Revue Romane, Bind 3 (1968) 1

Écriture et fiction dans Saint Julien l'Hospitalier

PAR

SVENO JOHANSEN

II n'y a pas trace, dans La Légende de Saint Julien l'Hospitalier, des écritures que nous avons discernées dans Un Cœur simple.1 Y apparaissent, évidemment, des articulations telles que d'abord/ensuite/puis, quelquefois!d'autres fois/souvent/un jour, puis/un peu plus tard/ensuite, étant donné que ces articulations sont parmi les plus courantes dans n'importe quel discours ; mais elles n'y sont pas le moins du monde sujettes à cette thématisation latérale qui, dans Un Cœur simple, en faisait des éléments constitutifs d'une écriture.

Mesurons également la différence entre les deux contes sur cette particularité de la langue de Flaubert qui consiste à faire suivre un point-virgule par un verbe sans sujet. Nous connaissons ces deux exemples tirés d'Un Cœur simple :

Puis elle voulut parler au capitaine du bateau ; et, sans dire ce qu'elle
envoyait, lui fit des recommandations.

et:

Dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; - et, toujours silencieuse,
la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois,
fonctionnant d'une manière automatique.

Les phrases sont tendues à l'extrême, et rien ne vient atténuer cette
tension. En effet, nous savons quelle est la fonction de ce phénomène à
l'intérieur des écritures du conte.

Or, voici deux exemples de Saint Julien :

II allait à l'ardeur du soleil, sous la pluie, par la tempête, buvait l'eau des sources dans sa main, mangeait en trottant des pommes sauvages ; s'il était fatigué, se reposait sous un chêne ; et il rentrait au milieu de la nuit, couvert de sang et de boue, avec des épines dans les cheveux et sentant l'odeur des bêtes farouches.



1 : Cf. Revue Romane t. 11, fase. 2, 1967, pp. 108-120

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Et d'une manière encore plus serrée, avec même, omission du verbe :

Les jours de fête, quand le bourdon des cathédrales mettait en joie dès l'aurore le peuple entier, il regardait les habitants sortir de leurs maisons, puis les danses sur les places, les fontaines de cervoise dans les carrefours, les tentures de damas devant le logis des princes ; et, le soir venu, par le vitrage des rez-de-chaussée, les longues tables de famille où des aïeux tenaient des petits enfants sur leurs genoux ; des sanglots l'étouffaient, et il s'en retournait vers la campagne.

Les constructions soulignées ne sont pas moins tendues que celles d'Un
Cœur simple ; mais cette fois-ci, la tension est soigneusement équilibrée
par les phrases qui viennent après.2

Tout cela est fort naturel : si les deux contes sont essentiellement différents, s'ils n'écrivent pas la même chose, ils ne doivent pas avoir la même écriture. Saurons-nous trouver une écriture spécifique de Saint Julien ?

Flaubert termine son conte sur ces mots

Et voilà l'histoire de saint Julien l'Hospitalier, telle à peu près qu'on la
trouve, sur un vitrail d'église, dans mon pays.

Après avoir été qualifié de légende dans le titre, le conte entier est donc désigné, par ses derniers mots, comme vitrail d'église. Or, un vitrail, on le survole d'un seul regard ; et une légende, c'est une histoire qu'on connaît d'avance. Tl se pourrait, donc, qu'il y eût. dans Saint Julien, une tendance vers la simultanéité, et que ce soit là une différence profonde entre les deux contes : bien qu'ils suivent l'un et l'autre un personnage principal de sa naissance jusqu'à sa mort, Saint Julien ne serait pas une vraie succession, telle que l'est si expressément, jusque dans son écriture-labeur, Un Cœur simple.

Il y a bien là l'indice d'une thématisation latérale, ou réflexion sur soi. Mais pour qu'il y ait écriture, il faudrait que nous puissions trouver, sur le plan même du langage, un phénomène tel qu'en lui se réalise, de manière concrète et non point métaphorique, cette éventuelle tendance vers la simultanéité.

Cherchons dans cette direction, en poursuivant d'abord la com-



2 : II y a quatre cas encore, dans Saint Julien, de ces « phrases sans sujet », mais la tension y est pratiquement nulle ; elles ne disent rien, et ne le feraient pas non plus dans le contexte d'Un Cœur simple. Ajoutons que les italiques dans toutes les citations sont les nôtres.

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paraison avec Un Cœur simple. On se souvient du rôle particulier que
jouent, dans ce conte, les pronoms personnels en tant qu'éléments des
écritures. Rien de tel dans Saint Julien.

Il y avait même, dans un endroit écarté, une étuve à la romaine ; mais le
bon seigneur s'en privait, estimant que c'est un usage des idolâtres./
Toujours enveloppé d'une pelisse de renard, il se promenait dans sa maison . .

La distance est considérable entre le nom et son pronom, mais il n'y a pas le moindre doute sur la référence de celui-ci ; un participe présent, puis un participe passé font le pont de l'un à l'autre. Dans l'exemple suivant, la transition est très brusque au contraire, mais parfaitement claire :

Des esclaves en fuite, des manants révoltés, des bâtards sans fortune, toutes
sortes d'intrépides affluèrent sous son drapeau, et il se composa une armée./
Elle grossit. Il devint fameux. On le recherchait.

Or, il y a là un fait nouveau très curieux : elle, il, on, tous les pronoms possibles de la troisième personne du singulier, rassemblés en trois phrases qui ne font qu'une seule ligne (mais un alinéa entier). Et bien que les phrases soient extrêmement courtes, leur construction est aussi variée que le sont les pronoms. Ne dirait-on pas que cet alinéa minime tend à épuiser, non seulement toute une catégorie morphologique des pronoms, mais toutes les possibilités syntaxiques pour construire des phrases qui ne dépassent pas trois mots?

Et maintenant, remarquons également la variation categoriale des qualificatifs de la phrase précédente : « Des esclaves en fuite, des manants révoltés, des bâtards sans fortune, toutes sortes /'intrépides Rappelons-nous, en outre, les deux participes différents reliant le bon seigneur et son pronom. Et puis, voici d'autres passages :

... et comme il était très fort, courageux, tempérant, avisé, il obtint sans
peine le commandement d'une compagnie.

Et bientôt entrèrent dans la chambre un vieil homme et une vieille femme,
courbés, poudreux, en habits de toile, et s'appuyant chacun sur un bâton.

Il ne reste plus grand'chose des possibilités morphologiques de cette
catégorie. Quant aux prépositions :

Des éclaboussures et des flaques de sang s'étalaient au milieu de leur peau
blanche, sur les draps du lit, par terre, le long d'un christ d'ivoire suspendu
dans l'alcôve.

