Revue Romane, Bind 2 (1967) 2

ELSE MARIE BUKDAHL: Diderot est-il l'auteur du «Salon» de 1771 ? Historisk-filosofiske Meddelelser udgivet af Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab, Bind 41, nr. 2. Copenhague, Munksgaard, 1966, 166 p.

Kirsten Lassen

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Si l'on considère le grand nombre d'ouvrages où l'on a traité des œuvres esthétiques de Diderot, on sera surpris de constater que, jusqu'à présent, personne n'a encore fait un examen systématique du Salon de 1771. L'authenticité de ce Salon a souvent été contestée car il se distingue nettement des autres Salons de Diderot. Dans son étude, Else Marie Bukdahl se propose de fixer la paternité du Salon de 1771.

Cet écrit se caractérise par les nombreux commentaires entre parenthèses, ajoutés aux jugements portés sur les différentes pièces de l'exposition. Else Marie Bukdahl émet l'hypothèse selon laquelle Diderot serait seulement l'auteur des «parenthèses». La préface seule tendrait déjà à confirmer cette hypothèse. Il paraît invraisemblable que Diderot, un critique d'art averti, ait écrit la préface indécise du Salon de 1771. Au contraire, il semble naturel que la préface soit adressée à Diderot puisqu'en 1771 c'était lui, et non son ami Grimm, qui rédigeait la Correspondance littéraire. On comprend mieux ainsi que le «mon ami» des Salons fût remplacé par un «Monsieur» plus formel.

Pour trancher ce problème en paternité Lise Marie Bukdahl établit une comparaisonentre

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paraisonentreles «parenthèses» et le «texte», qu'elle élargit en se référant fréquemmentaux Salons authentiques. Par cette méthode, Else Marie Bukdahl constate de nombreuses dissemblances entre le «texte» et les «parenthèses» en ce qui concerne les jugements portés sur les œuvres d'art exposées. En revanche il y a, entre les «parenthèses» et les Salons authentiques, un accord presque complet. Par surcroît, une comparaison entre le «texte» et les Salons traitant du style de quelques peintres, révèle des contradictions qu'on ne peut guère attribuer à un changement d'opinion de Diderot. Le résultat de l'examen des jugements émis dans le Salon de 1771 confirme donc la thèse selon laquelle seules les «parenthèses» seraient authentiques. Une étude du style de ces textes abonderait dans ce sens. En effet, tout ce qui constitue l'originalité du style diderotien fait défaut dans le «texte». C'est seulement dans les «parenthèses» qu'on retrouve les traits caractéristiquesdes Salons authentiques: des phrases rythmiques qui tiennent de celles du langage quotidien, des métaphores expressives, souvent empruntées à la langue familière et des figures de rhétorique qui servent à captiver l'intérêt du lecteur. Le «texte», en revanche, porte l'empreinte du style classique: les métaphores et les figures de rhétorique y ont pour but principal d'embellir le style soutenu; elles ne sont que rarement mises au service de la critique. C'est aussi dans le «texte» qu'on retrouve l'attitude prudente de la préface: l'auteur s'efforce de modérer ses jugements par un choix de termes toujours dicté par la bienséance et la politesse. L'auteur des «parenthèses» est moins discret, il critique et loue sans réserves, et, comme Diderot, il a souvent recours au vocabulaire quotidien. Dans les «parenthèses»comme dans les Salons ce procédé contribue à rendre le style vivant et précis. A toutes ces différences stylistiques s'ajoutent des différences syntaxiques très nettes: on relève dans le «texte» une préférence pour l'emploi de propositions subordonnées tandis que, dans les «parenthèses», ce sont les indépendantes qui régnent. On objectera peut-être qu'Else Marie Bukdahl insiste trop sur le style relâché des «parenthèses»; selon toutes les apparences les «parenthèses» ne sont que des notes rédigées à la hâte. Néanmoins, les similitudes syntaxiques entre ces notes et les Salons sont si frappantes qu'il semble légitime de reconnaître le style concis de Diderot dans le texte des «parenthèses». Somme toute, les résultats de la comparaison des styles concordent si bien avec les conclusions tirées d'une analyse du contenu qu'on se voit obligé d'accepter la thèse d'Else Marie Bukdahl: ce ne serait pas la même personne qui aurait écrit le «texte» et les «parenthèses». D'autre part, il est fort probable que l'auteur des «parenthèses» soit Diderot. Toutefois, ne serait-il pas possible d'attribuer les «parenthèses» du Salon de 1771 à un autre critique dont le style et le jugement font penser à Diderot?

Pour répondre à cette question, Else Marie Bukdahl étudie la critique d'art de l'époque. Il se trouve que le Salon de 1771 n'est pas le seul ouvrage où il est traité des œuvres d'art exposées à ce salon. En 1771, Daudé de Jossan en publia un compte rendu, connu sous le nom de «Lettre de Raphaël». Quant au style et aux idées, cette publication fait penser aux «parenthèses». Else Marie Bukdahl démontrequ'une grande partie des «parenthèses» est empruntée à la «Lettre de Raphaël». Il serait donc tentant de les attribuer à Daudé de Jossan. Else Marie Bukdahl rejette cette théorie: d'abord, on peut constater de nombreuses contradictionsentre les «parenthèses» qui ne contiennent aucun emprunt à Daudé de Jossan et les parties correspondantes de la «Lettre de Raphaël». Ensuite, il y a,

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malgré toutes les similitudes, des différences stylistiques considérables entre la «Lettre de Raphaël» et les «parenthèses». Les deux auteurs se proposent d'imiter la langue parlée, mais Daudé de Jossan n'use que du vocabulaire quotidien, tandis que l'auteur des «parenthèses» plie son style à la syntaxe et au rythme de la langue parlée. Tout bien considéré, il est fort improbable que Daudé de Jossan soit l'auteur des «parenthèses». Le fait qu'une grande partie des «parenthèses» est empruntée à la «Lettre de Raphaël» ne dément pas la thèse d'Else Marie Bukdahl: Diderot connaissait très bien les écrits de Jossan, il en a même vanté la «Lettre de Raphaël» dans la Correspondance littéraire.

M. François Marchetti a traduit cet ouvrage dans un français très clair et aisé,
et il n'a même pas craint les répétitions, qui, savamment dosées, aident beaucoup
à suivre une argumentation par ailleurs assez compliquée.

Bien qu'éclaircissant un point assez particulier, l'intérêt de l'étude d'Else Marie Bukdahl n'en reste pas moins général par l'aperçu qu'elle renferme sur les différentes tendances de la critique d'art au XVIIIe siècle. Eise Marie Bukdahl restitue pour nous Diderot, critique d'art, parmi ses contemporains. Elle conclue son livre, nous disant pourquoi il a été le critique d'art le plus important en France au XVIIIe siècle.

COPENHAGUE