Revue Romane, Bind 3 (1968) 1

SUUS et ILLORUM dans les langues romanes

PAR

KNUD TOGEBY

En hommage à A. Rosetti.

La façon dont illorum est entré dans le système du possessif de plusieurs langues romanes semble évidente. D'après Bourciez (Éléments de linguistique romane, § 110), voici comment se sont passées les choses :

En latin classique, suus était un réfléchi, c'est-à-dire renvoyait à un sujet de la même proposition, au singulier : pater amat suos filios, ou au pluriel : ///// amant suum patrem. Pour renvoyer d'une proposition à l'autre, on se servait par contre de eius (illius) et de eorum (illorum).

En latin vulgaire, ce système a été compromis par deux généralisations en sens contraire. Suus y a été employé à renvoyer d'une proposition à l'autre : Meritis suis gratias referre volui (CIL IX 5417), et « vers la fin de l'Empire ... on disait non seulement ///// amant suum patrem, mais plus généralement encore *///// amant illorum patrem ».

Enfin, dans les langues romanes, la généralisation de suus a prévalu dans celles de la péninsule ibérique: esp. conozco a sus hijos 'je connais ses (ou leurs) fils', tandis qu'ailleurs suus renvoie seulement à un singulier, illorum à un pluriel : je connais son père — les fils aiment leur père.

Au lieu de cette explication si simple, nous en proposerons une beaucoup plus compliquée. En latin vulgaire, c'est seulement suus qui a été généralisé, phénomène dont on constate déjà les débuts en latin dans les phrases subjonctives subordonnées à la volonté ou à la pensée du sujet de la proposition principale : Paetus omnes libros, quos frater suus reliquisset, mihi donavit.

La généralisation de illorum comme possessif est très postérieure à celle de suus, comme il ressort déjà de l'indication chronologique de Bourciez, mais, qui plus est, elle n'a été rendue possible que par la création préalable d'un illorum comme datif tonique du pronom personnel. Il y aurait donc, en principe, interruption entre l'emploi possessif de illorum en latin, renvoyant d'une proposition à une autre, et son emploi dans certaines langues romanes.

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Pour soutenir une thèse en apparence si paradoxale, il faut des arguments sérieux. Il nous semble, en effet, qu'il y en a beaucoup. Toute une série de phénomènes ne peut s'expliquer que si le possessif illorum a fait le détour par le datif tonique du pronom personnel.

1.

Notre argument fondamental est d'ordre géographique. L'emploi de illorum comme possessif n'apparaît que là où l'on trouve également l'emploi de illorum, illui, illaei comme datif tonique du pronom personnel. Il doit donc y avoir un rapport entre ces deux emplois, et l'unique forme possessive doit présupposer l'existence des trois datifs du pronom personnel, et non inversement. On a trois groupes de langues :

1° Celles où illorum apparaît à la fois comme possessif et comme datif. Ce sont premièrement les langues romanes orientales : roumain fui iubesc pe tata lor — le place lor, et italien : i figli amano il loro padre - parla lor, auxquelles s'ajoute le frioulan qui, comme c'est si souvent le cas, fait bande à part par rapport aux langues rhéto-romanes proprement dites : lor y est à la fois possessif et datif ; deuxièmement les langues gallo-romanes : français les fils aiment leur père - il leur parle, provençal (dialecte languedocien) lor diguèron de seguir lor camin.

2° Les langues où illorum n'apparaît ni comme possessif ni comme dauf. C'est avant tuut le cas des langues ibéiu-romaiiea . espagnol lvi* hijos quieren a su padre -a todos les dio un libro, portugais os filhos amam a seu padre - deixei-lhes um libro.

En catalan, à côté de la construction avec le pronom personnel : digueu-los que som aquí, on a une double construction possessive : els filis amen al seu pare ou bien llur pare, ce qui constitue donc une exception apparente à la règle que nous venons de formuler. Mais la voyelle u de llur montre clairement que la forme n'a pas son origine en catalan, où ó long reste o fermé : lüpu Bourciez, Ronjat et Badia Margarit veulent expliquer cette anomalie par une étymologie *illurum, mais ce n'est là que reporter la difficulté au latin vulgaire. Il vaut mieux y voir un emprunt fait au provençal, où lor a la forme collatérale lur et où ô devient souvent u : melhorar - melhura, pejorar - pcjura, d'autant plus que c'est là le développement régulier en roussillonnais où lupu donne llup.

