Revue Romane, Bind 2 (1967) 2

Écritures d'Un Coeur simple

PAR

SVEND JOHANSEN

«Madame Bovary, c'est moi!» L'exclamation est célèbre, comme l'est aussi cette autre assertion de Flaubert: «Je n'y ai rien mis, ni de mes sentiments ni de mon existence.» Aurait-il pu dire la même chose de la Félicité d"Un Cœur simple? Et surtout, aurait-il pu le dire d'une telle manière que les deux énoncés fussent vrais à la fois ?

D'abord, qu'est-ce qu'Un Cœur simple? D'après l'édition que nous avons sous les yeuxl, on pourrait dire que c'est une vie de soixante-dix ans racontée en soixante-dix pages. La formule évidemment est arbitraire: même les soixante-dix ans de Félicité sont loin d'être exactement calculables. Mais, telle quelle, elle indique le fait qu'à une assez longue succession linéaire, qui est la vie de Félicité racontée chronologiquement, correspond une autre succession, de pages, si courte que la question de la relation entre les deux séries s'impose à l'attention. C'est dire qu'un fait apparemment banal, mais en tout cas constant et patent, à savoir qu'un conte doit aller de la page 1 à la page 70, un roman, de la page 1 à la page 270, etc., atteint au seuil de la conscience dans Un Cœur simple, et y est même porté, nous le verrons, à une sorte de thématisation latérale.

Ce que nous chercherons d'abord, ce n'est donc pas ce qui est dit dans ou par la succession du conte; c'est ce qui y dit cette succession même. Car ce ne sont pas les transitions normales, adhérentes à la «composition» d'un conte, que nous allons étudier. Il s'agit d'une succession qui, dans le conte, se désigne bien elle-même, que ce soit de manière plus ou moins indirecte, mais finalement très nette.

On dirait que les quelques pages du premier chapitre en présentent un spécimen type, bien qu'il ne s'agisse pas là d'une succession dans le temps, mais de combiner un portrait statique de Félicité dans la maison de Mme Aubin avec une progression à travers cette maison.

«Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait,



1 : Celle de l'Édition d'Art H. Piazza, Paris 1931

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lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse ...» - Pour cent francs par an, elle savait brider un cheval, engraisser les volailles, etc. ? Ce serait pour le moins curieux - jusqu'au moment où l'on s'aperçoit qu'une fois commencée, la série des verbes s'est faite autonome, laissant loin derrière elle le complément qui ouvre la phrase, pour ainsi dire l'oubliant. Le principe y est une linéarité absolument horizontale, plane à l'extrême.

«... et resta fidèle à sa maîtresse, - qui cependant n'était pas une personne agréable. / Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de 1809 ...» Qui est cette elle ? Invariablement, chaque fois qu'on relit le conte sans s'en rappeler les détails, on croit que c'est Félicité, le sujet de tous les verbes accumulés dans l'alinéa précédent, et qui vient d'être si fortement réévoqué par Tintroduction de la nouvelle forme verbale «et resta fidèle». Mais il s'agit de Mme Aubin, le passage se faisant à partir de la petite relative spécifiant un simple complément du dernier verbe de la longue série. Et remarquons qu'il n'y a pas d'autre motivation pour passer ici de Félicité à Mme Aubin, que cette seule relative à laquelle la transition s'accroche. De nouveau, c'est une linéarité plane, avec « oubli » de ce qui précède.

Une fois Mme Aubin introduite, on passe très normalement, après la vente de son ancienne maison, à la description de la maison actuelle, et d'abord de la salle. Cette description se termine ainsi: «- et tout l'appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plus bas que le jardin.» Le mot rez-de-chaussée, nulle part employé, est très nettement indiqué ici, et c'est de ce mot sous-entendu qu'on passe à l'alinéa suivant : «Au premier étage, il y avait d'abord la chambre de «Madame» . . .» De là au second étage, aucune transition n'est marquée: «Une lucarne au second étage éclairait la chambre de Félicité ...» Or, d'une part le premier étage est articulé en d'abordj'puis(ensuite; d'autre part, bien que dix-sept lignes soient consacrées au premier étage contre deux seulement au second, l'un et l'autre appartiennent au même alinéa, pourtant assez long. C'est-à-dire que ce qui règle tout cet alinéa, déjà si martelé dans les lignes relatives au premier étage, c'est la simple articulation rez-dechaussée/premier étage/'second étage ; articulation introduite, rappelons-le, par un mot sous-entendu de la dernière phrase subordonnée de l'alinéa précédent. Point n'est besoin de souligner combien ce procédé s'apparente à la transition de la relative à Mme Aubin, comme à la bérie da> verbes concernant Félicité et élevée en système autonome d'articulation.

