Revue Romane, Bind 3 (1968) 1

Aspects de la structure morphologique des déterminants

PAR

MICHEL ARRIVÉ

0. L'attention des linguistes se cristallise périodiquement sur des sujets privilégiés. Ainsi, la classe des substituts du substantif (déterminants et pronoms) a donné lieu récemment à plusieurs publications. Pour nous limiter aux travaux publiés en France depuis 1963, notons les articles de H. Mitterand (« Observations sur les prédéterminants du nom », Etudes de linguistique appliquée, n° 2, 1963 pp. 126-134), de A. J. Greimas («Comment définir les indéfinis», ibid. pp. 110-125), de M. Arrivé (« Encore les indéfinis », Le Français Moderne, t. 33, avril 1965, pp. 97-108), d'E. Benveniste (« L'antonyme et le pronom en français moderne », BSLP, t. 60, fase. I, 1965, pp. 70-87), de G. Gougenheim (« Les pronoms démonstratifs celui et ce », ibid., pp. 88-96), de J. Chevalier (« Les prédéterminants du substantif », Le Français Moderne, t. 34, octobre 1966, pp 241-253). enfin de C. Blanche- Benveniste et A. Chervel (« Recherches sur le syntagme substantif », Cahiers de lexicologie, n° 9, 1966, pp. 3-37). Le premier volume de la Grammaire structurale de J. Dubois (Paris, Larousse, 1965) est, pour moitié, consacré à la description des substituts. Nous voudrions ici signaler deux aspects de la structure formelle du système des substituts qui nous paraissent avoir été insuffisamment mis en évidence dans les travaux qu'on vient d'énumérer.

1.1. Il est devenu traditionnel de répartir les déterminants en deux classes suivant des critères de distribution syntagmatique. D'un côté, on classe les déterminants qui apparaissent exclusivement dans les syntagmesde forme déterminant + substantif (soit Dl + S), avec insertionpossible entre Dl et S d'un adjectif qualificatif : le bureau, le grand bureau. D'un autre côté, on classe les éléments qui, tout en pouvant se construire dans un syntagme de forme déterminant + substantif

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(soit D2 + S), peuvent également apparaître dans un syntagme de forme Dl + D2 4- S : trois enfants, les trois enfants ; quelques élèves, mes quelques élèves. Les éléments tels que quelconque, autre, etc., qui ne peuvent dans l'usage contemporain apparaître en tête du syntagme substantival, doivent être exclus de l'inventaire des déterminants et renvoyés à celui des adjectifs qualificatifs.

1.2. Les éléments qui appartiennent à la classe Dl sont les suivants : aucun, ce, chaque, dv, des, le, mon, nul, plusieurs, quel, quelque (au singulier, mais non quelques au pluriel), un. Précisons que les distributions de tout exigent une description particulière : tout est en effet le seul des déterminants à pouvoir se construire devant un syntagme Dl + S : tout le livre, tous mes livres. Plutôt que de renvoyer l'ensemble des Dl susceptibles d'apparaître après tout à la classe D2, nous croyons possible de considérer les groupements tels que tout le comme des déterminants

1.3. Dans l'inventaire des Dl ainsi établi, il est possible de distinguer de nouveau deux sous-classes. Il est alors nécessaire de faire passer l'analyse du niveau des distributions syntagmatiques au niveau de la structure morphologique. On remarque en effet que les marques de genre et de nombre se distribuent pour ces déterminants de deux façons différentes.