Il faut ajouter que dans la langue catalane populaire on ne rencontreguère

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contreguèreque seu, et que, si dans la langue littéraire on met assez
souvent llur, c'est peut-être pour mieux marquer la différence avec
l'espagnol.

La situation est à peu près analogue dans les langues rhéto-romanes, abstraction faite du frioulan. On n'y a pas de pronoms datif et, en sursilvain aussi bien qu'en engadinois, on dit ad els, ad ellas. Mais on y rencontre néanmoins lur comme possessif. Or, d'après Gartner, cette forme est partout de nature secondaire. C'est un phénomène purement littéraire, introduit sous l'influence des trois grandes langues environnantes, cp. ali. ihr, it. loro, frç. leur.

En sarde, où le datif atone est lis et le datif tonique issos, on a un pronom dit possessif issoro, mais celui-ci s'emploie toujours dans le sens de de issos, non seulement avec un substantif : sa domo issoro 'leur maison' (sa est l'article défini) = sa domo de issos, mais aussi après une préposition : injatt'issoro 'dietro loro' = infatt'e issos ('e = de), et peut donc être considéré comme un génitif.

Enfin, dans l'ltalie du Sud, le datif est toujours a issi, a esse, le
possessif suus : abruzz. lu pajese sé 'il loro paese', et si loro s'y rencontre,
il s'agit d'un emprunt à la langue littéraire (Rohlfs § 429).

3° Dans certaines langues, illorum est devenu un datif, sans passer dans le domaine du possessif, où suus règne seul. Cette situation ne semble se rencontrer que dans des dialectes parlés quine sont pas devenus des langues littéraires. En toscan populaire, on dit / nostri vicini hanno venduto la su' casa (P.ohlfs § 427), en émilian so zio pour 'il loro zio', et la situation semble avoir été la même en dalmate, d'après la description de Bartoli : suus comme possessif, illorum seulement comme datif.

2.

Si l'on trouve illorum en roumain-italien-frioulan-français-provençal, et non en ibéroroman-rhétoroman-sarde-suditalien, cette distribution géographique ne peut s'expliquer que par le système casuel, donc dans le domaine du pronom personnel et non dans celui du pronom possessif.

Illorum, illui, illaei ont été introduits comme datifs toniques pour remplacer illï et illls, qui se confondaient, de façon peu pratique, avec plusieurs autres formes : //// avec le nominatif masculin singulier et pluriel, illls, en Orient, avec les mêmes formes, et en gallo-roman, avec l'accusatif pluriel, et qui avaient trop peu de corps pour jouer le rôle de pronoms toniques.

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Mais cette substitution n'a évidemment eu lieu que dans les régions où l'on sauvegardait le datif comme forme indépendante de l'accusatif. Or, ce n'est justement pas le cas en ibéro-roman, en rhéto-roman, en sarde et en italien du sud. C'est en effet dans ces langues qu'on trouve un accusatif prépositionnel, emprunté à la construction qui sert en général à exprimer le datif, transfert qui ne peut avoir pour base que la non-distinction de l'accusatif et du datif. Citons, par exemple : espagnol quieren a su padre, portugais amam a seu padre, catalan amen al seu pare, rhéto-roman amer a Dieu, sarde multi a PréÔu 'chiama Pietro' (Pittau, II dialetto di Nuoro, 1956), sicilien iu amu a Diu (Rohlfs § 632). On peut encore comparer les leísmo, laísmo, loísmo en espagnol qui reflètent cette tendance à confondre les deux cas.

Mais alors, pourquoi a-t-on lor en roumain, où l'on a également un accusatif prépositionnel ? On y distingue, en effet, parfaitement l'accusatif du datif, ou plutôt du génitif-datif, et c'est pourquoi, ne pouvant constituer l'accusatif prépositionnel avec la préposition du datif, on a utilisé pe, qui n'a rien à faire avec le datif.

3.

Une fois reconnu le lien entre illorum datif et illorum possessif, le passage de l'un à l'autre ne peut se concevoir que dans le sens du datif au possessif, et non inversement. On s'explique, en effet, aisément, qu'un datif devienne possessif, mais non qu'un possessif devienne datif.

L'emploi d'un pronom tonique pour préciser le sens d'un pronom possessif, souvent ambigu, est très répandu : français son livre à lui, à elle, italien la sua signora = la signora di lei ou di lui, espagnol su hermano de Ud, portugais o pai déle 'son père', o pai deles 'leur père'.

