalités. On se rend compte, par cette disposition, que le manuel était destiné à ces fonctionnaires tout autant qu'aux écoliers. On note l'absence complète d'observations qui auraient pu aider les indigènes à mieux comprendre le système verbal d'une langue européenne. Il semble bien que les missionnaires n'aient pas compris la portée de telles explications linguistiques, et cela malgré leurs propres efforts en vue d'apprendre le tamil.

Dès le troisième chapitre, le texte est exclusivement en portugais. Il s'agit maintenant des verbes irréguliers, divisés en treize sections : caber, dar, dizer, fazer, ir, poder, por, querer, rir, saber, trazer, ver, vir (pp. 33-58). Vient ensuite la section XIV, où l'on apprend la conjugaison des verbes Apraz, Praz et Soe ; à la XVe section sont traitées quelques irrégularités verbales (il y est donné l'indicatif et le subjonctif du présent de 44 verbes ir réguliers).

Segunda Parte da Grammatica Portugueza, convem a saber a Prosodia ou Accentuaçam das Dicçoens Portuguezas, proposta em Regras e Exemples, como tambem em Vocabulario de Nomes accentuados, Conforme a ordem do A, B, C. Para o uso da Escola Portugueza de Trangambar.

On commence par fournir des règles d'accentuation: §§ 1 à 5 Das dicçoens que na penultima tem A (E, I, O, U) ; §§ 6 et 7 Das dicçoens que na ultima tem Vogai (Consoante). Dans le deuxième chapitre (pp. 13-28), nous trouvons un Vocabulario de nomes accentuados, où les syllabes toniques sont toujours surmontées d'accents. Le troisième chapitre (pp. 29-38) présente Varios nomes appellativos e proprios com seus Accentos. Dans les dernières sections de ce chapitre (§§ 7-8, pp. 38-40), est exposée la Differença entre o Accento dos Nomes e o dos Verbos (ex. adúltera - adultéra, etc.), avec l'adjonction d'autres verbes tels que abrevio, desaguo, etc.

Terceira Parte da Grammatica Portugueza, convem a saber os Adagios mais uteis e mais usados, que cm parte mostraô o como as cousas succedem no mundo, em parte daô bons Avisos para viver no Mundo. Juntamente com algumas Phrases Adagiaes e Noticias Históricas. Para o uso da Escola de Trangambar. Segunda ìmpressaó.

Les deux premiers chapitres (pp. 1-24 et pp. 24-31) renferment par
ordre alphabétique Adagios em sentença, du type « A Agoa o da, e a

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agoa o leva », suivis de Adagios em Phrase, du type « Abateo-lhe as cristas ». Le chapitre 3 est divisé en six paragraphes, relatant les événementshistoriques les plus essentiels, avec datation dans chaque cas, p. ex. au § 1 (pp. 32-34) : « Os Portuguezes, guiados per Vasco da Gama, descobriraò a India chegando a Calicut em 1498 » (y succèdentbon nombre d'autres renseignements).

Les paragraphes suivants contiennent : « Historia da Propagaçaô do Evangelho. Historia da Missâo de Trangambar. Os Reynos e Provincias do Mundo, coni as Cidades mais principaes. Historia dos Reynos do Mundo despois do Nascimento de Christo. As Pestas da Igreja de Dinamarca ».8

Ces paragraphes (pp. 34-44) constituent par conséquent des leçons d'histoire (et d'évangélisation) à l'usage des élèves, et un aide-mémoire pour les Européens. On y remarquera l'importance attribuée aux événements « portugais », c'est-à-dire aux grandes découvertes.

Quarta Parte da Grammatica Portugueza, convem a saber hum Vocabulario em Portuguez e Malabar, que contem os Nomes, Verbos e Adverbios de ambas as lingoas. que sao mais usados no Trato cotidiano, e dos quaes os Vocabulos Malabares vaô impressos coni o carácter Tamul, e juntamente com letra Portugueza. Para o uso da Escola de Trangambar.

Cette dernière partie du manuel débute par quelques renseignements d'ordre phonétique. Etant donnée la difficulté de la prononciation portugaise il est remarquable qu'on ait attendu jusque-là pour s'en occuper (et très succinctement, aux pages 3—7). Ledit exposé phonétique est suivi du vocabulaire portugais-malabar (de 72 pages), s'achevant par de brèves remarques sur les Letras Malabares.