1.4.1. Pour les éléments le, ce, mon, (ton, son) l'opposition des genres, marquée au singulier (lella ; ce/cette ; mon/ma), se trouve neutralisée au pluriel : les, ces, mes. Il est vrai que le cas des « possessifs » pose un problème particulier : les formes qui renvoient à plusieurs « possesseurs » ne marquent l'opposition des genres ni au singulier ni au pluriel : notre, nos ; votre, vos ; leur, leurs. Nous croyons pouvoir rendre compte de cette difficulté en considérant que le contenu de ces éléments comporte, par rapport à celui de mon, ton, son, un trait pertinent supplémentaire : la pluralité du « possesseur ». Ce trait pertinent est formalisé par une marque complexe : opposition de la consonne initiale (m- In- pour la lère personne ; t- Iv- pour la seconde ; s- llpour la troisième) ; opposition de l'élément terminal : -onl-otre pour les lère et 2ème personnes ; -onl-eur pour la Sème. C'est cette marque supplémentaire qui exerce par rapport à la marque du féminin la même fonction de neutralisation que la marque du pluriel de « l'objet possédé » dans les formes mon, ton, son.

1.4.2. Pour les autres éléments de la classe Dl, la neutralisation de
l'opposition des genres ne se produit pas. Aucun, nul et plusieurs ne

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comportent par définition pas d'opposition de nombre.1 Chaque est invariable en genre dès le singulier : on ne peut donc pas parler de neutralisation au pluriel. Quel présente un cas un peu particulier.2 Au niveau du code écrit, l'opposition des genres est marquée au singulier et au pluriel (quel/quelle ; quels ¡quelles). Au niveau du code oral, elle n'est marquée ni au singulier ni au pluriel [k¿l, k¿l ; k¿lz, ktl*]. Dans aucundes deux cas on ne peut donc parler de neutralisation. Reste le cas de un, du et des : si on s'en tient aux paradigmes des grammaires traditionnelles,on ne peut naturellement qu'intégrer ces formes à la sousclassede celles qui présentent la neutralisation. En effet, des est généralementprésenté (par ex. par Grevisse, 6ème édition. §§ 324 et 327) comme le pluriel commun de un/une et de du/de la, quoique avec certainesréserves dans ce dernier cas. Mais une analyse plus rigoureuse invite à disjoindre ces deux prétendus paradigmes. Pour le premier, « l'opposition un/des, indiquée par les grammaires normatives, est fictive; l'utilisation des deux systèmes numéral / préposition n'entraîne pas nécessairement l'existence objective d'une seule structure » (Dubois, op. cit., p. 151). Le phénomène peut être analysé de la façon suivante : du point de vue de la substance du contenu, l'opposition un/des est analogue à l'opposition le/les. Mais elle en est différente du point de vue de la forme du contenu, puisque les deux éléments qui la formalisentappartiennent à des inventaires distincts. Quant au prétendu paradigme du/des, qui constitue pour les grammaires normatives l'« articlepartitif », un doit considérer les formes qui le constituent comme des variantes combinatoires de la préposition de (Dubois, p. 153). Ainsi, des ne peut être légitimement considéré comme le pluriel (au sens strictement morphologique du terme) ni de un/une, ni de du/de la, et l'inventaire des éléments qui comportent la neutralisation reste limité à le, ce et mon. Ces trois éléments constituent donc une sous-classe particulièrede la classe Dl.



1 : Aucun peut recevoir la marque du pluriel, mais uniquement dans le syntagme des pluraUa tanlum : aucuns frais. Pour nul, il serait inexact d'alléguer des exemples tels que des élèves nuls : dans ce cas en effet on a affaire à un homonyme du déterminant nul, distinct de lui à la fois par les distributions syntagmatiques et par le contenu.

2 : Dès le niveau des distributions syntagmatiques, quel se distingue de le, ce, ¡aun par la possibilité qu'il a Je se construire en attribut : quel est ce curé ? A cet égard, J.-Cl. Chevalier (art. cité, p. 247) a signalé le « statut ambigu » de quel.