On peut concevoir que ce passage du datif au possessif s'est opéré de la façon suivante. En ancien français, on n'avait à l'origine que suus comme possessif : Li soleil et la lune perdirent ses clartez - Les deux en jura et les soes vertuz (Alexandre le Grand, Tobler, Beitrage II 80-82). était à l'origine un datif, mais de même qu'on se servait du cas oblique dans la Deu merci 'la merci de Dieu', on avait la leur merci, où l'on pouvait comprendre leur comme un possessif, cp. U miens cuers.

Les exemples de l'ancien italien sont encore plus éloquents. On n'y
trouve pas seulement la loro casa, niais aussi il lui padre, il lei amore
(chez Straparola, Rohlfs § 441), ce qui montre que les trois formes

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vont ensemble, et qu'il s'agit bien à l'origine d'un datif. En italien
moderne, on dit // di lei amore ou // amore di lei.

4.

Un des phénomènes les plus frappants dans l'histoire de illorum est que ce mot présente dans toutes les langues romanes où il a été introduit un développement tonique et non atone. Si illorum était à l'origine un pronom possessif, on s'attendrait à une double évolution, à la fois tonique et atone, comme celle de meus, tuus et suus dans toutes les langues romanes. Si l'on ne trouve que sa forme tonique, c'est que illorum est tout d'abord, avec illui et illaei, un pronom personnel accentué.

En français, on ne trouve que leur, jamais le développement atone
*lour, par opposition à son-sien.

En italien, loro se distingue aujourd'hui encore des autres possessifs par le fait même qu'il est tonique. On dit mi parla, mais parla loro. Et il en est de même du possessif loro : on dit mi- padre, mais toujours // loro padre avec l'article.

En roumain également, lor est tonique : casa lor.

5.

Si illorum possessif continuait directement la construction latine, comme
le veut, par exemple, Bourciez, on ne s'explique pas que illàrum n'ait
pas survécu aussi.

Mais si l'on considère, comme nous venons de le proposer, que le point de départ est le remplacement de la forme unique pour les trois genres, iltïs, par illorum, on comprend que la distinction des genres ait été abandonnée.

6.

Il nous semble que ces arguments nous autorisent à tenir l'emploi de illorum comme datif pour primaire par rapport à son emploi comme possessif. Mais on peut aller plus loin encore. Il y a des langues romanes où, encore aujourd'hui, on peut interpréter illorum comme un datif et non comme un possessif.

C'est à la rigueur déjà possible en italien, où loro se distingue de tous
les autres pronoms possessifs par sa position exclusivement tonique,
ou bien devant le substantif, mais alors toujours accompagné de l'article:

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ticle:// loro padre, ou bien après le substantif : la volontà loro, de même
que le datif se place après le verbe : scrisse loro.

Mais cette analyse qui, en italien, n'est qu'une possibilité, s'impose en roumain, où, avec un possesseur au singulier, on a le choix entre deux constructions : copilul sâu = copilul lui, copilul ei ; casa sa = casa lui, casa ei, donc soit un possessif soit un pronom personnel au génitif-datif. Mais avec un possesseur au pluriel, il n'y a qu'une seule possibilité : copilul lor, casa lor, où lor s'identifie systématiquement au pronom personnel génitif-datif lui, ei, et non au possessif sâu, sa.

Le roumain est donc, à cet égard, la langue romane la plus conservatrice, puisque la situation y est encore ce qu'elle était à l'origine dans toutes les langues où illorum a été introduit. La raison en est une particularité du système casuel du roumain, l'existence du génitif-datif, qui est particulièrement apte à jouer le double rôle de datif et de possessif, mais dont nous n'étudierons pas ici les origines.

Qu'il nous suffise de constater que la construction de lor en roumain s'explique de façon parfaitement satisfaisante à l'intérieur même des langues romanes, sans qu'il soit nécessaire d'avoir recours à une influence

Une influence slave aurait introduit suus au pluriel et aux lère et
2ème personnes ;il n'y a donc aucunement lieu d'y penser.

En ancien grec, on pouvait exprimer la possession ou bien avec le génitif du pronom personnel : ó (piÀ,oç uoO 'mon ami', ou bien avec le possessif : ó cpíXoc ó èuoç, mais à toutes les personnes, tandis qu'en roumain cela n'est possible qu'à la troisième personne. En néo-grec, seule la première construction a été conservée, tandis que le pronom possessif a disparu, toujours à toutes les personnes, évolution donc totalement différente de celle du roumain.

Knud Togeby

COPENHAGUE