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Qu'on relise, après cela, les deux passages que nous avons cités à
propos des phrases sans sujet :

... il regardait les habitants sortir de leurs maisons, puis les danses sur les places, les fontaines de cervoise dans les carrefours, les tentures de damas devant le logis des princes ; et, le soir venu, par le vitrage des rez-dechaussée, les longues tables de famille . ..

et:

IÍ allait à l'ardeur du soleil, sous la pluie, par la tempête, buvait l'eau des sources dans sa main, mangeait en trottant des pommes sauvages ; s'il était fatigué, se reposait sous un chêne : et il rentrait au milieu de la nuit, couvert de sang et de boue, avec des épines dans les cheveux et sentant l'odeur des bêtes farouches.

Terminons par le passage suivant, qui rassemble en quelques lignes
une partie importante de toutes les manières possibles d'ajouter des
qualifications :

Une seconde enceinte, faite de pieux, comprenait d'abord un verger d'arbres à fruits, ensuite un parterre où des combinaisons de fleurs dessinaient des chiffres, puis une treille avec des berceaux pour prendre le frais, et un jeu de mail qui servait au divertissement des pages.

11 est clair qu'au fond de tout cela il y a un fait très simple : la vieille règle qui veut qu'on crée de la variation dans son discours. Tout comme c'est le cas en ce qui concerne les articulations utilisées dans Un Cœur simple, on pourra donc glaner n'importe où, y compris dans Un Cœur simple, des exemples qui, dans leurs détails, sont analogues aux détails du phénomène que nous venons de voir apparaître dans Saint Julien. Mais ce qu'on ne trouvera pas dans Un Cœur simple, c'est une suite de cas qui, lus ensemble, montrent une tendance prononcée à épuiser les catégories morphologiques ou syntaxiques en question, qui en étalent, dans des unités bien délimitées du discours, des variations très nombreuses, les déploient les unes à côté des autres, comme un éventail pour ainsi dire, donc dans une simultanéité très réelle par rapport à l'apparition normale, généralement beaucoup plus dispersée, de ces variations. Et dans le petit alinéa aux trois pronoms et aux trois types de phrases minima, la concentration est telle que ce phénomène particulier de Saint Julien y vient vraiment se réfléchir sur soi. Nous sommes bien en présence d'une écriture, et d'une écriture du type que nous cherchions.

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II est possible de pousser plus loin cette analyse, dans une direction un peu différente. Voici les exploits de Julien après qu'il a quitté ses parents ; le passage, qu'il faut citer en entier, suit immédiatement l'alinéa des pronoms :

Tour à tour, il secourut le Dauphin de France et le roi d'Angleterre, les templiers de Jérusalem, le sureña des Parthes, le négus d'Abyssinie, et l'empereur de Calicut. Il combattit des Scandinaves recouverts d'écaillés de poisson, des Nègres munis de rondaches en cuir d'hippopotame et montés sur des ânes rouges, des Indiens couleur d'or et brandissant par-dessus leurs diadèmes de larges sabres, plus clairs que des miroirs. Il vainquit les Troglodytes et les Anthropophages. Il traversa des régions si torrides que, sous l'ardeur du soleil, les chevelures s'allumaient d'elles-mêmes comme des flambeaux ; et d'autres qui étaient si glaciales, que les bras, se détachant du corps, tombaient par terre ; et des pays où il y avait tant de brouillards que l'on marchait environné de fantômes.

Et quand il rêve de chasse, après avoir épousé la fille de l'empereur
d'Occitanie :

... il aurait voulu courir sur le désert après les gazelles et les autruches, être caché dans les bambous à l'affût des léopards, traverser des forêts pleines de rhinocéros, atteindre au sommet des monts les plus inaccessibles pour viser mieux les aigles, et sur les glaçons de la mer combattre les ours blancs.

Cela n'est pas pure exubérance : les phrases sont si parfaitement équilibrées ; qu'on regarde simplement la distance entre les mots que nous avons soulignés dans la première citation. Il n'y a pas lieu non plus de s'étonner, en soi, du caractère fantaisiste de la géographie et de la zoologie des passages. « A force de prier Dieu, il lui vint un fils ». Telle fut la naissance de Julien : légendaire. Tout le conte est une légende, et pas seulement dans le titre. Ce qui nous intéresse, c'est la question de savoir s'il est possible de considérer ces « catalogues » comme le déploiement, à côté de l'éventail des variations morphologiques et syntaxiques, d'un éventail non moins large de variations sémantiques.

Nous avons compté un total de non moins de douze de ces « catalogues» au cours du conte, parmi lesquels, outre ceux que nous venons de citer, les visites du marchand, des pèlerins et des vieux compagnons d'armes au château du père de Julien, chaque visite de ce « catalogue des visites » étant elle-même un petit catalogue de marchandises, de pèlerinages et de faits d'armes ; l'apprentissage de la vénerie ; la meute

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et la fauconnerie de Julien ; les deux catalogues d'animaux à l'occasion
des deux « chasses fantastiques » de Julien ; le catalogue des attaques
de Julien commandant de compagnie, etc.

Commentons quelques-uns de ces catalogues. S'ils sont des « éventails sémantiques », ils seront essentiellement de même nature que les éventails morphologiques et syntaxiques, de sorte qu'on pourra s'attendre à les voir fonctionner ensemble ; ce qui, d'ailleurs, n'aurait rien d'étonnant, les énumérations appelant les « variations artistiques ». C'est bien le cas dans l'apprentissage de la vénerie :

Un maître y démontrait à son élève l'art de dresser les chiens et d'affaîter les faucons, de tendre les pièges, comment reconnaître le cerf à ses fumées, le renard à ses empreintes, le loup à ses déchaussures, le bon moyen de discerner leurs voies, de quelle manière on les lance, où se trouvent ordinairement leurs refuges, quels sont les vents les plus propices, avec rénumération des cris et des règles de la curée.

Or, c'est plus qu'une simple énumération à « variation artistique ». Dans le dernier membre de la phrase, qui sort un peu du type des autres membres, se produit une vraie réflexion sur soi, ou thématisation latérale ; puisque le passage lui-même est une énumération, on y est comme appelé à ajouter : et avec énumération des règles de la variation artistique !

Pour ce qui est du catalogue suivant, qu'on le compare à la rhapsodie
sur Loulou dans Un Cœur simple :

D'autres fois, pour débûcher les lièvres, on battait du tambour ; des renards tombaient dans des fosses, ou bien un ressort, se débandant, attrapait un loup par le pied./ Mais Julien méprisait ces commodes artifices ; il préférait chasser loin du monde, avec son cheval et son faucon.