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1.5.1. Il est possible de mettre en évidence des relations entre la
structure morphologique des éléments qui constituent cette sous-classe.
Ces relations apparaissent dans les deux tableaux suivants :


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Tableau 1 :


DIVL210

Tableau 2 :

On voit en effet que les formes de masculin et de pluriel du démonstratif présentent le même élément terminal que les formes correspondantes de l'article, dont elles ne se distinguent que par la consonne initiale. Pour le possessif, ce sont les formes de féminin et de pluriel qui présentent la même relation avec les formes correspondantes de l'article. Ainsi, par rapport au paradigme de l'article, les relations formelles que les deux autres séries entretiennent avec lui sont distribuées de façon complémentaire, puisque la forme qui est à l'écart de ce système de relations est dans un cas la forme de masculin, dans l'autre celle de féminin.

1.5.2. On peut déceler un autre aspect du même phénomène dans le fait suivant : aussi bien pour le démonstratif que pour le possessif, c'est au profit de la forme exclue du système de relations avec l'article que se produit dès le singulier la neutralisation de l'opposition des genres devant un substantif à initiale vocalique. La seule différence tient à ce que la neutralisation ne se manifeste pour le démonstratif qu'au niveau du code oral, alors que pour le possessif elle atteint aussi le code écrit : cet ami [sft ami], cette amie [sit ami] ; mon ami, mon amie. Quant à l'article, dont les deux formes de singulier sont intégrées au système de relations, la neutralisation antévocalique se produit, comme on pouvait s'y attendre, au profit d'une forme extérieure au système : la forme 7' (1). Ainsi, le paradigme des formes, entièrement unifié au pluriel, partiellement unifié au singulier devant une initiale consonantique, y est entièrement disparate devant une initiale vocalique.

1.6. On voit quelle conclusion on peut être tenté de tirer de cette
analyse : elle permet, nous semble-t-il, de justifier par un trait formel

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supplémentaire l'isolement, au sein de la classe appelée ici Dl, d'un groupe central organisé morphologiquement autour des formes de l'article. Les relations symétriques qui se manifestent entre les termes de ce groupe en assurent l'unité morphologique.

1.7.1. Il serait tentant de chercher au niveau de la substance du contenu les implications éventuelles de cette structuration morphologique. Il faudrait alors considérer que la position centrale de l'article se retrouve au niveau de la substance, et que le démonstratif comme le possessif retiennent à titre de composant de leur propre structure sémique l'entier du contenu de l'article. Une telle analyse serait sans doute immédiatement acceptable pour le possessif qui peut être décrit du point de vue du contenu comme l'article défini plus la représentation d'un pronom personnel régi par de dans le syntagme du substantif déterminé : ° le chien de lui ->• son chien. Le fait, au demeurant, est connu depuis longtemps, et a notamment été décrit de façon extrêmement précise par Beauzée dans l'article Possessif de l'Encyclopédie : « Mon, ton, son, etc., sont des articles possessifs, puisqu'ils renferment en effet dans leur signification celle de l'article et celle d'une dépendance relative à quelqu'une des trois personnes du singulier et du pluriel ; que d'ailleurs ils font, avec les noms qu'ils accompagnent, l'office de l'article ».

1.7.2. Pour le démonstratif, il semble en revanche que l'analyse soit beaucoup plus délicate. Cl. Blanche et A. Chervel, dans l'excellente étude signalée plus haut, ont montré qu'il est difficile d'analyser le contenu du démonstratif comme la somme de celui de l'article et d'une structure sémique supplémentaire. On ne pourrait résoudre le problème qu'en acceptant de considérer que certains des traits pertinents supplémentaires qui caractérisent le démonstratif neutralisent certains traits de l'article. Une telle étude est trop longue et trop complexe pour être entreprise ici. Il est d'ailleurs à remarquer que si elle n'aboutissait pas, la seule conclusion à en tirer serait que sur ce point l'isomorphisme entre forme et substance du contenu n'est pas entièrement rigoureux.