Après avoir examiné ce livre, on a l'impression que les missionnaires ont dû, en classe, suppléer par des exercices oraux aux indications peu satisfaisantes de la phonétique portugaise. La lecture suggère, d'ailleurs, que notre manuel a rendu fréquemment des services dans l'instruction de nouveaux missionnaires, qui allaient contribuer à répandre la religion chrétienne. Ce livre en main, il était certainement possible d'acquérir des notions de portugais. Nous ne savons pas, cependant, si la mission disposait de quelques lectures scolaires (libres) ou si l'on se contentait des textes de la Bible. Pour terminer, nous tenons à rappeler le déséquilibrerelatif



8 : Ci. l'indication de fautes d'impression p. 44 (concernant la deuxième paitie). Pour les fautes de la troisième partie Cet quelques additions), voir la quatrième partie, pp. 7-8.

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équilibrerelatifà la présentation des verbes : les formes seules, non
accompagnées de leur sens ou de leur mode d'emploi.

Rasmus Rask est entré en contact avec la mission protestante à
Tranquebar, et avec le milieu « portugais », lors de son voyage à
travers le pays durant les années 1817-1822.9

La vie avait été assez difficile pour ce grand indo-européaniste, de
santé souvent précaire, sujet qu'il était à de fortes dépressions nerveuses.
Il mourut prématurément à l'âge de 45 ans.

Rask s'est d'abord voué à l'étude des langues germaniques. D'une curiosité linguistique presque illimitée, il se lança également dans des études d'arabe. Dès sa jeunesse, il avait formé le projet de refaire la grammaire de toutes les langues européennes. Ceci l'amena à s'occuper des langues romanes, qui, à son avis, valaient plus par leur « perfectionnement » que par leur antiquité et leur originalité. Il en acquit néanmoins des connaissances sûres, et une grande orientation linguistique pour son époque. On s'en convaincra à la lecture de sa Grammaire espagnole de l'année 1824.10

Le grand linguiste danois a trouvé les loisirs nécessaires pour s'attacher aussi à d'autres langues romanes : le français (qu'il n'aimait pas), l'italien (cf. son livre de 1827) et le portugais. Il nous a laissé en outre quelques notes sur le provençal, le normand et le vieil espagnol. Déjà en 1809, il dit avoir réuni des matériaux en vue d'une grammaire

française, mais nous ne disposons aujourd'hui que de quelques re-

marques et d'un exposé de certaines règles grammaticales, surtout sur
les formes verbales. C'étaient toujours les systèmes flexionnels des
verbes qui l'intéressaient le plus.

Après son voyage en Orient, Rask fit imprimer son livre d'espagnol
comme premier fruit de ses investigations. Cela ne laissa pas d'étonner
le monde scientifique.11 Les indo-européanistes de l'époque accueillirentavec



9: Selon Otto Jespersen, Folkets forere, p. 110, Rask étudia l'espagnol à Madras, puis l'espagnol et le portugais à Bombay, en 1820 (plus tard à Tranquebar).

10: Cf. Leif Sletsjoe, «Rasmus Rask romaniste», dans Studia Nenphìlologica, tome XXIX, Uppsala 1957, pp. 39-53. - Exemples de ses lectures très étendues dans ce domaine, sont ses citations de Fray Luis, Quevedo, Cervantes, Valdés, etc.

11 : Rask dit avoir travaillé là-dessus aux Indes et pendant le voyage de retour (cf. Jespersen, op. cit., p. 120).

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lirentavecdéception cette grammaire d'une langue moderne (à ce propos, il faut souligner la prédilection de Rask, même dans sa façon d'exposer les grammaires modernes, pour les considérations de nature historique).

Nous venons de citer ses études portant sur le portugais. Déjà dans une lettre de l'année 1812, où il parle de ses projets, il signale qu'il a presque terminé son livre de portugais. Or ce livre n'a jamais paru. Dans la collection des œuvres de Rask, à la préface du troisième tome, se trouvent mentionnés trois manuscrits, dont le plus important concerne la langue portugaise : « Udkast til en Portugisisk Sproglaere ved R. Rask » (Esquisse d'une grammaire portugaise . .).12

Dans sa grammaire espagnole, Rask fait preuve de ses connaissances de portugais. L'examen comparé des deux langues sœurs lui a révélé qu'elles sont plus proches du latin que le français et l'italien : la famille pyrénéenne opposée àla famille « alpestre ».13 Il trouve difficile de décider laquelle des deux langues ibériques s'en rapproche le plus,



