Revue Romane, Bind 2 (1967) 2

L'Annonce faite à Marie - Vision de l'histoire

PAR

HANS AARAAS

La plupart des drames de Paul Claudel existent en plusieurs versions, dont quelques-unes sont des modifications dues aux impératifs de la scène, il s'agit souvent alors de raccourcissements pour resserrer l'action et pour dépouiller les pièces d'un lyrisme qui dominait trop le mouvement

Dans un cas pourtant, la transformation sera beaucoup plus profonde. Lorsqu'en 1909 Claudel reprendra la deuxième version de La jeune fille Violaine, l'élargissement des perspectives et l'enrichissement des thèmes seront tels qu'un nouveau titre s'imposera. Claudel écrit dans une lettre de cette époque que »le tout aura, (...), un caractère assez grandiose qui lui manquait.» Entre La jeune fille Violaine et L'Annonce faite à Marie, il y a Partage de Midi et l'approfondissement qu'une expérience amère a apporté à l'auteur.

C'est de cette version de L'Annonce faite à Marie terminée en 1912 que je m'occuperai ici. Il est vrai qu'il existe une dernière édition pour la scène de 1948 où le IVe acte a été profondément remanié, mais celle-ci pose des problèmes qui ne nous concernent pas ici. Je vais m'efforcer, dans les lignes qui suivent de donner une analyse de la version de 1912, m'appuyant avant tout sur les aspects qui en constituent la nouveauté par rapport à La jeune fille Violaine. Je me tiendrai strictement au texte de la pièce, tout en reconnaissant d'emblée ce que je dois à d'autres études sur l'œuvre de Claudel.

Rappelons d'abord et en bref les données de la pièce. L'action se déroule en Tardenois à la fin du moyen-âge, plus précisément vers l'année 1430, puisque le Grand Schisme prend fin et que Jeanne d'Arc mène le roi de France à Reims pour l'y faire sacrer. Le décor c'est la propriété de Combe mon, située au pied d'une colline que domine un grand monastère de femmes, Monsanvierge. Combernon a reçu pour charge d'approvisionner Monsanvierge et de pourvoir à ses besoins, ce qui lui assure une complète indépendance par rapport au reste du pays.

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C'est un domaine libre, tributaire seulement de Monsanvierge et n'ayant
aucun maître sur terre.

Le chef de Combernon est Anne Vercors, paysan patriarcal d'une grande piété, qui de sa femme Elisabeth a eu deux filles, Violaine et M ara, la douceur de l'une faisant contraste avec la dureté de l'autre. Un bâtisseur de cathédrales, Pierre de Craon, de passage à Combernon, s'est autrefois pris d'une passion subite et irraisonnée pour Violaine, et la sachant destinée à un autre, a vainement tenté de la violer. A la suite de ce péché il a contracté la lèpre, et Violaine, qui lui a pardonné, lui donne par pitié un baiser d'adieu. Ce faisant elle devient elle-même lépreuse et, le père ayant délaissé sa famille pour se rendre en pèlerinage à Jérusalem, elle se trouve privée de protection paternelle. Elle est donc obligée de renoncer à son financé Jacques Hury que le père lui avait choisi avant de partir, et de le céder à sa sœur Mara qui Ta depuis longtemps convoité. Du mariage de Jacques et de Mara naît une fille qui meurt en bas âge, mais la mère désespérée refuse d'accepter la mort de son enfant. Elle porte le petit cadavre à sa sœur qui a cherché refuge dans la ladrerie de Géyn où elle vit seule, en butte au mépris des autochtones. C'est la nuit de Noël, et le miracle s'accomplit: l'enfant ressuscite entre les bras de la lépreuse. En même temps, ses yeux changent de couleur: ils ne sont plus noirs comme ceux de Mara, mais bleus comme ceux de Violaine.

