Revue Romane, Bind 2 (1967) 2

SERGE DOUBROVSKY: Pourquoi la nouvelle critique, Critique et Objectivité. Paris, Mercure de France, 1966, XX + 257 p.

John Pedersen

L'ouvrage dont M. Doubrovsky a enrichi les dossiers de la critique littéraire d'aprèsguerre prend son point de départ dans la querelle trop connue qui oppose M. Picard et M. Barthes. Pour le bonheur du lecteur, M. Doubrovsky ne se contente pas d'intervenir dans ce procès, dont l'intérêt, la plupart du temps, est resté au niveau du ton, c'est-à-dire fort peu élevé. Il éprouve le besoin «d'une critique de la critique», mais il ne vise pas le tableau d'ensemble, son but n'étant pas une «entreprise d'ordre historique, mais épistémologique» (p. XVII). Comme base de cette entreprise il a choisi des critiques qui «voient dans l'œuvre un objet particulier» (p. XVII).

Mais avant d'aborder cet aspect de la critique contemporaine, M. Doubrovsky s'attarde un instant à ce qu'il appelle, par un terme peu propre, la querelle des Anciens et des Modernes. Quelles que soient les hésitations dont on est pris en lisant le pamphlet de M. Picard, il nous semble que c'est fausser le problème de le baptiser d'«ancien». Les choses ne sont pas si simples, et c'est le livre de M. Doubrovsky qui nous en a convaincu. Il est significatif qu'au cours de l'ouvrage à peu près les mêmes remontrances seront faites à M. Barthes et à M. Picard. Au début, pourtant, la position de l'auteur est nette: tout en montrant une certaine réserve envers le style et quelques-uns des résultats de Roland Barthes, M. Doubrovsky lui reste entièrement solidaire devant les attaques de M. Picard, notamment quand celuici prétend que non seulement les résultats, mais aussi les questions posées par Barthes sont dépourvues d'intérêt. Avant de laisser M. Picard l'auteur lui reproche sa «sémantique optimiste», précisant que «ce qu'une œuvre veut dire déborde toujours largement ce qu'elle dit» (p. 52). Selon M. Doubrovsky (si nous le comprenons bien), Picard commet «l'erreur fondamentale (. .) de prendre à la rigueur Vobjet esthétique pour une chose» (ib.). Par cette prétendue erreur il rejoint cependant plusieurs représentants de la nouvelle critique, dont notamment un certain M. Barthes! Quant à la position de M. Doubrovsky lui-même, nous préférons y revenir quand nous aurons dégagé les grandes lignes de son ouvrage.

La partie la plus importante en est vouée à trois «écoles» de la critique actuelle qui, ayant en commun le postulat d'une totalité, d'une cohérence de l'œuvre, se séparent dès que l'on passe de la théorie à la pratique. Ces trois écoles critiques puisent dans les sciences humaines en se fondant sur la linguistique (Roland Barthes), la psychanalyse (Charles Mauron) ou la sociologie (Lucien Goldmann). D'une manière sobre et instructive l'auteur fait le procès de ces trois critiques en mettant beaucoup de soin à séparer le bon grain de l'ivraie. Tout en reconnaissant leurs mérites, M. Doubrovsky ne ménage guère les méthodes qu'ils ont choisies et, comme on sait, tous les trois appliquées à l'œuvre de Racine. On nous excusera de

Side 180

ne pas entrer dans les détails de ce règlement de comptes: nous recommandons vivement la lecture de ce chapitre aux disciples de Barthes, de Mauron ou de Goldmann,comme à tous ceux qui s'intéressent aux problèmes de la critique littéraire en général.

Mais l'auteur ne se contente pas de démolir les systèmes des autres. Il a réservé un tiers de son livre à un exposé de sa propre méthode critique. Se détournant des sciences humaines il cherche son bonheur dans la philosophie, ce qui, pour lui, veut dire les philosophies existentielles. La méthode qu'il en tire, et qu'il caractérise lui-même de psychanalyse existentielle, implique trois démarches: d'abord étudier l'œuvre comme objet esthétique, ensuite la voir «dans sa réalité (. .) documentaire» (c.-à-d. considérer le poète «comme témoin d'une époque et d'une civilisation »), et enfin y chercher « l'expression (..) d'une expérience métaphysique » (p. 195 s.). Plus loin M. Doubrovsky précise que la valeur de cette méthode réside dans «l'unité et la profondeur de la vision du monde» (p. 197). A celui qui ne verrait pas clairement ce qui sépare l'auteur de cet ouvrage des autres critiques mentionnés dans son livre, nous faisons simplement remarquer que M. Doubrovsky regarde l'œuvre, non seulement comme objet, mais comme objet-sujet. «L'œuvre est le lieu d'une rencontre totale entre deux êtres, l'un qui se cherche, se trouve, se perd dans une succession d'écrits qui sont comme autant d'étapes d'une quête, l'autre qui prête la chaleur de sa propre vie aux signes déposés sur la page morte et ranime le mouvement de l'existence qu'il épouse, et dont il est à présent responsable » (p. 56). Nous savons gré à l'auteur de nous avoir offert le terme d'«expérience métaphysique» pour apprécier selon sa juste valeur un tel passage.