12 : Aucun livre portugais de Rask n'est mentionné dans la Bibliographia Dánica, 1482-1830, tome IV, Copenhague 1902, où sont cités les deux livres relatifs à Trangambar (voir plus haut). Dans Samlede tildéis forhen utrykte Afhandlinger af R. K. Rask, Préface du troisième tome (Cop. 1938), on trouve enregistrés trois recueils, numéros 38 - 39 - 40, renfermant des manuscrits déposés à la Bibliothèque Royale de Copenhague. Au feuillet 55 verso du recueil n° 40, Rask cite deux livres anglais auxquels il a eu recours dans ses études: Anthony Vieyia, A nen Fui iuguzòi. Giammai in four parts (376 pp.), Londres 1777 (il cite la sixième édition de 1808), et, du même auteur, Dictionary Portuguese and English and English and Portuguese, Londres 1805 (Rask formule des critiques à l'égard de ce dernier livre). Le feuillet 76 concerne l'espagnol. - Nous donnons ici le contenu des recueils nos 38 et 39 :Le premier contient « Optegnelser til Italiensk ved R. Rask ». Or, ici, on a réuni de petites notes relevant de plusieurs domaines. A côté d'un chapitre consacré à la formation des mots (p. 13), et qui appartiendrait à son livre sur l'italien en tant qu'ébauche, nous trouvons aussi (f. 12) « Sjaeldnere sp. Afledninger » (Dérivés rares en espagnol). Dans le recueil 39 figurent « Rask's Optegnelser om gammel Spansk m. m. » II renferme cependant des remarques sur l'ancien français (f. 3), le normand et le provençal (ff. 14 et 18-21). Au f. 6 se trouve une traduction en danois de quelques passages du livre de Mayans, Orígenes de la Lengua Española, I, 58. A la page précédente, Rask cite Manoel de Faria y Scusa, Europa Portuguesa et ses Memorias da Litteratura Portuguesa (f. 7, Maria de Zayasj. Plus loin (t. 11), il y a quelques notes sui le catalan.

13 : Spansk Sproslœre. pp. 9-10 de la Préface.

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« car l'une y est conforme là où l'autre s'en écarte, et vice-versa. L'espagnol présente plusieurs écorchements singuliers des mots, le portugais par contre beaucoup de rétrécissements (contractions). Mais comme celui-ci n'écorche ni ne change les sons autant que l'espagnol, il est peut-être, dans l'ensemble, plus proche du latin. »

En ce qui regarde la « perfection intérieure », Rask préfère aussi le portugais, où la flexion verbale est plus simple sans pour autant perdre son caractère d'achèvement. En effet, la deuxième classe y coïncide avec la première, dans les trois conjugaisons. En espagnol, cette distinction est plus difficile, parce qu'elle n'a pas de base dans la langue d'origine. Pour ce qui est de la musicalité, le portugais l'emporte aussi : Rask donne comme exemples les formes portugaises no(s), qu'il confronte avec les en lo(s) de l'espagnol. Ensuite, il cite le fait que le portugais ignore la jota, son « dur et oriental », puis qu'on n'y trouve pas le [pi et la terminaison des noms en -à comme en espagnol. Il considère les sons nasaux comme une variation agréable.

Nous venons de rapporter les réflexions de Rask sur les verbes portugais. Dans les pp. 89-90 du livre précité, il considère que les deux langues sœurs disposent d'un système verbal bien plus simple que celui du latin ou d'autres langues anciennes : la flexion verbale y est aussi plus « philosophique » et régulière qu'en français et que dans la plupart des langues modernes (Rask note qu'elles n'ont pas de voix passive, étant obligées de se servir de périphrases).1-4