Suit un assez long alinéa qui décrit comment Julien vola « le héron,
le milan, la corneille et le vautour ». Puis, directement après :

II aimait, en sonnant de la trompe, à suivre ses chiens ..

Il n'y a pas de choc entre les phrases sur les lièvres, les renards et les loups ; on n'y ébauche pas de « liaison en trop » : des renards tombaient dans des fosses, parce qu'on battait du tambour pour débûcherdes lièvres, etc. Clairement, d'autres fois est sous-entendu devant chaque phrase. De la même manière, il n'y a pas de contradictionentre il préférait fia fauconnerie) et // aimait (la meute). C'est le simple déploiement des formes de la chasse, rien de plus. Il en est

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de même du catalogue des attaques de Julien, lorsqu'il est devenu commandant d'une compagnie : le catalogue déploie en éventail bien des attaques différentes, mais aucune « liaison en trop » n'y surgit ; et de l'autre côté, il n'y a pas non plus, comme si souvent dans Un Cœur simple, un mot sur lequel tourne ces phrases.

Veut-on savoir comment s'étale, autour de Julien ermite, la catégorie
sémantique des quatre saisons ?

Au printemps, la terre humide avait une odeur de pourriture. Puis un vent désordonné soulevait la poussière en tourbillons. Elle entrait partout, embourbait l'eau, craquait sous les gencives. Un peu plus tard, c'était des nuages de moustiques, dont la susurration et les piqûres ne s'arrêtaient ni jour ni nuit. Ensuite survenaient d'atroces gelées qui donnaient aux choses la rigidité de la pierre, et inspiraient un besoin fort de manger de la viande.

Les deux articulations déterminées étant au printemps et un peu plus tard, les articulations indéterminées puis et ensuite se colorent également de cette durée brève : le temps entier se rétrécit, et les quatre saisons de l'année s'étalent vraiment l'une à côté de l'autre, en éventail de simultanéité.

Ici, il y a bien épuisement total d'une catégorie sémantique. Mais cette tendance est générale, et fortement favorisée, d'ailleurs, par le caractère légendaire du conte. Il est clair, en effet, que les pays secourus et visités par Julien dans le catalogue déjà cité, comme les animaux qu'il rêve de chasser, sont en principe tous les pays et tous les animaux. En voici un autre exemple :

On voyait dans la salle d'armes, entre des étendards et des mufles de bêtes
fauves, des armes de tous les temps et de toutes les nations, depuis les frondes
des Amalécites et les javelots des Garamantes jusqu'aux braque

des Sarrasins et aux cottes de mailles des Normands.

Or, comment cette tendance vers l'épuisement d'une catégorie
sémantique peut être réalisée dans la syntaxe, c'est ce qu'on voit dans
une longue période admirable de la première chasse fantastique :

Un chevreuil bondit hors d'un fourré, un daim parut dans un carrefour, un blaireau sortit d'un trou, un paon sur le gazon déploya sa queue ; - et quand il les eut tous occis, d'autres chevreuils se présentèrent, d'autres daims, d'autres blaireaux, d'autres paons, et des merles, des geais, des putois, des renards, des hérissons, des lynx, une infinité de bêtes, à chaque pas plus nombreuses.

Quatre phrases parallèles, d'abord, où la variation sémantique des

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substantifs est constamment accompagnée par une variation sémantiquedes verbes, de sorte que la variation même est parallélisme. Puis, répétition autour d'un seul verbe, sémantiquement très faible, des mêmes substantifs dans le même ordre. Enfin, toujours autour du même verbe, un déferlement de substantifs désordonnés qui, eux, pourraient en effet continuer à l'infini. C'est bien « une infinité de bêtes, à chaque pas plus nombreuses ».

« C'est lui (Julien), et pas un autre, qui assomma la guivre de Milan et le dragon d'Oberbirbach. » Ce qui veut dire, une fois de plus, qu'en principe c'est Julien qui a fait tous les exploits légendaires, puisqu'on lui attribue l'occision de deux monstres de la « légende générale » ; mais aussi, par la tournure même de l'expression - « lui, et pas un autre » - que tout ce procédé est soumis à la réflexion sur soi.

Ainsi, nous avons trouvé l'écriture de Saint Julien, son écriture de simultanéité, ou écriture-vitrail. Nous pouvons la qualifier iïécritureéventail. Son principe est le déploiement en simultanéité de catégories tant morphologiques et syntaxiques que sémantiques, avec tendance à l'épuisement de ces catégories. Nous l'avons trouvée de la même manière que les écritures à'Un Cœur simple :en conduisant notre analyse exclusivement sur le plan du langage, sans référence aucune au récit du conte. Mais c'est une écriture spécifique, absolument incompatible avec celles d'Un Cœur simple dont le principe est une succession linéaire, avec solution de continuité par rapport à cette succession. 11 est donc certain que, dans Saint Julien, Flaubert écrit autre chose que dans Un Cœur simple. Nous allons nous demander ce qu'il y écrit.

Mais, d'abord, comprenons bien que ce que nous avons analysé jusqu'à présent, c'est aussi toute la perfection de Saint Julien. Même en tenant compte de la maîtrise habituelle de Flaubert, ce petit conte est d'une perfection inouïe, si infaillible qu'elle en devient aveuglante. Tout en pâlissant d'admiration, on se demande en vain pourquoi Flaubert a créé cette merveille. Ébloui, on n'y voit pas. Or, c'est l'écriture même de Saint Julien qui demande le déploiement et la maîtrise de toutes les ressources du langage. Ainsi, du moins savonsnous maintenant que Flaubert ne fait pas de la pure perfection gratuite. La beauté même du conte est fonction de son écriture.

C'est quelque chose, déjà, de savoir cela. Mais il faut bien admettre
que c'est encore très loin d'être assez. Car devant toutes les autres
questions, le conte reste toujours muet. Ainsi a-t-on parlé d'un sadisme

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flaubertien dans Saint Julien.31 Or, si sadisme il y a, c'est tout d'abord le sadisme de la légende, et il y est entièrement absorbé, devient sadisme légendaire. Il en va de même de cette voracité que Richard discerne en maint endroit chez Flaubert. « On y mangea les plus rares épices, avec des poules grosses comme des moutons, » est-il dit des réjouissanceslors de la naissance de Julien ; mais c'est à la même page où la châtelaine prie si bien Dieu, qu'il lui vient un fils. Le conte se ferme sur ces thèmes, les bâillonne pour ainsi dire. Nous ne contestons pas la validité des analyses de Richard ; nous pensons qu'à quelques exceptionsprès, ces analyses sont justes et très importantes. Mais si l'on veut faire parler les thèmes richardiens, montrer leur action dans « l'être flaubertien », il faut s'adresser à d'autres textes ; dans Saint Julien ils ne disent rien qui dépasse le récit-légende du conte.