Quelque temps plus tard, Violaine est blessée à mort par sa sœur jalouse qui renverse sur elle une charrette chargée de sable, mais, avant de mourir, elle est portée par Pierre de Craon sous le toit de la maison dont elle a été bannie et où son père ne tarde pas à rentrer. Elle s'explique avec Jacques, réconcilie la famille, et la pièce s'achève au IVe acte en une action de grâces où l'automne radieux préside à l'engrangement des moissons. Un nouveau miracle se produit: le couvent de Monsanvierge, où toute vie s'était éteinte, fait de nouveau entendre sa cloche à l'Angélus. -

Ce qui frappe d'abord dans cette œuvre par rapport aux deux versions de La jeune fille Violaine, c'est qu'elle est devenue une pièce historique. Il ne s'agit plus seulement du drame individuel de Violaine et de sa famille, ni plus que de ce drame évoluant dans un cadre historique. L'histoire de la France et celle de la chrétienté se fondent en un drame unique avec l'histoire de Violaine et de Combernon. Les perspectives sont en même temps individuelles, historiques et mystiques.

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Pourtant, lorsque nous qualifions L'Annonce faite à Marie de drame historique, une remarque s'impose. Claudel nous dit expressément qu'il s'agit d'un » Moyen Age de convention», et cela veut dire qu'il dégage la pièce de toutes les entraves d'un réalisme ordinaire. La matière de son œuvre n'est pas la réalité historique telle que des recherches de plus en plus poussées tentent de la restituer, mais une certaine imagerie traditionnelle, toile de fond des conceptions courantes du Moyen Age français. C'est le Moyen Age féodal, celui des cathédrales, de Jeanne d'Arc, des pèlerinages, de l'exaltation mystique, et aussi d'une certaine rusticité terrienne, de la rudesse paysanne et de la profonde et simple piété. Claudel recourt à cette imagerie à peu près comme Pierre de Craon se sert du verre pour en composer ses vitraux destinés à capter «les eaux de la Lumière de Dieu». Une imagerie conventionnelle, refondue, approfondie, et par là renouvelée grâce au génie créateur, telle est L1 Annonce faite à Marie.

Pour n'être pas ceux de l'historien, les rapports de U Annonce faite à Marie avec l'histoire n'en sont peut-être que plus profonds, plus essentiels, la pièce nous donnant une vision qui est nécessairement une interprétation de l'histoire. Je ne taille point du dehors un simulacre, dit Pierre de Craon. Mais comme le père Noé, du milieu de mon Arche énorme, Je travaille au dedans et de partout vois tout qui monte à la fois!

L'œuvre d'art réalise donc une préhension par l'intérieur de la vérité historique, une préhension qui, en se faisant vision, prend corps, se constitue, se crée, devient, en épousant sa forme concrète. Cette vision obéit à ses propres lois, qui ne sont pas celles de la réalité «réaliste», et les éléments qui la composent reçoivent leur seule justification de la signification qu'ils portent à l'intérieur de l'œuvre. Ainsi, il est inutile de se demander si les miracles dont U Annonce faite à Marie est remplie, sont possibles. Seul importe qu'ils soient justifiés par le sens de l'œuvre, par la totalité de la vision claudélienne. De cette vision historique, quelles sont donc les données essentielles?

Nous sommes à la fin de la Guerre de Cent ans, et la France est ravagée par des soldats qui pillent et incendient les villages. Mais ces malheurs ne sont que l'expression d'un malheur plus profond: la division qui règne dans la chrétienté, sur le plan spirituel aussi bien que sur le plan temporel. // n'y a plus de Roi sur la France, selon quii a été prédit par le prophète, déclare Anne Vercors.

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A la place du Roi nous avons deux enfants Et Vautre, si petit qu'on ne le voit
plus, entre les roseaux de la Loire.

A la place du Pape, nous en avons trois et à la place de Rome, je ne sais quel
concile en Suisse. Tout entre en lutte et en mouvement, N'étant plus maintenu
par le poids supérieur.

