Revue Romane, Bind 2 (1967) 2

Le Joueur de Rôles Un personnage typique des comédies de Corneille

PAR

JOHN PEDERSEN

Pour qui s'engage dans le vaste domaine du théâtre de Pierre Corneille, il est important d'essayer de sortir des ornières suivies par une critique toujours respectueuse, certes, mais parfois encline à réduire l'œuvre si riche aux seuls chefs-d'œuvre consacrés. Titubant de zèle pour redécouvrir Le Cid on ignore le théâtre de Corneille avant 1637, et par égard pour les trois monuments de la tragédie cornélienne on ne cache guère son envie de faire excuser au lecteur bénévole les trente dernières années de la carrière de Corneille. Restent, depuis trois siècles, les œuvres qu'on situe au sommet, Le Cid, Horace, Cinna et Polyeucte. Et encore, n'a-t-il pas fallu un Louis Herland pour révéler au public du XXe siècle combien Horace était une œuvre plus belle que sa réputation de tragédie à afficher aux moments sinistres de mobilisation générale.l Si, dans son ouvrage - riche en idées inspiratrices et provocantes - Herland s'est concentré, lui aussi, sur l'apogée de l'œuvre de Corneille, il n'en a pas moins eu le mérite de relever chez Horace un trait qu'on ne lui connaissait pas jusqu'alors, et qui nous paraît également être passé inaperçu chez d'autres personnages cornéliens.

De quoi s'agit-il? Au fait, Herland a démontré, de manière convaincante, que, dans les scènes avec Curiace et Camille, où il a toujours été considéré comme un monstre insupportable,2 Horace n'est pas sincère: il s'est créé un rôle qu'il joue en bon acteur. Si bon qu'il lui est arrivé de tromper non seulement son entourage, mais le public et la critique à travers plusieurs siècles. Nous n'avons pas l'intention de reprendre ici la documentation pénétrante de Herland en ce qui concerne Horace3

- il n'y a plus à revenir là-dessus - mais il ne nous paraît pas inutile
d'étudier, sous la même perspective, d'autres parties du théâtre de
Corneille. Cette aptitude à se créer un masque derrière lequel on peut



1 : Louis Herland: Horace, ou Naissance de l'Homme. Paris 1952.

2: Horace, acte II scène 3 et acte IV scène 6.

3: Herland, op. cit. les deux chapitres «Le chevalier» et «Le meurtrier».

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se cacher, ce don de jouer un rôle, seraient-ce là des traits qui auraient de quoi nous surprendre chez un héros cornélien? Pour répondre à cette question nous essaierons de nous fonder sur le genre dont Corneille s'est servi pour ses débuts et auquel il est retourné une fois après Polyeucte:la

Il est vrai que cette partie de sa production n'a guère tenté les critiques; les comédies de jeunesse n'occupent qu'une place très modeste dans les études sur le théâtre de Corneille. Pour rendre hommage au père de la tragédie classique on a souvent oublié, nous semble-t-il, d'accorder à l'auteur de Y Illusion la place qui lui convient parmi les grands dramaturges comiques. Nous nous proposerons, dans la suite, de «réhabiliter» les comédies de Corneille. Comme point de départ de notre examen nous avons choisi un groupe de personnages qui se distinguent, par leur aptitude à jouer des rôles.

Nous pécherions par ingratitude et mauvaise foi si nous passions sous silence les contributions des savants qui se sont donné la peine de faire sur ces textes une étude qui dépasse la simple analyse. Nous avons déjà constaté qu'ils ne sont pas nombreux, mais ne tardons pas à relever la thèse de M. Rivaille qui reste l'ouvrage de base pour les études sur le théâtre du jeune Corneille.4 M. Rivaille y consacre un chapitre aux personnages,s chapitre particulièrement intéressant pour l'optique que nous avons choisie. En essayant d'établir une classification des personnagesdes premières comédies, M. Rivaille arrive à distinguer deux types déjeunes gens: les amoureux à l'âme basse et les amoureux à l'âme noble. Ce n'est pas le moindre inconvénient de cette classification que M. Rivaille ne réussit pas à y trouver une place à Alidor, le héros très remarquable de la Place Royale; il nous paraît plus embarrassant que le critère adopté par M. Rivaille ne permet pas de grouper les personnagesd'une manière convaincante. Théante «cache la vérité à Fiorame»6 et trouve partant sa place parmi les amoureux à l'âme basse, mais ne pourrait-on en dire autant de Tircis,7 pourtant qualifié d'«amant parfait»?Alcidon de La Veuve est «le plus représentatif» des amoureux à l'âme basse, mais il nous semble que la vanité et l'égoïsme d'un Fiorame(«amant parfait» de La Veuve) ne sont guère moindres que celles d'un Alcidon. En partant de leurs qualités d'amants, fonction concernant