14 : Nous citons son texte danois sur la difficulté de fixer laquelle des langues ibériques se rapproche le plus du latin : « ti hvor det ene afviger der stemmer det andet overens og omvendt. Spansken har mange besynderlige Fordrejelser af Ordene, Portugisisk derimod mange Sammentraekninger, rnen da den ikke fordrejer eller forandrer Lydene sa meget, er den dog mâskje i det hele Latinen naermere. I Henseende til den indre Fuldkommenhed er jeg ogsá tilbojelig til at foretraekke Portugisisk, i det mindste er Gjerningsordenes Bojning der langt simplere, uden at vaere i nogen Mâde mindre fuldstasndig; den anden Klasse falder nemlig der i alle tre Bojnm. sammen med den forste, og den er just i Sp. meget vanskelig at skjelne fra denne, da den ikke grunder sig pâ noget i Stamsproget. ej heller pâ Tonefaldet, som er det samme i begge Klasser, men pâ en vilkârlig Fordrejelse af nogle Ord, der ikke har strakt sig til alle. Med hensyn til Velklangen tilkommer vel ogsâ Portugisisk den forste Plads, da Spansken synes mere stiv og hard. » Pour ce qui est des verbes, il dit (pp. 89-90) ce qui suit : « Denne Ordklasses Indretning er langt simplere i Spansk og Portugisisk end i Latin og andre garnie Sprog, den er tillige langt mère filosofisk og regelret end i Fransk og de fleste nyere Sprog ».

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Passons maintenant au recueil n° 40, consacré en entier au portugais. Comme on pourrait s'y attendre, l'auteur manifeste - dans ces notes - son penchant pour les considérations historiques et linguistiques. Cela ressort surtout du feuillet 56 de l'ensemble, feuillet qui, avec des notes sur le crioulo et un vocabulaire portugais-malabar, conclut le recueil. Rask se réfère, dans celui-ci, à la situation linguistique sur la côte de Coromandel, jusqu'à Madras, où nombre de gens parlant une sorte de portugais difficilement compréhensible veulent qu'on les tienne pour Portugais. Ce crioulo aurait été développé par les esclaves africains qui avaient appris le portugais de leurs seigneurs et en avaient simplifié le système morphologique et la prononciation. Tant que les Portugais régnèrent sur la côte, le crioulo ne fut jamais codifié ni reconnu. Toutes les familles de souche européenne parlaient et écrivaient comme on le faisait au Portugal (ou peu s'en fallait), laissant entièrement de côté cet autre portugais parlé dans la région. Mais quand les Portugais perdirent la domination du littoral, une partie considérable de la population appartenant aux classes inférieures y demeura. Par manque de centres d'enseignement, de contacts avec la métropole et d'occasions de pratiquer le portugais, ces gens se virent réduits au niveau des nègres, tant pour la langue que pour les mœurs.

Après cette petite introduction historique, Rask fait état de certains phénomènes de ce portugais crioulo, qui est devenu un véhicule, une lingua franca, bien plus facile pour les Européens que le hindi parié plus au nord, et tout aussi efficace.15

Dans le recueil n° 40, on a apparemment rassemblé des esquisses provenant de diverses époques ou de différents manuscrits. Tous les matériaux ont un caractère d'ébauches. Par la nature du papier, on se rend facilement compte qu'il y a là des feuillets correspondant à des rédactions différentes, à des étapes dans l'élaboration de Rask, mais on a l'impression que ces parties ne sont pas disposées dans le meilleur ordre ou dans la chronologie correcte.

Les feuillets 61 à 75 constitueraient une rédaction assez ancienne, avec des passages biffés comme si l'auteur s'en était servi dans des esquisses postérieures. Sur ces feuillets, l'écriture de Rask (il emploie des caractères gothiques) est petite et malaisée à lire. Les matériaux sont divisés en paragraphes, mais sans indication de numéros. Rask y



15 : Pour l'avis de Rask sur le crioulo de la côte. cf. les feuillets 56-59.

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progresse vite, mentionnant les « passages » du latin, la formation du
pluriel, les adjectifs, les verbes. Cette rédaction très incomplète se terminepar
certaines remarques sur les voyelles portugaises.

Après avoir ainsi examiné ce qui constitue la fin du recueil des manuscrits portugais, nous passerons à l'étude du reste. Comme l'on ne trouve pas d'indications (données par les matériaux eux-mêmes) sur la bonne chronologie, autant commencer par le début du recueil.