Un ordre chrétien, une chrétienté historique, est en train de se dissoudre. Dans cet ordre chacun avait eu sa place, où il était l'humble serviteur de ce Dieu vers qui tout tendait comme vers son but et son achèvement. Mais maintenant, Tout est ému et dérangé de sa place, et chacun recherche éperdument où elle est, dit Anne Vercors. A l'unité perdue a succédé le désordre, au règne de Dieu, le règne de l'homme qui a voulu jouir de ses biens comme s'ils avaient été créés pour lui. Privé de son élan vers le haut, se courbant vers la terre, la société du grand Moyen Age s'effrite et se désagrège.

Cette dissolution du temps trouve sa contrepartie à Combernon. Là aussi, l'équilibre et la stabilité qui durent depuis des siècles sont rompus, non pas au premier chef par la faute des propriétaires, mais parce que, pour la première fois de son histoire, la famille manque d'un héritier mâle : ( ) toujours le sacré dépôt avait été transmis de père en fils, dit Violaine,

Et voici que pour la première fois il tombe aux mains d'une femme et
qu'il devient objet de convoitise avec elle.

C'est de l'homme qu'ont dépendu l'unité et l'intégrité de la petite chrétienté de Combernon. C'est lui qui a veillé à son organisation temporelle. Il a été la tête de la famille, l'autorité qui en assurait la continuité et l'ordre. Que l'héritier mâle fasse défaut, c'est le signe que cet ordre ancien est rompu. A sa place, il n'y a que deux filles. Aussi le père est-il obligé de faire appel à Jacques Hury, un étranger qui, comme le lui dit Mara, n'a pas encore pris l'esprit de Monsanvierge.

Mais si dans UAnnonce faite à Marie il s'agit d'une unité perdue, il y est également question du rétablissement de cette unité, du renouement avec la continuité profonde. Au troisième acte, des ouvriers du pays de Chevoche taillent une route par la forêt que le roi va traverser sous la conduite de Jeanne d'Arc pour gagner Reims. Et, à la fin de la pièce le redressement s'est totalement accompli. C'est Anne Vercors, le père revenu de son pèlerinage, qui l'annonce :

Mais le Roi et le Pontife de nouveau sont rendus à la France et à /'Univers.
Le schisme prend fin, de nouveau s'élève au-dessus de tous les hommes le Trône.

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La pièce nous montre donc la dissolution d'une chrétienté et son rétablissement, une unité perdue et retrouvée. Ce mouvement vers l'unité constitue pour ainsi dire le rythme profond de la pièce, rythme qui englobe l'ensemble et donne à chacune de ses composantes son sens fondamental. Et ce mouvement ne va pas seulement de la dissolution vers le rétablissement, mais de la mort à la résurrection. La fille de Jacques et de Mara est morte avant de ressusciter entre les bras de Violaine. Violaine elle-même meurt; Combernon et Monsanvierge dans leur ancienne forme, eux aussi sont morts.

Qui est parti ne peut être Repris. Voici un Combernon, un Monsanvierge nouveaux, dit Anne Vercors, et Pierre de Craon développe sa pensée: L'Autre est mort. La montagne vierge est morte et la cicatrice à son flanc ne s'ouvrira plus. Ce à quoi Anne Vercors ajoute: Elle est morte. Ma femme aussi Est morte, ma fille est morte, la Sainte Pue elle A été brûlée et jetée au vent, pas un de ses os ne reste à la terre.