4: Louis Rivaille' Le? débuts de Pierre Corneille. Paris 1936.

5: Rivaille, op. cit. p. 103-128.

6: Rivaille, op. cit. p. 113.

7: M élite 1,3.

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avant tout l'intrigue, il sera difficile, croyons-nous, de relever les traits
caractéristiques des personnages masculins de ces comédies.

C'est pourtant le point de départ de M. Nadal aussi, dans sa thèse qui examine toute l'œuvre sous la perspective du sentiment de l'amour.B M. Nadal retrouve dans les premières comédies de Corneille la double attitude des amoureux de VAstrée (Céladon-Hylas).9 La référence paraît parfaitement plausible, mais pour le groupement des personnages on ne laisse pas de s'étonner un peu en trouvant Tircis et Fiorame comme représentants, à la fois, de l'attitude grave et des amants volages. Encore une fois, nous nous voyons dans l'obligation de trouver un autre critère pour arriver à un groupement plus significatif de nos personnages.

Il n'est pas besoin d'examiner longtemps ces comédies pour découvrir qu'un des principaux ressorts de leurs intrigues est la manie qu'ont leurs personnages de paraître autres qu'ils ne sont.lo Il n'a jamais été jugé raisonnable, ni dans la vie ni au théâtre, d'abattre ses atouts du prime abord si l'on s'est engagé dans le jeu délicat de l'amour et du mariage. D'où la nécessité de la feinte! Il convient de cacher son jeu, et les personnages de ces comédies sont initiés aux secrets de la feinte. Dès le premier acte de Mélite, sa toute première pièce, Corneille a monté une situation où un personnage, Tircis, face à Eraste, son ami et son rival à la fois, se voit contraint de nier son amour pour la belle Mélite. Des situations parallèles paraîtront à maintes reprises à travers les comédies de Corneille, et il faut évidemment distinguer entre la feinte, inspirée par une occasion propice ou provoquée par une situation pénible et qui ne dépasse pas un moment assez court et, d'autre part, le rôle qu'on choisit en toute tranquillité pour le jouer pendant plusieurs scènes, sinon à travers des actes entiers.

Pour discerner la feinte chez les personnages des comédies de Corneille il suffit de se concentrer sur les intrigues qui ne se développent guère qu'en fonction du talent dont font preuve tous les personnages pour jouer des rôles. On n'a qu'à voir le premier acte de La Suivante où les personnages ne cessent de se démasquer pour nous initier à ce jeu complexe. Dans La Veuve Doris est obligée de répondre à Alcidon en termes de maîtresse, mais . . .



8: Octave Nadal: Le Sentiment de i'amour dans l'œuvre de Pierre Corneille. Paris 1948.

9: Nadal, op. cit. p. 79.

10: A voir Jean Rousset: La littérature de l'âge baroque en France. Paris 1963 (quatrième réimpression) p. 209.

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Je me fais, comme lui, souvent toute de feux;
Mais mon cœur se conserve au point où je le veux,
Toujours libre, . . .