«Une lucarne au second étage éclairait la chambre de Félicité, ayant

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vue sur les prairies. / Elle se levait dès l'aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu'au soir sans interruption; puis, le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s'endormait devant l'âtre, son rosaire à la main. (Donc à la cuisine). Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d'entêtement. Quant à la propreté ...» C'est donc à propos de sa chambre qu'on rejoint Félicité. Mais ce n'est pas dans la chambre: à aucun momenton ne l'y voit. Si elle s'y lève bien le matin, c'est déjà pour la quitter, et dès le second verbe, qui renvoie au même sujet, elle est autre part, sans jamais y retourner dans ce chapitre, tandis que, dans le même alinéa, la description passe à des qualités morales, sans aucune localisation.Le passage ne se fait pas de la chambre à Félicité, mais du simple mot de Félicité à son pronom personnel - et encore d'un mot au génitif et comme effacé par la locution participiale renouant avec chambre.

«Son visage était maigre et sa voix aiguë. A vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante. Dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge; - et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d'une manière automatique.» Puis commence le deuxième chapitre: «Elle avait eu, comme une autre, son histoire d'amour.» Il y aura lieu de revenir à cette étonnante modulation qui pour la première fois fait mention, à propos de Félicité, de la succession du temps, mais pour dire d'elle qu'elle ne marque plus aucun âge, introduisant de cette manière curieuse au déroulement, à travers les chapitres 11, 111 et IV, des soixante-dix années de la vie de Félicité. Pour le moment, rassemblons les faits qui dans ces chapitres montrent la persistance des phénomènes que nous venons de rencontrer.

La pauvre histoire d'amour de Félicité est articulée selon le schème un soir ¡un autre soir ¡la semaine suivante ¡bientôt ¡enfin, ce qui n'aurait rien de remarquable, si immédiatement après un schème analogue n'était repris avec une variante qui, elle, est surprenante. Il s'agit de marquer les habitudes, les points fixes constituant, dans la maison de Mme Aubin, cette «douceur du milieu» qui, pour Félicité, avait «fondu sa tristesse». L'articulation en est la suivante: tous les jeudis)chaque lundi matinjà des époques indéterminées. Or, il est bien vrai que l'oncle de Gremanville surgit à des époques indéterminées, mais comme il s'agit des habitudes de la vie, cette indétermination est tout de suite modifiée: «II se présentaittoujours à l'heure du déjeuner.» Et puis, qu'on relise ensemble les deux schèmes qui sont contigus, le premier finissant à la page 13, le second commençant à la page 14: on verra que le dernier terme, s'il

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n'introduit pas son indétermination dans la vie de Félicité, l'introduit bien dans les schèmes auxquels il appartient, et dont tout l'être est de marquer des points, uniques ou à répétition. Il y est ce paradoxe: un point indéterminé. En lui, c'est toute cette manière d'articuler qui vient subitement à se regarder elle-même, à s'investir nettement d'une autonomiecomme celle, plus cachée, du schème rez-de-chausséejpremier étage/second étage ou de la série des verbes dans le premier passage que nous avons cité.