Une chrétienté historique meurt pour ressusciter. Et il serait sans doute plus juste de dire «pour naître», car c'est bien d'une naissance qu'il s'agit, d'une venue au monde de quelque chose de nouveau. L'Annonce faite à Marie, c'est l'annonce d'une naissance, et l'enfant morte de Mara ne ressuscite pas seulement; elle naît de Violaine qui véritablement la met au monde, de sorte qu'elle n'est plus la même enfant, les yeux, les miroirs de l'âme, ayant pris la couleur bleue de sa mère vierge. Et la justification de ce miracle, c'est qu'il est le signe, la manifestation concrète d'une naissance plus grande, la naisssance d'une chrétienté nouvelle. L'ancienne est morte, mais cette mort était la condition même de son renouvellement: élargissement aussi, poussée expansive hors des vieux cadres pour que l'unité nouvelle soit plus vaste, englobant en elle une diversité accrue. La chrétienté médiévale laisse tomber ses murs pour renaître de la rencontre avec des mondes et des peuples nouveaux. C'est encore Anne Vercors qui parle :

J'ai repassé par Rome; fai baisé le pied de Saint Pierre, fai mangé debout le
pain bénit avec le peuple des Quatre Parties de la Terre,

Tandis que les cloches du Quirinal et du Latrati et la voix de Sainte-Marie-
Majeure

Saluaient les ambassadeurs de ces peuples nouveaux qui du Levant et du Couchant
pénètrent à la fois dans la Ville;

L'Asie retrouvée et ce monde Atlantique au delà des Colonnes d'Hercule.

Dans l'Annonce faite à Marie se dessine une théologie chrétienne de
l'histoire. Son grand thème, c'est le passage de Dieu dans l'histoire, sa

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mort et sa naissance perpétuelle dans la chair. D'où le titre de la pièce et la place qu'y occupe l'Angélus. En fait, les trois phases de cette prière semblent composer la pièce entière. Le Prologue et le premier acte, c'est l'annonce et la conception (Angelus Domini nuntiavit Maria et concepii de Spiritu Sancto); le deuxième acte: l'acceptation, le fiat (Ecce ancilla Domini, fiat mihi secundum verbum tuum); le troisième et le quatrième, c'est la naissance, la nuit de Noël et la réconciliation de l'humanité avec son auteur (Et caro factus est, et habitavit in nobis). Aussi la prière de l'Angélus ouvre-t-elle la pièce dans le Prologue, prélude au miracle qui en forme le centre, et clôt le dernier acte avec la cloche de Monsanvierge ressuscité sonnant les trois coups.

Pierre de Craon: -

Les trois notes comme un sacrifice ineffable sont recueillies dans le sein de la
Vierge sans péché.

(Ils gardent tous le visage tourné en haut, prêtant l'oreille et comme attendant
la volée, qui ne vient point.)

Dans ce dernier acte, la chrétienté du grand Moyen Age est morte, mais elle a porté ses fruits. L'unité a été refaite et les liens ont été renoués avec le ciel. Et la mystique mariale s'exprimant dans les dernières paroles de Pierre de Craon comporte la promesse que le sacrifice recueilli dans le sein de la Vierge germera pour les moissons futures.

Il nous reste maintenant à voir comment ce mouvement d'ensemble se reflète et se réalise dans les détails, comment l'unité se refait. Nous allons, pour ce faire, examiner comment les différents personnages se placent par rapport à ce grand mouvement, les rôles qu'ils y tiennent et enfin de quelle manière le symbolisme des images y répond.

Trois personnages ont conscience du malheur de la France et de la chrétienté: Anne Vercors, le père, sa fille Violaine - et Pierre de Craon, le constructeur de cathédrales. Chacun d'eux y réagit à sa manière: Anne Vercors par sa volonté d'abnégation et de pénitence, Violaine par sa simplicité et Pierre de Craon en artiste.

Anne Vercors entend:

Un ange sonnant de la trompette. ( )
La trompette sans aucun son que tous entendent,
La trompette qui cite tous les hommes de temps en temps afin que les parts:
voient redistribuée';.
( )
La voix qui remplace le Verbe, quand le chef ne se jait plus entendre.
Au corps qui cherche sun unité.