Au feuillet 2, Rask parle de la conjugaison des verbes portugais. Nous y reviendrons plus loin.16 Nous allons d'abord citer les feuillets 4 et 5, d'importance considérable. Il ressort du texte que Rask a dû rédiger ces paragraphes après 1824, l'année où a paru sa grammaire espagnole. En effet, il y dit ce qui suit :

Dans la Préface à ma Grammaire Espagnole, j'ai fait remarquer que les langues « pyrénéennes », plus que l'italien, se rapprochent du latin. Il est remarquable, également, que le portugais et l'espagnol aient partagé en quelque sorte entre eux les correspondances au latin : ce n'est que très rarement qu'elles s'écartent simultanément des formes morphologiques, mais là où l'une des langues s'en écarte, l'autre s'en rapproche toujours. Le portugais s'en approcherait, dans l'ensemble, le plus nettement et le plus fréquemment.17

Ensuite, Rask fournit des exemples nombreux, disposés en quatre
colonnes dont les deux du milieu se réfèrent au portugais et à l'espagnol
(les autres donnant les formes latine et italienne) :

mulher-muget, ¡Hhu-hlju, fazèr-hacèr, fugir-huir, nome-nombre, dez-diez,
dente-diente, novo-nuevo, porto-puerlo, livro-libro, geral-general, sô-solo,
anjo-angel, igreja-iglesia, chuva-lluvia, cheo-lleno, chave-llave.

Il continue ainsi :

Par ces correspondances, on se rend également compte que le portugais n'est pas une variation de l'espagnol. Il en est une vraie langue sœur, souvent plus proche de la source commune et d'autres fois éloignée d'elle d'une manière particulière qui n'a rien à voir avec le développement suivi par



16 : Le feuillet 3 ne contient que quelques remarques sans intérêt.

17 : « I Fortalen til min spanske Sproglaere har jeg anmasrket at de pyrenaeiske Sprog naerme sig Latinen mere end Italiaensk. Det er ogsâ maerkvserdigt hvorledes Port, og Sp. ligesom hâve delt Overensstemmelsen med Latinen imellem sig, sa at de meget sjeelden afvige begge i samme Tilfaelde fra de lat. Ordformer, men hvor den ene afviger naermer den anden sig bestandig, Portugisisk naermer sig dog mâskje i det hele taget Latinen oftest og mest. »

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l'espagnol. Ceux qui ont lu ma Grammaire Espagnole trouveront souvent, là aussi (pp. 188-208), de vieilles formes espagnoles qui s'approchent de la langue portugaise et qui reçoivent d'elle leur explication. Très rarement j'ai eu l'occasion de constater le contraire.18

L'ébauche, qui commence par des notes sur les verbes et qui renferme ensuite ces considérations plutôt historiques ou théoriques, étudie également (après deux feuillets en blanc) la formation des mots. Sont cités à titre d'exemples des mots de types divers, tels que : bastardo, espadim, toleirâo, -ona, paredâo, penhasco, velhice, olhudo, etc. Il est évident que tout cela n'est qu'une esquisse (ff. 2-15), impression étayée par la brève mention des verbes (à la toute première page du recueil, ce qui tendrait à montrer que la disposition des différentes parties n'est pas des plus heureuses).

Dès le feuillet 16, Rask entreprend une autre rédaction (il y annonce le début de Portugisisk Sproglœrë), dont la première partie (f. 17) laisse de la place à la prononciation. Rask revient cependant sur ce chapitre au feuillet suivant en se servant des notes que l'on trouve plus loin. Ces différents matériaux ont été biffés, ce qui indique que Rask était en train de tout refaire. Il est frappant que l'auteur ne soit pas parvenu à un aperçu satisfaisant de la prononciation portugaise (cf. ses remarques heureuses dans le livre espagnol). Après trois feuillets en blanc (19-21), il répète : « Les lettres sont ... », passage ensuite biffé. Les deux pages qui suivent (f. 23) contiennent des « changements de lettres » : e - i comme dans sentir-sinto, etc. Puis viennent quelques remarques diverses, en partie raturées (ff. 24-25), et une petite esquisse des pronoms (f. 26).

Il est vraisemblable que les feuillets 27 à 36 constituent un ensemble.
Rask y expose le système des pronoms, en commençant par les pronomspersonnels



18 : « Man ser heraf tillige at Portugisisk ingenlunde er nogen Afart af Spansk men et selvstaendigt Sostersprog, i mange Tilfaelde nasrmere ved den faciles Kilde, og i mange andre afvegen derfra pâ en egen Mâde, der ikke star i nogen Forbindelse med den, Spansken har fulgt. De som hâve laest min spanske Sproglaere ville ogsâ der (S. 188-208) ofte finde anforte sp. Oldformer, der naerme sig til og ma forklares af Portugisisk ; det omvendte er derimod yderst sjaslden forekommet mig. » Comme caractéristiques du portugais, Rask souligne sa brièveté, sa facilité et son aisance (donnant comme exemples no au lieu de en et et l'absence de sons laryngaux ; cf. ici sa grammaire espagnole). Selon lui, les principaux défauts du portugais sont les nombreux hiatus (ppssna, vea. reo par rapport à l'espagnol persona, vena, cielo).