C'est cette même réflexion sur soi du système des articulations qu'on retrouve toutes les fois que Flaubert, très ostensiblement, laisse tourner une transition sur un seul mot, répété par son pronom ou de manière analogue. Le parallèle est ici la transition de la relative à Mme Aubin ou de la chambre de Félicité à elle. Le passage sur Monsieur de Gremanville se termine ainsi: «Et elle (Félicité) refermait la porte.» L'alinéa suivant commence: «Elle l'ouvrit avec plaisir devant M. Bourais, ancien avoué.» Comme, certes, elle ne le fait pas immédiatement après le départ de Monsieur de Gremanville, c'est exclusivement le mot de «porte » qui relie les deux alinéas. Le même procédé assez curieux est répété dès la page suivante: «Paul donna l'explication de ces gravures (de la géographie en estampes) à Félicité. Ce fut même toute son éducation littéraire. / Celle des enfants était faite par Guyot ...»

Tout cela a lieu de la page 10 à la page 17, donc avec une densité considérable. Si cette densité ne reste pas aussi élevée, il y a toutefois bien des rappels, au cours des chapitres suivants, des phénomènes que nous connaissons. Ainsi à la page 39: «Et jamais elle (Félicité) ne parlait de ses inquiétudes (sur son neveu). / Mme Aubin en avait d'autres sur sa fille.» D'autres, justement! Ou à la page 53, après que pour la première fois Félicité et Mme Aubin ont versé des pleurs ensemble (et c'est nous qui soulignons) : « Félicité lui en fut reconnaissante comme d'un bienfait, et désormais la chérit avec un dévouement bestial et une vénération religieuse. / La bonté de son cœur se développa. / Quand elle entendait dans la rue les tambours d'un régiment en marche, elle se mettait devant la porte avec une cruche de cidre, et offrait à boire aux soldats.» Cette transition ne se fait guère à partir d'un changement psychologique chez Félicité, car on n'apprend plus rien sur ce dévouement et sur cette vénération pour Mme Aubin qui l'ont introduite, tandis qu'après Jes soldats viennent en quelques lignes les cholériques, les Polonais, le père Colmiche, donc d'autres bontés. De nouveau, la transition se fait sur un simple mot, celui de bonté.

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Rappelons aussi un passage de la page 30. Félicité est à l'église avec Virginie, pour le catéchisme (et nous soulignons de nouveau): «Les semailles, les moissons, les pressoirs, toutes ces choses familières dont parle l'Évangile, se trouvaient dans sa vie; le passage de Dieu les avait sanctifiées; et elle aima plus tendrement les agneaux par amour de l'Agneau, les colombes à cause du Saint-Esprit. / Elle avait peine à imaginer sa personne ...» On reconnaît la linéarité horizontale et plane, avec «oubli» de ce qui précède, même de l'Agneau, pourtant absolument parallèle au Saint-Esprit quant à la position à l'intérieur de leur phrase commune. Et faisons remarquer à ce sujet que les chapitres 11, 111 et IV commencent tous de la même manière: «Elle avait eu, comme une autre, son histoire d'amour» - «Quand elle avait fait à la porte une génuflexion» - «II s'appelait Loulou»: par un pronom personnel reliant indissolublement et horizontalement le début de chaque chapitre à ce qui termine le chapitre précédent.

Cependant, entre les grands épisodes à l'intérieur des chapitres - les visites à la ferme et aux bains de mer de Trouville dans le chapitre 11, la première communion de Virginie, les visites de Victor, puis la mort des deux enfants dans le chapitre 111, etc. - il ne semble pas qu'il y ait des transitions de la sorte ici envisagée. Elles s'y font «normalement», liées à la composition du récit, à laquelle il faudrait se référer, si on voulait les analyser. Elles ne se placent donc pas sur le plan que nous sommes en train de cerner, et que nous avons pu aborder sans référence aucune au récit et à sa composition.

Or, après la mort de Virginie on trouve ceci: «Puis des années s'écoulèrent, toutes pareilles et sans autres épisodes que le retour des grandes fêtes: Pâques, l'Assomption, la Toussaint. Des événements intérieurs faisaient une date, où l'on se reportait plus tard. Ainsi, en 1825. . . en 1827. .. l'été de 1828. .. vers cette époque. .. peu à peu. . . Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dans Pont-I'Évèque la Révolution de Juillet. Un sous-préfet nouveau, peu de jours après, fut nommé. ..» Et le récit reprend son cours, menant àce qui deviendra l'épisode de Loulou. Mais entre-temps, dans ce passage qui, en mentionnant les épisodes non-écrits mais qui auraient pu l'être, change les épisodes écrits en épisodes qui auraient pu ne pas l'être, on a reconnu la réflexion sur soi du système des articulations, rencontrée déjà, et cette fois-ci il s'agit de l'articulation de tous les grands épisodes du conte.