(La V. v. 157-61)

La Chloris de M élite exprime la même idée en avouant que «notre sexe a le don de tromper finement» (Mél. v. 954). Pourtant, la feinte, dans ces comédies, n'est pas un domaine réservé aux femmes uniquement. Il s'en faut de beaucoup. Alcidon, dans La Veuve, «feint pour (Doris), et brûle pour Clarice» (La V. v. 101). Théante, qui en parle en pleine connaissance de cause, présente son ami Fiorame de la manière suivante :

Tu sais comme Fiorame à tous les beaux visages
Fait par civilité toujours de feints hommages

(Suiv. v. 33-34)

Mais il faut ajouter que Théante n'excelle pas par sa lucidité: il voit bien la feinte, mais se trompe, pour son propre malheur, sur la cause de cette feinte dans le cas précis, où il s'agit de Daphnis, maîtresse de Fiorame, aimée de Théante. Si Fiorame lui fait la cour, ce n'est pas par civilité, mais d'abord par ambition (v. 75) et puis parce qu'il s'éprend d'elle. C'est lui-même qui rend compte de sa situation ambiguë:

Je feins, et je fais naître un feu si véritable,
Qu'à force d'être aimé je deviens misérable

fSuiv. v. 377-78)

II est vrai qu'il parle ici d'Amarante, suivante de Daphnis, sa maîtresse,
mais si son état est misérable, c'est précisément parce qu'il est tombé
amoureux de Daphnis.

En pensant aux premières comédies, on ferait volontiers siennes les paroles de Tircis : «O ciel ! vit-on jamais tant de supercheries, Que tout l'extérieur ne fût que tromperie?» (Mél. v. 895-96). Feinte, supercherie, tromperie. Décidément, nous ne sommes pas loin du mensonge, mais ce péché capital n'apparaît, dans sa forme crue, que dans Le Menteur, où Dorante s'en sert parce qu'il a choisi, par goût, le rôle du menteur, et parce qu'il a découvert le profit qu'on peut en tirer dans une situation délicate.

Nous retrouvons donc, dans Le Menteur, la distinction établie ci-dessus entre la feinte momentanée et le rôle qu'on décide de jouer pendant une période plus ou moins longue. Avec Alidor (la Place Royale) Dorante est le plus important des «joueurs de rôles», mais Alcidon {La Veuve)

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et Matamore de Y Illusion font aussi partie du régiment. Est-ce à dire que les vrais «joueurs» sont les hommes? Avant de répondre à cette question il convient de regarder le couple Célidée-Lysandre (la Galerie du Palais). La nuance, qui distingue un peu partout dans ces comédies les jeunes demoiselles de leurs cavaliers, est poussée jusqu'au bout en ce qui concerne ces deux personnages et l'emploi qu'ils font de la feinte. Célidée s'en sert la première, et, à l'en croire plus tard, elle n'a fait que suivre les conseils d'Hippolyte (v. 1725). La raison principale qu'elle a d'utiliser la feinte se révèle pourtant dans le monologue qui constitue la scène VII du second acte. Elle «meurt de le quitter», mais «son reste d'amour ne le peut maltraiter». Elle ne sait à quoi s'en tenir, et dans cette situation indécise la feinte proposée par Hippolyte lui paraît soudainementla seule solution valable:

Pour régler sur ce point mon esprit balancé,
J'attends ses mouvements sur mon dédain forcé;
Ma feinte éprouvera si son amour est vrai.

(Gai. v. 575-77).

Si elle se décide pour la feinte, c'est moitié sous l'impulsion d'Hippolyte, moitié de sa propre initiative. Ce n'est pas un rôle qu'elle se crée après de longues réflexions, c'est plutôt un caprice spontané, dont elle aurait facilement eu l'idée sans l'intermédiaire d'une autre femme.

Pour Lysandre l'affaire se présente sous un autre jour. Quand Aronte lui propose de répondre par la feinte à la feinte de Célidée, il est nettement indigné: «Mais peux-tu méjuger capable d'une feinte?» (Gai. v. 717). Il hésite longtemps avant d'adopter cette attitude, mais une fois qu'il a accepté le rôle, il joue en bon acteur: «Quoi! vous prenez pour vous ce que j'adresse ailleurs?» (v. 848 ss). Il faut admirer jusqu'à quel point la volonté domine son jeu, il n'est pas question pour lui de faire des compromis entre le jeu qu'il monte et la réalité qu'il vit; il refuse, avec colère, de tourner la feinte en vérité (v. 1176). Lysandre possède la lucidité indispensable pour ne pas se tromper lui-même; pour lui le rôle reste ce qu'il est, une illusion. Et une illusion qui ne risque pas de l'abuser: il a dû réfléchir trop longtemps là-dessus avant de la créer.