2.1. Le second problème qui nous paraît intéressant est celui des relations entre le pronom personnel, l'article défini et l'adjectif possessif. Dans la Grammaire structurale de J. Dubois, on trouve des remarques précises d'une part sur la relation personnel / article, d'autre part sur la relation personnel / possessif. La première est décrite de la façon suivante : <? Il existe un rapport étroit entre les articles dits définiset

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finisetles substituts personnels conjoints : article le la les ; pronom le la les. Il serait plus juste de dire que les mêmes segments le la les peuvent être employés pour former à eux seuls des syntagmes (pronoms) ou entrer dans la composition de syntagmes dont ils sont les constituants» (p. 98). Quant à la seconde, l'auteur la décrit ainsi : « Les pronomspersonnels ont pour adjectifs les possessifs et réciproquement les possessifs ont pour pronoms les personnels. Autrement dit, les adjectifs mon, ton, son, etc. sont complémentaires des pronoms personnels. Les adjectifs possessifs sont une partie du syntagme et en portent les marquesde genre et de nombre ; les pronoms personnels forment le syntagmetout entier. Il y a donc entre les deux ensembles de formes une différence de fonctions syntagmatiques » (p. 144).

2.2. Il est facile de constater, en comparant les deux passages, que l'auteur décrit exactement de la même façon les relations entre articles et personnels d'une part, possessifs et personnels d'autre part. Isolément, chacune des deux analyses est exacte. Mais à les rapprocher on pourrait être tenté de considérer article et possessif - l'un et l'autre adjectifs correspondant au seul pronom personnel-comme des variantes d'un même morphème3. Il est donc utile de préciser de quelle façon s'articulent entre elles ces deux relations.

2.3.1. La relation qui se manifeste entre le défini et le personnel de la 3ème personne — morphologiquement marquée par l'homonymie des formes le la les et par la présence d'un élément commun 7 dans les formes non homonymes4 — est une relation d'équivalence syntagmatique. Le syntagme de forme article + substantif a les mêmes distributions que le syntagme constitué par le pronom personnel : l'élève travaille - II travaille ; je vois l'élève — je le vois (la différence de Tordre des termes étant dans ce cas fonctionnellement non pertinente).

2.3.2. La relation qui se manifeste entre le possessif et le personnel
- morphologiquement marquée par la communauté de la consonne



3 : II est évident que l'auteur ne formule pas explicitement cette conclusion. On peut se demander cependant si l'absence de remarques sur l'articulation entre les deux relations ne l'incite pas à présenter les rapports entre les deux séries comme plus étroits encore qu'ils ne sont : « le rôle syntagmatique et le système de référence (des articles) sont très proches (de ceux des possessifs), au point qu'il se produit entre les deux groupes d'adjectifs des utilisations parallèles » (p. 144).

4 : Parmi les formes variables en genre et en nombre, la forme eu.\ est la seule qui soit à l'écart de ce système de relations.

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initiale m-, t-, s-, etc. - apparaît au moment de la transformation du syntagme verbal en syntagme substantival : je travaille -> mon travail ; tu as un chien -> ton chien. L'adjectif possessif peut donc être défini comme le résultat de la transformation du pronom personnel lors de la transformation du syntagme verbal en syntagme substantival,5

2.4. Les relations qui se manifestent entre le personnel et l'article sont donc horizontales. Celles qui se manifestent entre le personnel et le possessif sont verticales. Les unes et les autres peuvent être représentées par le schéma suivant :


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On voit que si le pronom personnel de la 3ème personne est en
relations avec deux séries de déterminants - ce qui le distingue de tous
les autres pronoms, y compris les personnels des deux autres personnes

- les relations qu'il entretient avec ces deux séries se situent sur des
plans différents.

Michel Arrivé

TOURS



5 : Cette définition ne nous paraît pas contradictoire avec l'analyse de contenu proposée en 1.7.1. Il suffit en effet de faire passer la transformation par une étape intermédiaire : je travaille -> °le travail de moi ->• mon travail.