Par contre, on a l'impression que les deux chasses fantastiques
sortent un peu de ce cercle fermé, qu'il y a parfois en elles une voix
différente de celle de la légende.

Il était en chasse dans un pays quelconque, depuis un temps indéterminé,
par le fait seul de sa propre existence, tout s'accomplissant avec la facilité
que l'on éprouve dans les rêves.

Cette transformation du temps et du lieu, très « type légende » en soi, est dite d'une manière qui ne l'est pas tout à fait, et on la range sans difficulté aux côtés d'un cas analogue noté par Poulet dans Salammbô : « . . . Depuis lors il montait continuellement cet escalier ... Il continuait à gravir avec l'étrange facilité qu'on éprouve dans les rêves. »4»4 Or, si la phrase citée laisse bien entendre un accent qui a toute l'apparence d'être important, il est impossible de faire parler le conte entier de cette voix-là. Le mutisme de Saint Julien reste intact. Dans sa parfaite clarté, c'est une œuvre très hermétique.

Dans Un Cœur simple, nous avons trouvé dans l'écriture une sorte de faille par laquelle venait s'introduire une seconde écriture, et le jeu entre ces deux écritures indiquait assez bien ce qu'elles écrivaient. Y aurait-il une telle faille dans l'écriture de Saint Julien ? Nous n'en voyons qu'une. Il s'agit de Julien après son mariage avec la fille de l'empereur :



3 : Jean-Pierre Richard : La création de la forme chez Flaubert. Littérature et sensation, p. 171 (Paris 1954).

4 : Georges Poulet : Études sur le temps humain, p. 319 (Paris 1950).

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Des princes de ses amis l'invitèrent à chasser. Il s'y refusa toujours, croyant, par cette sorte de pénitence, détourner son malheur ; car il lui semblait que du meurtre des animaux dépendait le sort de ses parents. Mais il souffrait de ne pas les voir, et son autre envie devenait insupportable.

D'abord, que représente ce lea ? Les parents ou les animaux ? Les parents, évidemment ; mais pour la seule fois dans ce conte, on a hésité un peu. Et même après, l'expression son autre envie demeure curieusement gauche, ne cadre pas très bien avec la perfection du conte. Or, ce qu'il y a de plus étrange, c'est qu'en raison justement de l'indétermination de « son autre envie », le sens de la phrase reste valable, que le pronom les se réfère aux parents ou aux animaux : il souffrait de ne pas les voir (les animaux), et son autre désir (des parents) devenait insupportable.

On dirait le centre d'un éventail, le point zéro d'où il peut se déployer dans un sens ou dans l'autre. Avant de terminer, il nous faudra pouvoir expliquer ce phénomène curieux. Mais pour le moment, il ne nous aide en rien : il est impossible, à partir de là, de distinguer une autre écriture de Saint Julien. C'est une sorte de point zéro de l'écriture déjà définie, ce n'est pas le point d'insertion d'une nouvelle écriture. Saint Julien n'en a qu'une seule.

Que faire dans ce cas ? Essayons de nous adresser, non plus à ce récitlégende qui se ferme devant toutes les questions, mais à la fiction du conte et à cet espace de la fiction que nous avons entrevus brièvement dans Un Cœur simple. Nous retournons donc un instant à ce conte.

On se rappelle la scène de la charretée de foin, l'œil qui y surgissait, et qui n'était point celui de Félicité. Cet œil faisait autre chose que de simplement regarder; il agissait pour ainsi dire, formait l'espace et rayait la scène entière. Un phénomène analogue, non plus sur le plan de l'œil mais sur celui de l'oreille, se présente quelques pages plus loin, lorsque Félicité est entrée au service de Mme Aubin.

Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l'allée étalait par terre ses ferrailles. Puis la ville se remplissait d'un bourdonnement de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux, des bêlements d'agneaux, des grognements de cochons, avec le bruit sec des carrioles dans la rue.

On est au beau milieu de cette confusion de sons, et on croit l'être
aussi dans ce qui suit :

Vers midi, au plus fort du marché, on voyait paraître sur le seuil un vieux
paysan ...

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Quel seuil ? Celui de la maison de Mme Aubin, bien sûr ; mais cette
maison n'a pas été mentionnée expressément depuis le premier chapitre,
et nous sommes assez avancés dans le deuxième.

... un vieux paysan de haute taille, la casquette en arrière, le nez crochu, et qui était Robelin, le fermier de Geffosses. Peu de temps après, - c'était Liébard, le fermier de Toucques, petit, obèse, portant une veste grise et des houseaux armés d'éperons./ Tous deux offraient à leur propriétaire des poules ou des fromages. Félicité invariablement déjouait leurs astuces ; et ils s'en allaient pleins de considération pour elle.

Ce n'est donc qu'à la fin que Félicité est nommée, au moment même où les fermiers s'en vont et que la scène est terminée - bien qu'elle ait dû être là, sur le seuil, dès que ce mot a été employé, pour recevoir Robelin et Liébard. Tout cela, qui est très caractéristique de récriture- Félicité, rappelle utilement toute la différence, de ce point de vue, entre les deux contes.

Or, ce seuil de la maison se trouve être aussi un seuil du son. A l'instant même du climax, au plus fort du marché, au moment où Félicité surgit sur le seuil, tous les sons cessent, il n'y a plus que des impressions visuelles. Ce changement, comme dans un film d'où le son disparaîtrait subitement, n'est pas le fait de l'oreille de Félicité : elle n'est point sourde à ce moment-là. Mais « l'autre oreille » se conduit comme si elle l'était, et « l'autre œil », dans la scène de la charretée, comme si elle était aveugle, ce qu'elle ne deviendra que sur son lit de mort.

L'autre œil, l'autre oreille : disons le sujet de la fiction. Ce sujet agit donc sur l'espace de la fiction, lui donne des coordonnées en accord avec l'écriture comme avec la structure essentielle des personnages. Mais que, malgré cela, ce soit bien l'espace du sujet, on le voit clairement à deux reprises.

Presque toujours on (Mme Aubin, Félicité, Paul et Virginie) se reposait dans un pré, ayant Deauville à gauche, le Havre à droite et en face la pleine mer. Elle était brillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu'on entendait à peine son murmure ; des moineaux cachés pépiaient, et la voûte immense du ciel recouvrait tout cela.

Ce n'est pas seulement, comme le fait remarquer Auerbach à propos
d'Emma Bovary5, que jamais ce magnifique paysage n'aurait pu être



5 : Erich Auerbach : Mimesis (Berne 1946).