11 nous semble, donc, que dans l'univers de ces comédies la feinte se montre une arme efficace, parfois cruelle, chez les femmes comme chez les hommes. Rien de nouveau jusqu'ici. Oserions-nous ajouter que la feinte utilisée par les femmes a Pair de faire partie de la nature féminine? Elles y ont souvent recours, et cela ne mène pas très loin. Chez les

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hommes, par contre, la feinte a tendance ou bien à rester en marge de la personnalité, comme un subterfuge nécessaire, mais odieux (le cas de Lysandre), ou bien à se développer sans cesse pour finalement dominer la personnalité. La feinte, alors, devient la faculté maîtresse du personnage,et nous nous trouvons devant un groupe important de personnages masculins : les vrais joueurs de rôles.

Dans ce groupe de joueurs de rôles le premier, par ordre chronologique, est Alcidon de La Veuve. Il s'annonce acteur dès la première scène: devant le beau sexe il ne faut pas, comme Philiste, adopter une attitude réservée, «ce n'est pas là mon jeu» (v. 47). «Mon feu me déplairait caché sous ce rideau» (v. 44). La jouissance réside dans le jeu mené devant des spectateurs beaucoup plus que dans le bonheur goûté auprès de la bien-aimée. Le plaisir qu'il trouve à jouer se révèle nettement dans une réplique vers la fin de la première scènell, réplique à double fond qui ne s'ouvre au spectateur que quelques secondes plus tard quand, seul, il avoue être le rival de son ami Philiste.l2

Doris, la jeune fille à qui Alcidon présente ses hommages, discerne
sans trop de difficulté son côté acteur

Vous le connaissez mal; son âme a deux visages,
Et ce dissimulé n'est qu'un conteur à gages
II a beau m'accabler de protestations,
Je démêle aisément toutes ses fiction* .

(La V. v. 169-72).

Elle a, pour sa part, accepté le jeu et y participe comme spectatriceactrice:
«II ne me prête rien que je ne lui renvoie: Nous nous entrepayons
d'une même monnoie.» (v. 173-74).

En acteur connaissant les exigences du métier Alcidon réfléchit, à
l'avance, sur la contenance à se donner quand il aura enlevé Clarice,
pour qui il brûle:

Et déjà je prépare une froide impudence
A m'informer demain, avec étonnement,
De l'heure et de l'auteur de cet enlèvement.

(La V. v. 856-58)



11 : «La confidence avec un bon ami Jamais, sans l'offenser, ne s'exerce à demi. » La Veuve v. 91-92.

12: Une pointe également ironique se relève v. 817.

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Alcidon est alors à son apogée et il se plaît, devant Philiste, à regretter «que le siècle ou nous sommes A bien dissimuler met la vertu des hommes.» (v. 887-88). Trente-trois ans à l'avance, il y a là, à s'y tromper, l'accent du Misanthrope. Alcidon est l'égal d'Alceste en lucidité, mais à la sincérité de celui-ci correspond, chez celui-là l'ironie, le masque. Il est significatif qu'Alcidon, plus tard dans la conversation, fasse allusion à Mélite, la première pièce de son auteur (v. 931-34); Alcidon appartient, âme et corps, au théâtre et ne sort guère de ce monde dans son argumentation.

Il y a, entre Alcidon et Alidor de la Place Royale, une parenté qui dépasse la simple ressemblance des noms. Elle se déclare dans l'amourpropre, qui est manifeste chez les deux personnages; ils prétendent à être des cas exceptionnels, se considèrent comme des êtres délivrés des liens qui restreignent les activités de la majorité des hommes. Il y a, dans la voix d'Alidor, un ton de sincérité qui ne laisse pas de nous désarmer tant soit peu, quand il demande à Cléandre:

Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires?
Penses-tu qu'il s'arrête aux sentiments vulgaires?
Les règles que je suis ont un air tout divers;
Je veux la liberté dans le milieu des fers.

(Place R. v. 201-04).

Certes, l'esprit d'Alidor ne doit pas être rangé parmi les ordinaires; il est un homme doué de plusieurs talents. Comme Alcidon, il aime à jouer des scènes, à créer des rôles, et chez Alidor acteur on admire, à la fois, le calcul méticuleux avant le jeu, et la réflexion froide pendant et après.