Ainsi, le conte entier se trouve lié maintenant au plan que nous explorons,soit

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plorons,soitdirectement par les phénomènes que nous avons commencé par analyser, soit indirectement à travers ces articulations des chapitres et des grands épisodes, auxquelles les phénomènes d'abord étudiés ont donné leur sens. Comment caractériser ce plan? Tout se passe comme s'il était à mi-chemin entre le plan du langage et le plan de la fiction: «au-dessus» du langage, puisqu'il porte les liaisons, qui ont lieu dans le langage, à cette réflexion sur soi ou thématisation latérale que nous y avons reconnues; «au-dessous» de la fiction, puisque nous avons pu l'analyser sans dire un seul mot de la fiction, de son espace et de cette Félicité qui s'y meut.

Reconnaissons franchement, d'ailleurs, que pour le moment nous ne savons pas encore très bien comment définir le phénomène auquel nous nous sommes heurtés. Ii faut lui donner un nom cependant. Sans trop penser à l'usage que fait Roland Barthes de ce mot, nous le nommerons une écriture. Et comme l'écriture que nous venons de cerner se rapporte à tout ce qui, dans le conte même, le fait aller de la première page à la dernière, on pourra l'appeler Vécriture-labeur d'Un Cœur simple.

Lorsque, après la mort de Loulou, Félicité se rend à Honneur pour faire envoyer le perroquet au Havre pour qu'il y soit empaillé, elle s'arrête au sommet d'Ecquemauville, au-dessus de Honneur, et «la misère de son enfance, la déception du premier amour, le départ de son neveu, la mort de Virginie, comme les flots d'une marée, revinrent à la fois, et, lui montant à la gorge, réunifiaient.» L"aiinéa suivant dit; «Pui^ elle voulut parler au capitaine du bateau ; et, sans dire ce qu'elle envoyait, lui fit des recommandations.»

Cela est nouveau. La première partie du dernier alinéa pourrait bien se référer à la pensée de Félicité, tandis qu'elle est encore à Ecquemauville;mais, après le point-virgule, elle se trouve subitement à Honneur, face au capitaine, sans transition aucune. C'est-à-dire, il y a bien une transition : elle voulut parler au capitaine et ... lui fit des recommandations.Cette transition, qui a lieu au niveau de l'écriture-labeur, est parfaite du moment qu'on consent à oublier qu'au début de l'alinéa Félicité est à Ecquemauville, tandis qu'à la fin elle est à Honneur. Mais ici il est vraiment impossible de l'oublier: le saut est trop grand. Et on s'aperçoit maintenant que si l'on refuse d'accepter la linéarité plane de l'écriture-labeur, et «l'oubli» qu'elle présuppose, toute cette écriture consistera en une série de petits chocs. Ainsi, le nouveau phénomène que nous venons de rencontrer est fermement imbriqué dans l'écriturelabeur,il

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labeur,ilen est pour ainsi dire l'envers: la linéarité, qui dans l'écriturelabeurest l'équilibre précaire entre un «fondu» et un choc, s'étire jusqu'à la solution de continuité. Concluons que nous nous trouvons toujours sur le plan de l'écriture, mais que nous sommes en présence d'une écriture nouvelle. C'est elle que nous suivrons maintenant.