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dit ainsi par les quatre personnages ; mais, dans le paysage, on leur
donne soigneusement à tous une occupation tout autre que de regarder,
au moins, ce qui est dit par « l'autre bouche » :

Mme Aubin, assise, travaillait à son ouvrage de couture ; Virginie, près
d'elle, tressait des joncs ; Félicité sarclait des fleurs de lavande ; Paul, qui
s'ennuyait, voulait partir.

Et dans un autre passage, le sujet introduit même son propre temps,
un présent qui sort complètement du récit :

Quand le temps était clair, on s'en allait de bonne heure à la ferme de Geffosses./ La cour est en pente, la maison dans le milieu ; et la mer, au loin, apparaît comme une tache grise./ Félicité retirait de son cabas des tranches de viande froide ...

C'est ce sujet, non point indéterminé, nous l'avons vu, mais qualifié par son temps et son espace, qui intervient fortement dans le dernier chapitre du conte. Vers le début on dit : « En songeant à la procession, elle (Félicité) la voyait comme si elle l'eût suivie. » Mais la description suivante n'est pas réglée par la « vue » de Félicité. C'est, répété quatre fois sur deux pages, un va-et-vient entre la rue et la chambre qui, certes, n'est pas effectué par Félicité agonisant ; c'est « l'autre œil » qui se promène de l'une à l'autre. Puis. « la Simonne grimpa sur une chaise pour atteindre à l'œil-de-bœuf », et ce qui suit, on le voit à travers l'œil de la Simonne. Ensuite, * une vapeur d'azur monta (des encensoirs) dans la chambre de Félicité. Elle avança les narines . . . » Par le seul sens qui lui reste, la procession est enfin « sentie » de l'intérieur de Félicité sourde et aveugle, au moment même où elle meurt.

Qui est Flaubert, au milieu de ces changements ? Non pas le sujet de la fiction, mais celui qui fait progresser le chapitre depuis ce sujet, à travers la Simonne, jusqu'à l'intérieur de Félicité. Or, il est vrai que cette progression même ressemble fort à l'écriture de linéarité du conte ! Mais, en tout cas, le sujet de la fiction n'est pas l'auteur.

Est-ce que Saint Julien a un tel sujet ? Oui ! Voici un passage de la
première chasse fantastique :

II vit reluire tout au loin un lac figé, qui ressemblait à du plomb. Au milieu du lac, il > avait une bête que Julien ne connaissait pas, un caatui à museau noir. Malgré la distance, une flèche l'abattit ; et il fut chagrin de ne pouvoir emporter la peau.

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Qui est-ce qui dit que c'est un castor à museau noir, puisque Julien,
justement, ne connaît pas la bête ? De même, quelques lignes avant ce
passage :

Julien s'élança pour le frapper (le second bouc), et, glissant du pied droit,
tomba sur le cadavre de l'autre (bouc), la face au-dessus de l'abîme et les
deux bras écartés.

Julien peut bien se sentir dans cette position, mais ce n'est pas lui qui
se voit ainsi, étalé à plat ventre sur la bête morte. Il y a donc quelqu'un
qui voit et qui sait.

Or, ce n'est pas tout : le mouvement horizontal dans le premier passage cité est très curieux. Le lac reluit tout au loin, mais malgré la distance Julien abat la bête d'un coup de flèche. On peut considérer cela comme un exploit irréel, légendaire ; or, dans ce cas « l'autre œil » s'est rapproché entre-temps pour pouvoir distinguer le castor à museau noir. Ou l'on peut penser que depuis que le lac reluisait au loin, Julien s'est rapproché, de sorte que le coup de flèche, tout en étant toujours tiré à très grande distance, n'est plus irréel et légendaire ; mais alors, subitement Julien est de nouveau loin du lac, puisqu'il est « chagrin de ne pouvoir emporter la peau », et que seule la distance, le lac étant figé, peut l'en empêcher. On dirait une sorte de balançoire horizontale : quand l'un des partenaires se rapproche, l'autre s'éloigne, et inversement.

Maintenant, relisons le début du conte.

Le père et la mère de Julien habitaient un château, au milieu des bois, sur la

pente d'une colline.

On s'approche du château selon une ligne horizontale.

Les quatre tours aux angles avaient des toits pointus recouverts d'écaillés de plomb (ligne verticale en haut), et la base des murs s'appuyait sur les quartiers de rocs (ligne horizontale), qui dévalaient abruptement jusqu'au fond des douves (ligne verticale en bas)./ Les pavés de la cour étaient nets comme le dallage d'une église (ligne horizontale). De longues gouttières, figurant des dragons la gueule en bas, crachaient l'eau des pluies vers la citerne (ligne verticale en bas) ; et sur le bord des fenêtres, à tous les étages, dans un pot d'argile peinte, un basilic ou un héliotrope s'épanouissait (ligne verticale en haut).

Immédiatement après suit le passage déjà cité, où se déploie l'éventail
des modes de qualification : « Une seconde enceinte, faite de
pieux . . . »

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L'espace est donc construit selon des coordonnées horizontales et verticales extrêmement nettes et plusieurs fois répétées. Or, notons bien que ces coordonnées sont aussi fortement vectorisées que dans le passage sur le lac et le castor (sans, toutefois, qu'il y ait mouvement de balançoire). Toits pointus ; dévalaient abruptement ; de longues gouttières . . . crachaient ; figurant des dragons la gueule en bas : dédoublement du mouvement en bas des gouttières ; vers la citerne, exactement parallèle à jusqu'au fond des douves : prolongement du mouvement en bas ; à tous les étages ... un basilic ou un héliotrope s'épanouissait. Et nous pensons que, tout au début, la construction même des phrases participe à cette vectorisation : « Le père et la mère (deux) de Julien habitaient un château, au milieu des bois, sur la pente d'une colline (trois). Les quatre tours aux angles ...» La progression du mouvement horizontal est accompagnée d'une progression régulière des nombres, depuis les deux premiers substantifs (père et mère, non pas parents), à travers les trois parties de la phrase clairement marquées, jusqu'aux quatre tours. Mais quand on aboutit ainsi, tout à fait normalement, au nombre quatre, le mouvement change subitement et d'horizontal devient vertical, si bien que les quatre tours aux angles se dressent vers le haut avec toute la force acquise au cours de l'accélération du mouvement horizontal.

Si l'on pense que nous voyons plus de choses qu'il ne convient de voir dans ce début de Saint Julien, qu'on le compare au début de Herodias ; nous soulignons tous les mots qui y viennent brouiller expressément l'horizontalité et la verticalité nettes :

La citadelle de Machaerous se dressait à l'orient de la mer Morte, sur un pic de basalte ayant la forme d'un cône. Quatre vallées profondes l'entouraient, deux vers les flancs, une en face, la quatrième au delà. Des maisons se tassaient contre sa base, dans le cercle d'un mur qui ondulait suivant les inégalités du terrain ; et, par un chemin en zigzag tailladant le rocher, la ville se reliait à la forteresse, dont les murailles étaient hautes de cent vingt coudées, avec des angles nombreux, des créneaux sur le bord, et, ça et là, des tours (non pas quatre tours aux angles) qui faisaient comme des fleurons à cette couronne de pierres, suspendue au-dessus de l'abîme.