Ce qui gêne Alidor chez Angélique, sa maîtresse, c'est qu'elle l'aime
trop. Donc, il faut y porter remède (car le moins qu'on puisse dire de
notre héros, c'est qu'il est un homme résolu), et le plan est vite dressé:

Mais, puisque son amour me donne tant de peine, Je la veux offenser pour acquérir sa haine, Et mériter enfin un doux commandement Qui prononce l'arrêt de mon bannissement. Ce remède est cruel, mais pourtant nécessaire Puisqu'elle me plaît trop, il me faut lui déplaire.

(v. 241-46)

La perspicacité des derniers vers ne laissent rien à dire. Nous osons le
répéter: il faut admirer Alidor. D'ailleurs, Alidor lui-même est le premierà

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mieràle faire; quand, à la scène VI du troisième acte, il s'est joué
d'Angélique et qu'il croit s'en être définitivement débarrassé, il ne parvientguère
à maîtriser son enthousiasme:

Que ne peut l'artifice, et le fard du langage?
Et si pour un ami ces effets je produis,
Lorsque j'agis pour moi, qu'est-ce que je ne puis?

On aura déjà constaté qu'il y a, dans Alidor, une nouvelle dimension qui ne se trouvait pas chez Alcidon: ils sont tous les deux des acteurs habiles, mais Alidor joue ses rôles en vertu d'une philosophie personnelle. Ce n'est plus l'intrigant qui, par définition, a intérêt à se servir de ses talents; c'est un homme qui joue des rôles selon un seul principe, ceiui qui dirige tout son commerce avec le monde: sa soif de liberté. Je veux la liberté . . . C'est cette soif qui le décide à jouer un rôle quelconque dans une situation donnée, mais la même soif lui souffle de temps en temps d'arrêter le jeu: c'est que le rôle perd de son attirance du moment où il risque d'entraîner des conséquences. Celui qui joue au soupirant peut même se considérer comme trahi si la demoiselle le prend au sérieux. Dans les strophes clôturant les péripéties de la comédie, Alidor exprime ainsi cette idée:

Nous feindrons toutefois, pour nous donner carrière Et pour mieux déguiser nous en prendrons un peu; Mais nous saurons toujours rebrousser en arrière, ht, quand il nous plaira, nous retirer du jeu.

(v. 1514-17)

Ce qui l'inquiète avant tout dans la constance, c'est l'idée de se lier à une personne qui subit comme n'importe qui les lois du changement. Le problème de l'identité, si en vogue de nos jours, est aussi celui d'Alidor. Il se manifeste dès le premier acte, quand Alidor s'explique à Cléandre, son ami:

Ne parle point d'un nœud dont le seul nom m'alarme.
J'idolâtre Angélique: elle est belle aujourd'hui,
Mais sa beauté peut-elle autant durer que lui?
Et pour peu qu'elle dure, aucun me peut-il dire
Si je pourrai l'aimer jusqu'à ce qu'elle expire?
Du temps, qui change tout, les révolutions
Ne changent-elles pas nos résolutions9
Est-ce une humeur égale et ferme que la nôtre?
N'a-t-on point d'autres goûts en un âge qu'en l'autre?

(v. 226-34)

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Si le ton est ici relativement serein, on perçoit presque de l'angoisse
quand il se demande plus tard: Suis-je encore Alidor après ces sentiments?
(v. 1023). L'essentiel est de rester soi dans une liberté absolue.

Cette comédie, présentant le conflit de deux personnages qui soumettent chacun leur vie à une valeur absolue (pour Angélique l'amour, pour Alidor la liberté) nous semble près de déborder les cadres traditionnels de la comédie d'alors. Corneille, a-t-il eu le même sentiment? A-t-il craint de perpétuer la virtuosité de ce joueur de rôles dans un monde qui n'est que trop enclin àse faire duper?l3 Toujours est-il que la prochaine comédie nous transportera au théâtre, domaine privilégié et moins dangereux des joueurs de rôles. Et encore, - l'illusion, y est-elle moins inquiétante?