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C'est pour répondre à cet appel qu'il entreprend son pèlerinage à
Jérusalem. Il veut y retrouver le seul centre à partir duquel l'unité peut
selon lui se refaire:

ce grand trou dans la terre.
( ) Qu'y fit la Croix lorsqu'elle fut plantée.
La voici qui tire tout à elle.
Là est le point qui ne peut être dé/ait, le nœud qui ne peut être dissous,
Le patrimoine commun, la borne intérieure qui ne peut être arrachée,
Le centre et l'ombilic de la terre, le milieu de Vhumanité en qui tout tient ensemble.

Dans cette recomposition de l'humanité par la recherche du centre,
Anne Vercors a conscience d'agir en communion avec tous ses frères
chrétiens toutes ces pierres baptisées avec moi qui réclament leur assise!

C'est tout le royaume avec moi qui appelle et tire au Siège de Dieu et qui
reprend sens et direction vers lui Et dont je suis le député et que j'emporte
avec moi pour L'étendre de nouveau sur l'éternel patron.

Anne Vercors part, et il revient pour se trouver devant sa fille morte. Pendant son absence, le crime et le malheur se sont abattus sur Combernon, mais c'est là aussi que le miracle s'est produit, comme dans le Royaume de France, comme dans la Chrétienté, sans lui. Il lui faut bien reconnaître sa méprise sur les moyens dont il voulait se servir pour refaire l'unité et constater que Violaine a accompli sur place ce que lui-même a vainement cherché ailleurs.

Voici que je me suis scandalisé comme un Juif parce
que la face de l'Eglise est obscurcie et parce qu'elle marche
en chancelant son chemin dans l'abandon de tous les hommes,
Et j'ai voulu de nouveau me serrer contre le tombeau
vide, mettre ma main dans le trou de la croix.
Mais ma petite fille Violaine a été plus sage.
Est-ce que le but de la vie est de vivre? est-ce
que les pieds des enfants de Dieu seront attachés à cette terre misérable?
Il n'est pas de vivre, mais de mourir, et non point
de charpenter la croix mais d'y monter, et de donner ce que nous avons en riant!

La réaction d'Anne Vercors devant les malheurs du temps est volontaire.Par un geste extraordinaire, il pense pouvoir se mettre à la dispositionde Dieu. Il cherche le centre, et ce centre est pour lui géographiquementplacé; il doit le chercher ailleurs. Anne Vercors est un homme profondément pieux, mais il lui manque quelque chose dont sa fille

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Violaine est naturellement douée. Il doit faire un effort pour acquérir
ce qu'elle reçoit sans effort, parce qu'elle est élue.

Violaine ne cherche pas le centre, pour la raison très simple qu'elle s'y trouve, ou plutôt que le centre se trouve en elle. Elle n'a donc pas besoin de le chercher ailleurs comme son père, ou même de faire un effort pour devenir celle qu'elle devrait être. Sa tâche ne sera pas de poser des problèmes ou de changer la face du monde, mais d'être, d'être celle qu'elle est. Son secret, c'est sa simplicité. Pour être là où Dieu la veut, elle n'a pas, comme elle dit elle-même, à aller prêcher l'Evangile chez les Sarrasins. Ce n'est pas à elle de chercher sa place:

Luuë donc soit Dieu qui m'a donne la mienne tout
de suite et je n'ai plus à chercher. Et je ne lui en demande point d'autre.
Je suis Violaine, j'ai dix-huit ans, mon père s'appelle
Anne Vercors, ma mère s'appelle Elisabeth,
Ma sœur s'appelle Mara, mon fiancé s'appelle Jacques.
Voilà, c'est fini, il n'y a plus rien à savoir.
Tout est parfaitement clair, tout est réglé d'avance et je suis très contente.