Il semble donc bien que cet espace vectorisé selon des coordonnées horizontales et verticales est quelque chose de réel, et qu'il est spécifiquede Saint Julien. Demandons-nous maintenant quelle est l'aventure de Julien, non d'après le récit-légende du conte, ni d'après les thèmes directs de celui-ci et leurs liaisons éventuelles avec « l'être flaubertien »,

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mais d'après son itinéraire à travers cet espace de la fiction que nous
venons de délimiter.

Deux présages précédaient la naissance de Julien. Voici celui de la
mère :

« Réjouis-toi, ô mère ! ton fils sera un saint ! »/ Elle allait crier ; mais, glissant sur le rais de la lune, il s'éleva dans l'air doucement, puis disparut. Les chants du banquet éclatèrent plus fort. Elle entendit les voix des anges ; et sa tête retomba sur l'oreiller, que dominait un os de martyr dans un cadre d'escarboucles.

Donc, au moment où l'apparition s'élève et disparaît vers le haut, les chants du banquet se rapprochent horizontalement. Quant aux voix des anges, elles sont certainement en haut, et on les entend plutôt lointaines par rapport aux chants du banquet. Enfin, la tête de la mère retombe sur l'oreiller ; mais de ce fait même, le regard s'élève jusqu'à l'os de martyr au-dessus de l'oreiller. Et voici maintenant le présage du père :

II (l'apparition d'un Bohème) bégaya d'un air inspiré ces mots sans suite : « Ah ! ah ! ton fils ! ... beaucoup de sang ! ... beaucoup de gloire ! ... toujours heureux ! la famille d'un empereur. »/ Et, se baissant pour ramasser son aumône, il se perdit dans l'herbe, s'évanouit./ Le bon châtelain regarda de droite et de gauche, appela tant qu'il put. Personne !

L'apparition disparaît verticalement vers le bas ; mais le châtelain regarde horizontalement, de droite et de gauche. Certes, cet espace, qui s'affirme ici d'une manière inattendue, n'est pas moins problématique que les présages eux-mêmes, qui appartiennent au récitlégende ; et cette fois, il y a une tendance prononcée vers le mouvement de balançoire que nous connaissons.

Puis, regardons les deux scènes où Julien, sans le vouloir, est près
de tuer ses parents.

Son père, le voulant réjouir, lui fit cadeau d'une grande épée sarrasine./ Elle était en haut d'un pilier, dans une panoplie. Pour l'atteindre, il fallut une échelle. Julien y monta. L'épée trop lourde lui échappa des doigts, et en tombant frôla le bon seigneur de si près que sa houppelande en fut coupée ; Julien crut avoir tué son père, et s'évanouit.

Donc, soigneusement préparée, c'est une chute perpendiculaire, l'essence même de la verticalité. Quant à la mère, c'est pendant le maniement de la javeline que Julien la tue presque. Il excelle à ce maniement

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II envoyait la sienne dans le goulot des bouteilles, cassait les dents des
girouettes, frappait à cent pas les clous des portes.

Le caractère même de la javeline exclut une verticalité pure ; mais à part cela, toutes les directions sont présentes - le goulot des bouteilles : vers le bas ; les girouettes : vers le haut ; les clous des portes : horizontalement. Or, c'est lorsqu'il croit apercevoir, tout au fond de la treille, « deux ailes blanches qui voletaient à la hauteur de l'espalier », donc appelant un lancer aussi fortement horizontal que celui contre les clous des portes, qu'il cloue contre le mur le bonnet à longues barbes de sa mère.

Julien est véritablement hanté par cet espace vectorisé. Lors de la
première chasse fantastique :

Le grand cerf n'eut pas l'air de la sentir (la flèche) ; en enjambant par-dessus
les morts, il avançait toujours, allait fondre sur lui, l'éventrer ; et Julien
reculait dans une épouvante indicible.

Puis, lors du meurtre de ses parents :

II écoutait attentivement leurs deux râles presque égaux, et, à mesure qu'ils s'affaiblissaient, un autre, tout au loin, les continuait. Incertaine d'abord, cette voix plaintive longuement poussée, se rapprochait, s'enfla, devint cruelle ; et il reconnut, terrifié, le bramement du grand cerf noir.

Enfin, au dernier chapitre, lorsqu'il s'est fait ermite batelier :

Une nuit qu'il dormait, il crut entendre quelqu'un l'appeler. Il tendit l'oreille et ne distingua que le mugissement des flots./ Mais la même voix reprit : - 'Julien !'/ Elle venait de l'autre bord, ce qui lui parut extraordinaire, vu la largeur du fleuve.l Une troisième fois on appela : - 'Julien !'/ Et cette voix haute avait l'intonation d'une cloche d'église.

C'est la venue de Nôtre-Seigneur Jésus.

Bien que tous les mouvements soient ici horizontaux, nous ne pensons pas que, de ce fait, l'horizontalité accuse une importance particulière : les éléments mêmes du récit, cerf et personnage devant traverser un fleuve, interdisent la verticalité. Le fait important, c'est sans doute la vectorisation elle-même, ce quelque chose qui venant de très loin se rapproche, s'enfle, va fondre sur vous.

Il est clair qu'en continuant selon ces lignes de force, on va entrer
en pleine crise. Poursuivons.

On se rappelle le passage de la première chasse fantastique où, sous

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«l'autre œil », Julien « tomba sur le cadavre de l'autre, la face audessus de l'abîme et les deux bras écartés ». Or, cette scène ne revient pas moins de cinq fois tout au long du conte, modifiée de multiples manières, mais toujours reconnaissable.

La répétition la moins déguisée en ce qui concerne l'étalement littéral
sur un cadavre est la scène, à la fin du conte, avec le visiteur lépreux.
Ce visiteur est nettement décrit comme un cadavre pourrissant :

L'espèce de linceul qui le recouvrait était tombé jusqu'à ses hanches ; et ses épaules, sa poitrine, ses bras maigres disparaissaient sous des plaques de pustules écailleuses. Des rides énormes labouraient son front. Tel qu'un squelette, il avait un trou à la place du nez ; et ses lèvres bleuâtres dégageaient une haleine épaisse comme un brouillard, et nauséabonde. (Or) . . . Julien s'étala dessus complètement, bouche contre bouche, poitrine sur poitrine.