«Elle avait eu, comme une autre, son histoire d'amour. / Son père, un maçon, s'était tué en tombant d'un échafaudage. Puis sa mère mourut, ses sœurs se dispersèrent, un fermier la recueillit, et l'employa toute petite à garder les vaches dans la campagne . . . / Un soir du mois d'août (elle avait alors dix-huit ans), ils2 l'entraînèrent à l'assemblée de Colleville ...» Comparons ce début du chapitre II au passage qui suit la fuite et le retour de Loulou: «Elle eut du mal à s'en remettre, ou plutôt ne s'en remit jamais. / Par suite d'un refroidissement, il lui vint une angine; peu de temps après, un mal d'oreilles. Trois ans plus tard, elle était sourde ...» Et le récit continue à partir de cette surdité. Ajoutons encore quelques lignes; Félicité a soigné le vieux père Colmiche: «II mourut; elle fit dire une messe pour le repos de son âme. / Ce jour-là, il lui advint un grand bonheur ...» C'est l'arrivée de Loulou.

Ce qui, au début du chapitre 11, aurait pu sembler un simple procédé pour en venir à parler de l'enfance de Félicité, et qui peut-être n'a été que cela dans l'intention de Flaubert, fait partie en fait d'un ensemble où se prolongent et se fixent, partant se font autonomes, les ruptures qui se produisent entre les trois alinéas de ce début de chapitre. Rupture entre l'annonce de l'histoire d'amour de Félicité et la suite au second alinéa, où son père meurt. Quel rapport? Aucun, justement; mais, un instant, la contiguïté en a laissé supposer un. Rupture entre Félicité «toute petite» et ces dix-huit ans indiqués dans une parenthèse du troisième alinéa, à une distance de neuf lignes seulement, distance qui vraiment ne remplit pas l'intervalle des années. Cet intervalle fait figure d'un saut brusque, derrière lequel le passage sur l'enfance reste entièrement

C'est une sorte de système où, à la fois, il y a trop et trop peu de liaison,donc un déséquilibre prononcé. Félicité ne se remit pas de la fuite de Loulou; trois ans - et trois lignes - plus tard, elle était sourde. Était-ce à cause de la fuite de Loulou? Formulée ainsi, la supposition est absurde. Et pourtant cette liaison «en trop» se dessine un instant, parce que



2: Ses camarades de la deuxième ferme, ou elle est entrée après avoir été injustement chassée de la première.

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celle qui a été établie dans le texte est «en déficit», reste si faible que de nouveau elle ne remplit pas l'intervalle. En effet, entre Loulou enfui et Félicité sourde, il y a solution de continuité. Mais notons qu'elle s'imbriquedans le système d'articulation de Fécriture-labeur: par suite de/peu de temps après/trois ans plus tard. Enfin, le père Colmiche meurt, et le même jour Loulou arrive. Encore une fois, une liaison «en trop» frôle la conscience: à cause de la mort du père Colmiche .. . Parce que la seule liaison exprimée est celle, si ostensiblement arbitraire et forcée, qui fait tourner le passage d'un alinéa à l'autre sur les simples mots ce jour-là.

Ce système mène quelquefois à des expressions si elliptiques qu'on a affaire à de véritables catachrèses. Voici Félicité à Honfleur, pour essayer de voir une dernière fois Victor avant son départ: «Elle fit le tour du bassin rempli de navires, se heurtait contre des amarres; puis le terrain s'abaissa, des lumières s'entrecroisèrent, et elle se crut folle, en apercevant des chevaux dans le ciel. / Au bord du quai, d'autres hennissaient, effrayés par la mer. Un palan qui les enlevait les descendait dans un bateau, où des voyageurs se bousculaient ...» Au milieu de ce bel exemple d'écriture-labeur (des chevaux dans le ciel ... d'autres; les descendait dans un bateau, où des voyageurs), reconnaissons que le phénomène qui étourdissait Félicité est bien expliqué. Mais comment! Par ces mots étourdissants : un palan qui les enlevait les descendait . . . Beaucoup plus tard, il est dit de Félicité: «Ne communiquant avec personne, elle vivait dans une torpeur de somnambule. Les processions de la Fête-Dieu la ranimaient.» Ce qui équivaut à une expression du type de celle relative au palan, par exemple: Félicité qui s'ennuyait s'amusait...