En effet, dans Ylllusion comique^ les problèmes qui se nouent autour du joueur de rôles sont devenus beaucoup plus complexes, comme on pouvait l'attendre d'une pièce à triple fond, selon la formule de M. Rousset. Le vrai raffinement de ces trois fonds réside dans le fait que Corneille s'en sert pour embrouiller nos idées sur le réel et l'imaginaire.

La pièce se termine incontestablement au théâtre, où les acteurs font les comptes des recettes de la soirée. Il est également clair que nous sommes, au premier acte, dans le monde réel, dans notre monde à nous tous. Pridamant y fait appel à Alcandre, le magicien, pour que celui-ci l'aide à retrouver son fils, Clindor, qui s'est enfui à cause du traitement dur que lui a infligé son père. Alcandre promet son secours: dans sa grotte ii montrera à Pridamant ia vie de Ciindor, «sous une illusion» Cette illusion sera évidente à l'acte V, quand nous serons au théâtre; mais pendant les actes Tí, 111 et IV l'œuvre du magicien balance entre le vrai et l'irréel, entre la vie et le théâtre. Tout se dissipe dans l'obscurité, sauf le fait que nous vivons tous «sous une illusion». En rompant l'illusion à l'acte V Corneille révèle non seulement qu'une tragédie était jouée par les personnages-acteurs dans cet acte, mais aussi que les personnages des actes précédents jouaient tous un rôle.

D'après ce que nous venons de constater, il n'est pas étonnant que
le joueur de rôles le plus significatif de la comédie se montre uniquementaux
trois actes du milieu: dans le mélange du réel et de l'imaginaire.



13: Le problème est posé d'une manière légèrement différente par Jean Rousset, op. cit. p. 212 ss.

14: Ce n'est qu'en 1660 que Corneille enlève au titre son allusion au théâtre.

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Ce joueur, c'est Matamore, fanfaron riche en aïeux littéraires.ls Comme Alcidon et Alidor il aime jouer, et il le fait avec beaucoup plus d'esprit de suite: il s'est créé un seul rôle dans lequel il s'est cantonné, et par une dialectique admirable ce rôle est à l'opposite de sa propre personnalité.C'est le rôle du guerrier terrible et du séducteur irrésistible.

D'une manière très commode il y a incompatibilité entre les deux aspects de son rôle. A-t-il à défendre sa réputation mondiale de capitán gascon, il se trouve, comme par hasard, d'humeur amoureuse : « Lorsque j'ai ma beauté, je n'ai point de valeur» (L'lli, v. 340). On ne saurait faire deux choses à la fois. Cependant, l'incompatibilité n'exclut nullement qu'on puisse dans la même tirade passer d'un état à l'autre. Qu'un tel changement amène un autre style mieux adapté au nouvel état, une tirade du second acte en offre un très bet exemple:

Mon armée? Ah! poltron! ah! traître! pour leur mort
Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort?
Et pensant au bel œil qui tient ma liberté,
Je ne suis plus qu'amour, que grâce, que beauté.

(v. 231-252)

Plusieurs des répliques de Matamore relèvent d'un mécanisme assez caractéristique. Le point de départ est pris dans le réel, ou en tout cas dans le vraisemblable, mais à travers la tirade le personnage se laisse entraîner par la force de sa propre volubilité. On hésite à parler d'imagination pour caractériser le cas; il s'agit plutôt d'une sorte d'automatisme, où le langage construit, on dirait presque sans l'intervention de l'esprit, des fantasmagories grandioses.l6

Si, dans ses élucubrations, notre capitán part du vraisemblable, il aboutit, néanmoins, assez souvent au surnaturel.l7 Il s'est créé son propre univers où il ravage et saccage tout à sa guise; mais devant les menaces du vieux Géronte, dans une situation concrète, il ne sait quoi répondre: «Dis-lui ce que j'ai fait en mille et mille lieux» (v. 731), voilà ce qu'il demande à Clindor, pour toute réponse. C'est que Matamore, l'illustre guerrier, ne se rend que difficilement à l'idée de quitter son rôle, ne fût-ce que pour quelques minutes. En effet, que serait-il, s'il n'était plus



15: Voir l'édition des Textes Français Modernes, par Robert Garapon, Paris 1957. p. XXTV-XXX.