Et voici maintenant ce qui arrive juste après la deuxième chasse fan
tastique :

Puis, au bord d'un champ, il vit, à trois pas d'intervalle, des perdrix rouges qui voletaient dans les chaumes. Il dégrafa son manteau, et l'abattit sur elles comme un filet. Quand il les eut découvertes, il n'en trouva qu'une seule, et morte depuis longtemps, pourrie.

Le récit du conte exclut que Julien se couche littéralement sur le cadavre d'une perdrix ; mais abattre son manteau sur elle comme un filet est bien le substitut le plus parfait pour s'étaler dessus complètement.

Après cela, on s'attendrait à ce que quelque chose d'analogue ait lieu autour des cadavres du père et de la mère de Julien, dans la scène du meurtre qui suit immédiatement celle des perdrix. En effet, « il resta pendant la messe, à plat ventre au milieu du portail, les bras en croix et le front dans la poussière. » Et plus tard, lorsque Julien ermite revoit en rêve « les deux cadavres », il « se jetait à plat ventre sur son lit ». Or, du point de vue du récit, Julien pourrait fort bien se jeter littéralement sur les cadavres de ses parents. Pourquoi ne le fait-il pas ? Eh bien, d'un autre point de vue, n'est-il pas interdit, de manière absolue, de se coucher sur ses parents, de s'étaler dessus complètement, à plat ventre ? Il paraît vraisemblable que les deux variations d'étalement, sous le portail de l'église et sur le lit d'ermite, gravitent autour de cet interdit, comme des substituts de l'autre étalement.

Cet interdit, Julien le transgresse pourtant une fois, d'une manière
très détournée, mais très étrange aussi, et plus complètement que s'il

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l'avait fait sur le lit de mort de ses parents. C'est-à-dire, il ne s'étale que
sur son père ! Il s'agit toujours de Julien ermite :

II résolut de mourir./ Et un jour qu'il se trouvait au bord d'une fontaine, comme il se penchait dessus pour juger de la profondeur de l'eau, il vit paraître en face de lui un vieillard tout décharné, à barbe blanche et d'un aspect si lamentable qu'il lui fut impossible de retenir ses pleurs. L'autre, aussi, pleurait. Sans reconnaître son image, Julien se rappelait confusément une figure ressemblant à celle-là. // poussa un cri ; c'était son père ; et il ne pensa plus à se tuer.

Au lieu de parler de sadisme dans Saint Julien, il vaudrait donc mieux, peut-être, y voir une variété du complexe d'Œdipe, ou même une sorte de nécrophilie, avec le désir, nous le verrons, que le cadavre ressuscite sous l'étreinte.

Cela pourrait bien être vrai et ferait partie, alors, de la structure de « l'être flaubertien ». Or, à côté de l'être flaubertien il y a le faire flaubertien, et ce faire est un faire à'écrivain, de quelqu'un qui se fait être par l'écriture et la fiction. Et nous venons justement de nous éloigner de la fiction, en établissant un rapport direct entre quelques thèmes du récit et Flaubert. Il nous faudra nous demander ce que représente le complexe d'événements que nous avons circonscrit, dans cet espace de la fiction à travers lequel nous suivons l'aventure de Julien.

Être couché sur un cadavre, c'est très exactement se trouver à un point mort. S'étaler dessus complètement, à plat ventre, le<s deux bras écartés en croix, c'est s'y résumer, s'y épuiser, « faire le mort ». C'est donc se mettre à l'abri des vecteurs de l'espace, se blottir dans leur point zéro. Or, un tel point zéro, on s'en souvient, nous l'avons déjà trouvé dans l'écriture du conte, comme le point d'où un éventail pourrait se déployer indifféremment dans un sens ou dans l'autre, donc comme un point fait d'un mouvement de balançoire virtuel. Et ce mouvement très spécial, nous l'avons vu poindre dans les présages avant la naissance de Julien, et régler, dans le passage sur le lac et le castor, le rapport entre Julien et le sujet de la fiction.

Or, c'est ce mouvement même qui entre pleinement en jeu dans le point culminant de la crise, lors de l'étalement figuré de Julien sur le corps de son père. Malgré le fait qu'il est poursuivi par « l'impitoyable pensée » du meurtre, Julien ne voit plus son père mort :

Sans reconnaître son image. Julien se rappelait confusément une figure
ressemblant à celle-là.

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Ainsi, lorsque la mort concrète du père s'éloigne, celle de Julien se
rapproche :

Le temps n'apaisa pas sa souffrance. Elle devenait intolérable. Il résolut de
mourir.

Et inversement, lorsque Julien voit concrètement son père mort, c'est-àdire
lorsque la mort de celui-ci se rapproche, sa propre mort s'éloigne :

II poussa un cri ; c'était son père ; et il ne pensa plus à se tuer.

Une phrase qui exprimerait dans sa construction même ce rapport compliqué, et d'autant plus compliqué que la figure est à la fois celle de Julien et celle de son père, donc un seul point, devrait être faite exactement sur le modèle de la phrase du point zéro de l'écriture :

II lui semblait que du meurtre des animaux dépendait le sort de ses parents.
Mais il souffrait de ne pas les voir, et son autre envie devenait insupportable.

Que va-t-il sortir de ce point pour ainsi dire double ? Peut-il se
développer - se déployer ou s'étaler, si l'on veut ? Voyons la fin du
conte, lorsque Julien s'est étalé sur le visiteur inconnu :

Alors le Lépreux ïétreignit ; ... et celui dont les bras le serraient toujours
grandissait, grandissait.. .

Le point se contracte encore dans les deux verbes synonymes, puis grandit. Mais qu'il s'agit bien d'un seul et même mouvement, c'est ce qui ressort curieusement de ce toujours qui n'a pas de virgule, ni avant ni après, et qui peut donc se rapporter indifféremment à serraient ou à grandissait.

... grandissait, grandissait, touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs
de la cabane.

C'est l'étalement horizontal. Et alors vient, puisque le mot y est, le
déploiement vertical :

Le toit s'envola, le firmament se déployait

Donc, exactement les mêmes vecteurs qu'au début du conte, mais inversés maintenant, sortant du point central, non plus dirigés contre lui. Et telle est la fin de l'aventure de Julien à travers l'espace de la fiction.