Un sommet de cette écriture est atteint dans l'étonnante rhapsodie sur Loulou, qu'il faut citer en entier: «Quand il descendait l'escalier, il appuyait sur les marches la courbe de son bec, levait la patte droite, puis la gauche; et elle avait peur qu'une telle gymnastique ne lui causât des étourdissements. Il devint malade, ne pouvait plus parler ni manger.» Inévitablement, on croit qu'il est tombé malade par suite, comme le craignait Félicité, de sa gymnastique dans l'escalier. Mais non: «C'était sous sa langue une épaisseur, comme en ont les poules quelquefois. Elle le guérit, en arrachant cette pellicule avec ses ongles.» Puis on continue: «M. Paul, un jour, eut l'imprudence de lui souffler aux narines la fumée d'un cigare; une autre fois que Mme Lormeau l'agaçait du bout de son ombrelle, il en happa la virole; enfin il se perdit.» Après la liaison

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«déçue» au sujet de la maladie de Loulou, le enfin de la dernière phrase, terminant l'accélération des notations disparates, vient susciter encore une fois l'ombre d'une liaison, et encore une fois il n'en est rien: à travers deux liaisons fantômes, la rhapsodie reste d'une discontinuité complète.

Si maintenant on récapitule les exemples cités, on verra qu'il n'y a aucune raison de penser que ce phénomène de la discontinuité provienne des souvenirs désordonnés de Félicité; il ne s'agit pas d'un «stream of consciousness» indirect. Pour le montrer plus nettement, comme pour d'autres raisons aussi, citons une scène qui de toute évidence est vue du dehors. Accompagnée de son amoureux, Félicité marche derrière un chariot de foin: «Le vent était mou, les étoiles brillaient, l'énorme charretée de foin oscillait devant eux; et les quatre chevaux, en traînant leurs pas, soulevaient de la poussière.» Toute la scène est voilée, opaque, tant à cause de la poussière et du mouvement d'oscillation que de la charretée elle-même qui en bouche l'horizon. Car, ici, l'œil est au niveau de Félicité. «Puis, sans commandement, ils (les chevaux) tournèrent à droite.» On s'attendrait à ce que maintenant la scène se dégage, l'horizon devenant visible. Or, c'est justement ce qui ne se produit pas: «II l'embrassa encore une fois. Elle disparut dans l'ombre.» D'une part, l'œil n'est plus ici au niveau de Félicité; d'autre part, au moment même où «l'œil de Félicité» devrait voir l'horizon, «l'autre œil» raye d'un seul trait la scène entière, y inclus Félicité. Et on passe à «la semaine suivante».

Cette scène, cependant, ne relève pas du niveau des écritures. Elle est une manifestation, parmi d'autres, d'un des éléments constitutifs de l'espace du conte, donc de sa fiction. Si néanmoins nous la citons ici, c'est qu'elle montre qu'à l'intérieur même du récit surgit un œil qui n'est pas celui de Félicité - comme y surgit aussi, d'ailleurs, une mémoire de Félicité sur elle-même, par exemple quand elle se trouve au sommet d'Ecquemauville. Ce qui veut dire que la seule manière de faire porter les écritures sur le compte de Félicité serait de considérer le conte entier comme une sorte de mémoires d'outre-tombe, écrites ou pensées par elle après sa mort, supposition entièrement gratuite.

Or, la scène montre aussi que ce phénomène de fermeture, de solution de continuité, que nous avons reconnu dans une des écritures du conte, est quelque chose de si réel, qu'il se répète à d'autres niveaux aussi. Et enfin, nous voyons qu'il y a dans le conte, et dotés de structures très frappantes, de vastes domaines où rien n'est ajouté à la caractéristique

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de Félicité : que Flaubert efface celle-ci avec toute la scène de la charretée de foin ne dit rien sur elle, pas plus que ne le font ces particularités de laisser tourner une transition sur un simple mot, de transporter Félicité, par-dessus un simple point-virgule, d'Ecquemauville à Honfleur, etc., ou le fait de constituer ces particularités en système réflexif de toute la progression du conte et d'y imbriquer, comme son envers, un autre système d'écriture.