16: L'exemple modèle est la célèbre énumération de tout ce qu'il détruirait dans une maison (v. 747-57).

17: Voir p.ex. les vers 279, 294, 478.

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le redoutable capitán gascon? La réponse à cette question révélera la
signification que prend le rôle chez ce personnage cornélien.

Sa couardise saute aux yeux,lB et son rôle est donc avant tout à considérer comme un déguisement flatteur. Mais c'est en même temps un masque apte à faire trembler les autres, à conquérir la supériorité sur son entourage. Si Matamore n'y réussit pas, c'est que, dans son cas, le rôle a destitué l'homme. Il est dupe lui-même de ses propres chimères. «S'ils sortent, je suis mort» dit-il, étant tout seul (v. 868). Ce sont les autres qui profitent de la situation pour se débarrasser, de temps en temps, de sa présence. Lui reste le prisonnier de ses propres exploits imaginaires. Le triomphe du joueur de rôles consiste à faire oublier aux autres qu'il joue; oublie-t-il lui-même qu'il s'agit d'un jeu, c'est le désastre.

Il est logique que, dans cette comédie sur le rôle de l'illusion au théâtre, le joueur de rôles par excellence soit réduit à un personnage ridicule: dans un monde où nous jouons tous, c'est lui la seule dupe, parce qu'il croit à l'illusion. Pour Alidor l'identité était un problème. Pour Matamore le problème n'existe plus; s'étant identifié à son rôle, il a perdu sa propre personnalité.

En 1643, six ans plus tard, Corneille reprend une dernière fois le thème du joueur de rôles sous la forme d'une comédie. Car le Menteur est aussi un joueur. Lui aussi est à la recherche de sa propre image: jeune étudiant de province il éprouve le besoin de s'engager dans la vie excitante de la capitale :

Je reviens hier au soir de Poitiers
D'aujourd'hui seulement je produis mon visage,
Et j"ai déjà querelle, amour et mariage:
Pour un commencement ce n'est pas mal trouvé;
Vienne encore un procès, et je suis achevé.

(Le Ment. v. 720-24)

Ce qu'il cherche avec tant d'appétit et qu'il réussit à trouver, en si peu
de temps, c'est l'aventure. Isabelle l'a très bien vu, en suivante perspicace
qu'elle est:

Eh bien! cette pratique est-elle si nouvelle?
Dorante est-il le seul qui déjeune écolier
Pour être mieux reçu s'érige en cavalier?

(v. 858-60)



18: Rappelons tout simplement l'acte IV, scène 4, où Matamore avoue s'être enfermé dans la chambre aux fagots pendant quatre jours à cause d'une «brouillerie».

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Or, pour peu satisfait qu'il soit de sa situation d'écolier, Dorante n'en est pas moins très content de lui-même. En discutant avec Cliton, le valet, de ses talents de menteur, Dorante fait le compte des exigences qu'il faut remplir pour réussir dans cet art, et il en conclut qu'il est doué d'une grâce que le ciel fait «à fort peu de personnes» (v. 934). D'où suit qu'il a pleine confiance en l'avenir, même dans des situations où d'autres trouveraient de quoi s'inquiéter.l9

On nous objectera peut-être que pour être menteur, Dorante n'est pas du même coup devenu ce que nous persistons à appeler un joueur de rôles. Il suffit, nous semble-t-il, pour attribuer à Dorante la qualité de joueur, de regarder quelques détails montrant clairement jusqu'à quel point il agit consciemment.