D'après ce qui a été dit ici nous n'étonnerons guère en avouant que le profit que nous avons tiré de la partie consacrée à différentes tendances de la critique actuelle nous paraît supérieur à celui que nous offre la dernière partie de l'ouvrage. Il est vrai qu'il est plus facile de relever les manques d'autres systèmes que de convaincre le lecteur des avantages du sien. Cela étant, nous n'en persistons pas moins à hésiter devant la méthode développée par M. Doubrovsky. Essayons de préciser nos points de vue en examinant de plus près les deux mots-clés du soustitre.

La critique littéraire, science ou mysticisme? Telle est, peut-être sous une forme moins provocante, la question que se pose chaque critique qui se veut sérieux. 11 nous semble qu'il est parfaitement légitime de parler d'une science littéraire, à condition, bien entendu, qu'on la fonde sur une description de l'œuvre, de ses structures apparentes et cachées; description où les termes empruntés à d'autres sciences ou à la philosophie restent des métaphores qui ne sont pas censées prouver, en même temps, la dépendance de la critique par rapport à telle autre science. L'interprétation n'est, certes, pas exclu de la science littéraire, telle que nous la concevons, mais au lieu de la «rencontre totale entre deux êtres», dont parle M. Doubrovsky, où le critique «prête la chaleur de sa propre vie aux signes déposés sur la page morte..», nous préférons définir l'interprétation comme l'exposé de la signification la plus probable de l'ensemble des structures que l'analyse a rendues explicites. Voilà, pour nous, la distinction capitale entre le poète et le critique: celui-ci doit expliciter ce que celui-là a essayé d'exprimer sur le plan imaginaire.

Quant au concept d'objectivité, il nous semble qu'il n'est pas dépourvu d'ambiguïté.Si
l'on peut qualifier d'objectives les critiques où l'œuvre d'art est considérée

Side 181

comme un objet, il ne s'ensuit pas pour autant que ces critiques «veuillent ou feignent d'oublier la propre personne du critique», ainsi que le prétend M. Doubrovsky(p. 244). Nous ne voyons pas la nécessité de combiner ces deux attitudes. Comment imaginer une critique sérieuse qui ignorerait tout de ses «sources d'erreurs»immanentes? une critique qui ne s'efforcerait pas, dans la mesure du possible,de les réduire? Nous ne voyons pas non plus l'avantage que présente, sur le plan pratique, la conception de l'œuvre comme un «objet-sujet». Quand il quitte la théorie pour Corneille ou Racine, M. Doubrovsky se trouve pourtant devant des objets esthétiques qu'il lui faut analyser. Nous ne voulons pas, par ces dernièresremarques, insinuer que les discussions théoriques sont inutiles, tout au plus que l'émoi qu'elles provoquent se trouve assez souvent être en raison inverse de leur portée. Au travers des distinctions entre différentes écoles critiques, suivant ses propres lois, naît soudain le talent, c.-à-d. la faculté de rendre explicites les richesses d'un texte, de relever l'inexprimé sans trahir les mots mis sur le papier. Un tel critique dépassera, nous en sommes persuadé, n'importe queile «école» qu'on lui imputera.

L'ouvrage de M. Doubrovsky se veut «ouvrage de contestation» (p. XVI). Comme tel, nous le trouvons très réussi, et, malgré les réserves exprimées ci-dessus, nous en attendons avec beaucoup d'intérêt la seconde partie, qui aura pour soustitre Critique et Subjectivité. La voix de M. Doubrovsky contribue à transformer, comme l'auteur en annonçait le désir dans sa préface, une polémique banale en débat d'idées.

COPENHAGUE