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Or, restent les deux chasses fantastiques, où tout semble réfuter la conclusion à laquelle nous venons d'arriver. Julien y est en chasse « par le fait seul de sa propre existence ». Il est donc en plein accord avec lui-même, installé dans son propre centre. Et autour de lui s'étale la multitude des animaux, de tous les animaux en principe - « une infinité de bêtes ». Dans la deuxième chasse, l'infinité de bêtes est toujours là, Julien agit toujours par le fait seul de sa propre existence ; mais les bêtes sont devenues intouchables, l'existence pleine de Julien s'est vidée en un néant d'existence - « une ironie perçait ». C'est, d'après l'expression de Flaubert lui-même dans une lettre, « une sorte d'hémorragie ».6

De la première chasse à la seconde, il y a donc ce renversement que nous connaissons ; mais cette fois-ci, c'est un renversement de mal en pis. Or, du moment qu'un tel renversement est possible, il nous faut une garantie pour nous assurer que l'autre renversement, à la fin du conte, ne soit pas un postulat, une pure illusion consolatrice.

Notons d'abord que les mots décisifs que nous venons de citer - « par le fait seul de sa propre existence », « une ironie perçait » - sont des énoncés directs sur la situation de Julien dans le récit. Ils ne le font point voir dans un espace tel que celui où, étalé sur le cadavre du bouc, il est regardé par un sujet, qui sait aussi que la bête, inconnue pour Julien, est un castor à museau noir. Ces mots, donc, ne sont pas ceux du sujet de la fiction.

Il y en a un troisième : « II était en chasse dans un pays quelconque, depuis un temps indéterminé.. .» Or, l'espace de la fiction, nous le savons, n'est pas quelconque ; il est cet espace particulier, horizontalement et verticalement vectorisé. Le temps non plus n'y est pas indéterminé ; il va des vecteurs dirigés contre Julien jusqu'aux vecteurs sortant de lui. Et puis, cet espace de la fiction est lisible dans le texte, bien sûr ; mais il n'est pas une donnée du récit. Par contre, le pays quelconque et le temps indéterminé existent pleinement au niveau du récit. Voici, en effet, la fin de la première chasse :

Alors, poussé par un effroi, il prit sa course à travers la campagne, choisit
au hasard un sentier, et se trouva presque immédiatement à la porte du
château.

Et la fin de la deuxième chasse :



6: Citée par Poulet, op. cit. p. 317

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Le chant d'un coq vibra dans l'air. D'autres y répondirent ; c'était le jour ;
et il reconnut, au-delà des orangers, le faîte de son palais.

Pendant les chasses, Julien n'est ni loin ni près de son château ; il est autre part, dans un pays quelconque et un temps indéterminé justement. Mais cet autre part fait partie du récit, fort normalement d'ailleurs, puisque c'est un phénomène très « type légende », nous l'avons dit déjà.

Ce qui n'est pas normal, et qui donne aux deux chasses leur résonance particulière, c'est que dans cet autre part s'établit, pour la seule fois au cours du conte et sur l'initiative de Flaubert lui-même, une relation non-médiée entre l'être de Julien et l'être flaubertien, avec le résultat que nous connaissons. Car, Poulet l'a très bien montré sur d'autres textes, ce renversement d'un plein d'être en un néant d'être est un problème existentiel de tout premier ordre chez Flaubert. Mais dans l'espace de la fiction, cet espace que Flaubert n'énonce pas, mais qu'il écrit, ou crée, donc sur un niveau tout à fait différent, il conduit l'aventure de Julien à la fin que nous avons trouvée.

Cela, cependant, ne suffit pas encore pour nous assurer du bienfondé de cette fin. Il nous faudrait trouver, sur le même niveau d'abstraction que l'espace de la fiction, un phénomène tel que la problématique flaubertienne mentionnée y soit présente, et y reçoive une solution dans le sens de celle apportée par la fin du conte. Or, un tel phénomène, nous le connaissons. Un épuisement qui, en soi. par un renversement intérieur, devient richesse et épanouissement, c'est le principe même de l'écriture du conte, dans son déploiement en éventail des catégories morphologiques, syntaxiques et sémantiques, avec la tendance à épuiser ces catégories mêmes. Et ce principe, nous l'avons souligné, est en même temps la motivation profonde de la perfection du conte. Du moment, donc, que le conte a effectivement réussi, qu'il est devenu cette merveille infaillible, Flaubert a prouvé la validité de sa fin. Il l'a prouvée par une preuve de fait ou, si l'on veut, par une preuve du faire : on entrevoit, à côté de l'être flaubertien, toute l'importance du faire flaubertien.

Ce que nous venons de dire n'est pas pour louer, dans une pure généralité vide, les bienfaits de la perfection littéraire. Flaubert maîtrise tout aussi bien les écritures entièrement différentes d'Un Cœur simple. La maîtrise, dans Saint Julien, est nettement déterminée ; c'est pour ainsi dire une maîtrise de la maîtrise, maîtrise d'une écriture dont le

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principe même est la maîtrise. Nous n'avons pas voulu appuyer non plus, dans la même généralité vide, l'opinion selon laquelle l'auteur opère son salut par la création artistique. Le cas est beaucoup plus précis : c'est par cette écriture-ci, très spéciale, et par son rapport avec un trait spécifique de la problématique existentielle de Flaubert, que celui-ci valide un développement effectué sur le plan de la fiction, de sorte que le conte entier s'en trouve authentifié.

« Et voilà l'histoire de saint Julien l'Hospitalier, telle à peu près qu'on la trouve, sur un vitrail d'église, dans mon pays. » Nous savons donc que ce petit conte très fermé dans sa perfection, Flaubert l'a bien écrit, dans le sens fort du mot ; et nous connaissons une partie, au moins, de ce qu'il y a écrit.

Pour finir, nous aimerions souligner que nos formulations en ce qui concerne le sujet de la fiction sont encore bien hésitantes. Il reste beaucoup d'études à faire pour tirer au clair ce problème. Qu'on songe, par exemple, au caractère tout à fait particulier, dans Madame Bovary, de l'anonymat bien connu du « narrateur ». On sait que les premières pages sont racontées par quelqu'un qui dit nous. Or, voici de quelle manière curieuse ce nous se retire de la scène : « II serait maintenant impossible à aucun de nous de se rien rappeler de lui. » Mais alors, qui donc raconte ce qui suit, puisque ceux qui ont connu Charles Bovary sont dans l'impossibilité déclarée de se rien rappeler de lui ? Et quand ont été racontées les pages du nous, puisque maintenant nous ne nous rappelons rien de lui V L'anonymat du « narrateur » n'est pas une simple donnée ; elle est créée ici même, dans les premières pages du livre. Or, dans ce cas, le « narrateur » est-il le sujet de la fiction ? Ou a-t-elle un autre sujet ? Autant de problèmes à résoudre.

En attendant, on pourra voir, dans la Vie de Raneé de Chateaubriand,
une tentative passionnante, presque désespérée, pour créer un
espace et un sujet de la fiction. Nous y reviendrons.

Svend Johansen

COPENHAGUE