Concluons que le niveau des écritures est un niveau primaire, constituant et non point constitué. Il n'est pas dans la fiction, comme l'est Félicité et comme le serait un «stream of consciousness». Il est constitutif du conte, au même titre que l'est la fiction. S'il y a un rapport entre les écritures et Félicité, ce n'est pas un rapport d'inclusion ou de désignation directes.

Mais enfin, qui est cette Félicité? Car, d'une autre manière, elle est
bien au centre du conte, et Flaubert dit bien des choses sur elle.

La première fois qu'il nous montre une réaction de sa part, est à l'assemblée de Colleville: «Tout de suite elle fut étourdie, stupéfaite par le tapage des ménétriers, les lumières dans les arbres, la bigarrure des costumes, les dentelles, les croix d'or, cette masse de monde sautant à la fois.» Et cet étourdissement devant la bigarrure du monde, son chaos désespéré, reste une des réactions fondamentales de Félicité, par exemple dans le passage déjà cité sur le port de Honfleur. Étourdissement aussi devant le monde géographique : « Elle se pencha sur la carte ; ce réseau de lignes coloriées fatiguait sa vue, sans lui rien apprendre.. .» Étourdissement devant le monde même de l'au-delà: «Elle avait peine à imaginer sa personne (du Saint-Esprit); car il n'était pas seulement oiseau, mais encore un feu, et d'autres fois un souffle.» Étourdissement enfin devant son propre monde à elle : «... la misère de son enfance, la déception du premier amour, le départ de son neveu, la mort de Virginie, comme les flots d'une marée, revinrent à la fois, et, lui montant à la gorge, l'étouffaient.»

Sa conduite ordinaire devant ces chocs multiples, ces chocs de la multiplicité, est indiquée dans la phrase suivante, après une incompréhensionde la part de Mme Aubin: «Félicité, bien que nourrie dans la rudesse, fut indignée contre Madame, puis oublia.» En eifet, «l'arrêt» au sommet d'Ecquemauville, que nous venons de citer de nouveau, est bien la première occasion où elle se souvient de sa vie passée, et c'est

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à dix pages seulement du dernier chapitre. Or, deux pages après l'arrêt, on trouve ceci: «... (elle) se rappelait alors les jours disparus, et d'insignifiantesactions jusqu'en leurs moindres détails, sans douleur, pleine de tranquillité.» C'est que Loulou est revenu du Havre, empaillé. C'est lorsqu'elle le regarde «chaque matin, en s'éveillant, ... à la clarté de l'aube», que toute sa vie peut remonter sans l'étouffer, sans étourdissement - parce que Loulou est en train de devenir pour elle le Saint- Esprit même, le Saint-Esprit enfin connu et vécu: «Quelquefois, le soleil entrant par la lucarne frappait son œil de verre, et en faisait jaillir un grand rayon lumineux qui la mettait en extase.» C'est aussi que cela se passe bien des années - mais cinq pages seulement - après la venue de sa surdité où «le petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le carillon des cloches, le mugissement des bœufs n'existaient plus. Tous les êtres fonctionnaient avec le silence des fantômes. Un seul bruit arrivaitmaintenant à ses oreilles: la voix du perroquet.»

La revoilà donc, cette «femme en bois, fonctionnant d'une manière automatique», que nous voyions à la fin du premier chapitre; cette même femme noire qui, sur la route bordée de pommiers sans feuilles, les fossés couverts de glace, poursuit en ligne droite, sur le milieu du pavé, sans rien voir ni entendre, renversée par la malle-poste, debout de nouveau sans plainte, son chemin têtu vers Honneur, le cadavre de Loulou dans son panier. Nous savons maintenant ce qu'il y a à l'intérieur de l'automate.