Notons d'abord le plaisir qu'il trouve à admirer son propre jeu. A peine a-t-il, pour quelques heures, détourné la colère paternelle de Géronte qu'il s'adresse à Cliton, l'enthousiasme dans la voix: »Que dis-tu de l'histoire, et de mon artifice? Le bonhomme en tient-il? m'en suis-je bien tiré?» (v. 686-87). Après la scène il a le droit de se laisser entraîner, mais pendant le jeu il reste parfaitement froid. Engagé dans l'entreprise délicate de séduire Clarice, la belle inconnue, il a le temps de rassurer Cliton, qui commence à s'inquiéter sur l'issue de la scène (v. 995). Ce Cliton est le seul personnage de la pièce devant qui il ne soit à aucun moment obligé de mentir. Pourtant, au début de l'acte IV, il ne résiste pas à la tentation de le faire, en décrivant comment il aurait tué Alcippe. A la question de Cliton il ne répond pas qu'Alcippe est mort, mais: Je le laissai pour tel (v. 1144). C'est une des rares occasions que nous ayons d'admirer l'indication légère, utilisée par Dorante comme artifice. Le répertoire est ordinairement dominé par des descriptions qui rappellent les romans picaresques par leur étendue et l'abondance de leurs détails.2o Dorante, encore une fois, en est conscient. Lorsque Cliton lui fait remarquer qu'il excellerait à faire des romans, il observe :

J'aime à braver ainsi les conteurs de nouvelles;
Et sitôt que j'en vois quelqu'un s'imaginer
Que ce qu'il veut m'apprendre a de quoi m'étonner,
Je le sers aussitôt d'un conte imaginaire
Qui l'étonné lui-même et le force à se taire.
5/ tu pouvais savoir quel plaisir on a lors
De leur faire rentrer leurs nouvelles au corps. . .

(v. 362-68)



19: Voir p.ex. la fin de l'acte 111 qui, malgré la défaite subie devant Lucrèce et Clance, se termine sur la réplique rassurante que «la nuit porte avis».

20: Voir les tirades célèbres sur la collation (v. 263 ss) et le mariage (v. 605 ss).

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C'est le plaisir de l'artiste se rendant compte de l'effet de son œuvre.

Il nous paraît donc incontestable que Dorante est aussi bon joueur que les autres personnages de Corneille cités ici; il l'admet d'ailleurs lui-même, dans une réplique à part, face à son père: »I1 faut jouer d'adresse» (v. 582). Il est même, à la scène V du second acte, placé dans la situation d'un véritable acteur: il mène à bien le dialogue avec le père devant un public exquis, Clarice et Lucrèce, qui l'observent et l'écoutent de leurs fenêtres. La scène n'est pas dépourvue de finesse; nous, les spectateurs dans la salle, voyons Dorante qui joue en maître devant son père, en ignorant la présence des deux spectatrices qui observent son jeu du fond de la scène.

Reste à savoir pourquoi il joue! M. Rousset dit, à propos du Menteur, que la pièce nous présente «un type d'imposteur charmant qu'une imagination sans contrôle, jointe à une profonde incertitude sur soimême, porte à se donner toujours, comme malgré lui, pour celui qu'il n'est pas.»2l Avouons tout de suite que nous ne sommes guère tenté par l'hypothèse d'une «profonde incertitude sur soi-même». Pour nous Dorante est parfaitement sûr de lui-même, et s'il adopte le rôle du menteur, c'est qu'il est avide d'aventures et, surtout, qu'il ne saurait faire autrement : il s'amuse trop dans son rôle pour penser à y renoncer.

Terminons là-dessus cette rapide revue de quelques personnages caractéristiques des comédies de Corneille. Ils ont en commun précisément leur aptitude à jouer la comédie, mais ils divergent par l'attitude qui les fait jouer, par leur philosophie. A quiconque objectera qu'il serait exagéré d'attribuer à ces figures de comédie une attitude sérieuse, voire une philosophie, nous répondrons tout simplement, que les caractères sont là, riches en nuances et en différences. La distance à parcourir pour venir d'un Alidor à un Matamore est considérable; il est vrai que, dans une certaine mesure, celui-ci n'est que le développement d'une longue tradition littéraire, et que celui-là n'a pas les dimensions qu'auront les Arnolphe ou les Alceste de Molière. N'empêche qu'ils font, tous les deux, partie d'une œuvre comique méritant bien d'être prise au sérieux. C'est ce que nous avons essayé de faire en attirant l'attention sur le rapport qui relie quelques-uns de ces personnages cornéliens, personnages «comiques» dans plus d'un sens: ils sont pourvus d'une vis comica certaine, et exercent en même temps la fonction d'acteurs ou de joueurs de rôles.

John Pedersen

COPENHAGUE



21 : J. Rousset, op. cit. p. 209-10