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nomspersonnelset en divisant les matériaux en paragraphes, de 171 à 184.19 A l'intérieur du § 176 (vossé, etc.) ont été introduits deux feuillets (29—30, traitant de la position des pronoms), qui ne correspondentpas à cette partie. Cette disposition aurait été motivée par le fait que Rask a terminé le § 181 sur le verso du feuillet qui porte, dans le recueil, le numéro 29. Dans le § 184, Rask traite du pronom réfléchi, ensuite - mais sans numérotation - des possessifs.20 C'est là que se termine cette nouvelle étape dans les études portugaises de Rask. La disposition en paragraphes suggère que cette rédaction est assez tardive.

Au feuillet 37, on trouve des notes fragmentaires sur les pronoms, puis sur les nombres ordinaux. Après une page en blanc commencent des remarques sur les temps verbaux (ff. 38 verso, 39 recto), auxquelles succède l'exposition des formes verbales (ff. 40-46). Dans le rapport entre les temps du passé (f. 45), amei opposé à tenho amado, Rask explique le premier comme le plus éloigné (embrassant l'ensemble de l'action), le dernier comme le plus récemment accompli. Au feuillet suivant, Rask s'occupe de la terminologie grammaticale (« Kunstord »), et ensuite il ébauche un vocabulaire réunissant un certain nombre de mots rangés en différentes colonnes.

A en juger par le papier, les feuillets 37 à 55 (les ff. 53 à 55 ayant le recto en blanc) correspondent à un ensemble. Ils renferment des notes dispersées et se terminent par la citation des deux livres déjà mentionnés (cf. la note 12).

Reprenons le point qui concerne les verbes. Rask, dans sa première mention déjà au feuillet 2 (rappelons cependant que nous savons peu de choses sur la chronologie exacte des différentes parties du recueil), constate qu'ils ont une flexion belle, régulière et « entière » qui évoque les verbes grecs mais qui est surtout parallèle à la flexion espagnole. Plus loin il y revient, et expose sur 10 pages des paradigmes verbaux.21

Nous avons dit plus haut que le grand linguiste s'intéressait toujours
aux systèmes des flexions, et notamment aux verbes. Nous en trouvons
une confirmation et une démonstration dans les matériaux qui figurent



19 : II y a également un paragraphe (175) avant 175, et le § 181 fait défaut.

20 : Cf. ff. 33 verso et 34 recto (sur les ff. 34 v - 35 r : l'article portugais).

21 : « De port. Gjern. hâve en skjon, regelret og fuldstaendig Bojning ikke ulig de grasskes. men iseer noje overensstemmende med de spanskes ... ». et plus loin (38 v): « Gjerningsordene hâve i Portugisisk en sâre regelret og skdn Indretning, de fattes Lideformen, ...» (voir la note 14).

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dans le recueil n° 40 de la Bibliothèque Royale de Copenhague, et qui
représentent ce qu'il nous reste des efforts de Rask dans ce domaine
d'études.

Ces débris de manuscrits sont malaisés à classifier ou à ranger dans un ordre qui corresponde à la période où ils sont sortis de la main de Rask. Il semble évident, d'ailleurs, que bien des feuillets aient été perdus. Nous rappelons les mots de Rask dans la lettre de 1812. Il se peut bien, il est même vraisemblable, que les restes dont nous disposons aujourd'hui ne sont que les premières rédactions du travail auquel il fait allusion. Il y a cependant un point difficilement explicable : dans le feuillet 4 du recueil, il cite sa grammaire espagnole, parue douze ans après la lettre en question. Ceci semble exclure l'existence, dès 1812 ou plus tôt encore, d'un manuscrit presque prêt à la publication.

Or, nous savons que Rask, après la parution de son livre espagnol (1824), était en train de recueillir des matériaux sur le vieil espagnol (cf. le recueil n° 39). Il n'est pas impensable que le feuillet 4 et les suivants aient été destinés à faire partie d'un travail identique pour le portugais, travail dans lequel il se concentrait sur les anciennes formes. Dans ce cas, il ne nous restera qu'à déplorer la perte de la grammaire portugaise de Rask.

Leif Sletsjoe

BERGEN