Or, il faut voir aussi que si la vie cachée de Félicité rayonne à partir d'un petit point ardent, à la lumière tranquille duquel elle peut regarder sa vie et le monde sans en être ébranlée, cette lumière s'arrête brusquement au seuil de son propre cercle, et si elle vient à toucher à ce qui est au dehors, elle y produit son contraire: ombre, fragmentation, étourdissement. C'est ce qui arrive avec les dernières paroles mêmes de Félicité. Lors de la mort de Loulou, elle avait soupçonné Fabu, le garçon boucher, de l'avoir empoisonné; maintenant, après l'extrême-onction, elle désire voir Fabu: «II arriva en toilette des dimanches, mal à son aise dans cette atmosphère lugubre. / - Pardonnez-moi, dit-elle avec un effort pour étendre le bras, je croyais que c'était vous qui l'aviez tué! / Que signifiaient des potins pareils? L'avoir soupçonné d'un meurtre, un homme comme lui! et il s'indignait, allait faire du tapage. / - Elle n'a plus sa tête, vous voyez bien! »

Cette destinée de Félicité, dans la structure essentielle que nous en
avons dégagée, est-ce qu'elle est telle que Flaubert pouvait s'y identifier?

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Dans les études de Georges Poulet et de Jean-Pierre Richard3 on trouvera
de très bonnes raisons pour le croire. Nous pensons, en effet, que Flaubertaurait
fort bien pu s'écrier: Félicité, c'est moi!

Mais il y a l'autre exclamation: «Je n'y ai rien mis, ni de mes sentiments ni de mon existence.» Et il y a, dans les études admirables de Poulet et de Richard, le problème que, partant des textes de Flaubert, œuvres de fiction comme lettres, voyages, etc., elles aboutissent à un «être flaubertien» d'avant le langage, un être de sentiments et d'existence justement, à partir duquel il est très difficile de regagner le niveau du langage: on le voit dans d'autres études de Richard où celui-ci tente de le faire, l'étude sur Rimbaud, par exemple. Et nous n'avons cependant, nous la postérité, qu'un Flaubert fait de langage, et qui est, dans ses œuvres de fiction, plus éminemment «langage» que dans ses lettres, voyages, etc. Qu'a-t-il fait dans le langage qui reste indissolublement lié à ce langage même ?

Dans Un Cœur simple, nous le savons maintenant, il y a créé les deux écritures du conte. Or, qui ne voit qu'entre ces écritures et la structure de la destinée de Félicité, qui sans doute est aussi une structure de «l'être flaubertien», il y a un rapport d'homologie considérable: même linéarité plane avec oubli de ce qui précède, même solution de continuité, même imbrication de l'une dans l'autre; car, si la linéarité et l'oubli de Félicité sont liés d'abord à son étourdissement devant les solutions de continuité, et si cet étourdissement est guéri sous la lumière de son petit cercle, ce même cercle se déplace en ligne droite et produit à ses frontières une nouvelle solution de continuité. Pourtant, nous l'avons suffisamment souligné, les écritures ne parlent point de Félicité, tout comme elle n'y parle point elle-même, de sorte que ces écritures fournissent à Flaubert une motivation réelle pour, à la fois, s'identifier à Félicité et se dissocier d'elle.

Si, dans les écritures, Flaubert ne décrit pas Félicité, ni ne la laisse s'y décrire elle-même, ce qu'il fait, par contre, c'est, dans un sens très fort du mot, de l'y écrire. Et comme l'une des écritures, tout en formant donc, avec l'autre, les «écritures-Félicité de Flaubert», reste toujours l'écriture-labeur du conte, dans le même sens fort le conte lui-même est écrit.

Ajoutons, enfin, que si nous n'avons rien dit des quelques pages du



3: G. Poulet: Études sur le temps humain, Paris 1950, et Les métamorphoses du cercle, Paris 1961. J.-P. Richard: Littérature et sensation, Paris 1954.

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dernier chapitre, c'est que la question de l'espace de la fiction, entrevue déjà à propos de la scène de la charretée de foin, y intervient d'une manière importante, ne contredisant en rien les analyses ici présentées, mais y ajoutant une dimension nouvelle - dimension qu'il sera préférable d'étudier parallèlement dans Un Cœur simple et dans La Légende de Saint Julien l'Hospitalier. Ce sera pour une autre fois.

Svend Johansen

COPENHAGUE