Cette simplicité de Violaine donne la clef à la joie qui rayonne d'elle. Sa liberté n'est pas une liberté tendue dans l'effort, mais celle, miraculeuse, qui se déploie sans peine, docile instrument de la liberté de Dieu. Ainsi Violaine est-elle l'être en même temps prédestiné et libre. Elle n'a pas voulu son martyre. Tl est la conséquence nécessaire de ce qu'elle est, de la part que Dieu en elle s'est réservée. Ainsi, tout ce qui importe de sa part, c'est son fiat, son acceptation d'être celle qu'elle est, telle que Dieu l'a choisie. Aussi suffit-il de l'ébranlement qu'apporte Pierre de Craon à son destin et du baiser d'adieu que, poussée par la charité, elle lui donne pour que son martyre s'accomplisse, indépendamment de sa volonté, mais librement consenti par elle.

Parce que Violaine reste simple, le bonheur peut l'abandonner, mais non pas la joie. Il lui est dur de renoncer à son fiancé, dures aussi les souffrances de la lépreuse dans la grotte de Géyn. Mais sa joie est de celles que la douleur ne fait qu'approfondir parce qu'elle a la certitude d'être à la place qui lui est assignée, et que sa douleur est l'épanouissementd'un amour que la douleur ne fait qu'agrandir. L'amour qui se consume dans le feu de la douleur ne donne pas de la cendre seulement mais une flamme qui purifie et chauffe. Et cette flamme favorise une connaissance de soi qui sans elle ne serait pab possible. Violaine dit qu'elle la fait voir en elle-même. Ce n'est pas une connaissance intellectuelle,mais

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tuelle,maisplutôt une sorte de naissance à elle-même qui lui fait prendre
conscience, humblement et sans trace d'orgueil, du sens historique et
surnaturel de sa mission:

Et certes le malheur de ce temps est grand. Ils n'ont point de père. Ils regardent et ne savent plus où est le Roi et le Pape. C'est pourquoi voici mon corps en travail à la place de la chrétienté qui se dissout. Puissante est la souffrance quand elle est aussi volontaire que le péché! -

Violaine est placée au centre à partir duquel tout se refait. En son corps que la lèpre dissout, Dieu prend sur lui la dissolution du monde; il souffre et meurt pour ressusciter et renouveler la chrétienté. Il a choisi Violaine pour naître, pour venir de nouveau au monde. Là est la vraie signification du miracle s'accomplissant la nuit de Noël dans la forêt de Géyn. Avec la petite fille de Mara et de Jacques la race de Combernon s'éteint, car Mara sait qu'elle n'aura pas d'autre enfant. Mais la petite Aubaine renaît entre les bras de Violaine, et tout en étant la même enfant, elle a été changée parce que Violaine en a assumé la maternité mystique. L'enfant a pour ainsi dire passé par le centre, elle est l'avenir de Combernon, recommencement né de la mort, marquée par le sceau de la grâce. - On pourrait noter à ce propos que l'enfant, qui dans L'Annonce faite à Marie est une fille, Aubaine, était dans les deux versions de La jeune fille Violaine un garçon: Aubain. Il est difficile de croire que Claudel ait changé le sexe de l'enfant par hasard ou par pur caprice. Serait-ce peut-être pour signifier que Combernon, en manquant toujours d'héritier mâle, ne sera plus une société fermée sur elle-même, que les temps nouveaux demanderont qu'elle s'ouvre à d'autres Jacques Hury, à d'autres étrangers, à d'autres peuples qui partageront son pain? Quoi qu'il en soit, la femme tient un rôle capital dans la pièce, comme d'ailleurs dans toute l'œuvre dramatique de Claudel. L'attitude masculine et l'attitude féminine se complètent, s'affrontent et se partagent les rôles dans la grande œuvre de salut qu'est pour Claudel l'histoire de l'humanité.

Anne Vercors représente la réaction masculine devant le malheur du temps. Comme l'ont fait avant lui ses ancêtres il organise et administre le domaine qui lui a été confié, la petite communauté chrétienne de Combernon qui est à l'image de la grande chrétienté dont elle fait partie. Il s'occupe de maintenir l'ordre établi. En instaurant Jacques Hury maître de Combernon, il croit assurer ce côte institutionnel du domaine: Jacques sera Vhomme ici à ma place. Il ouvre ainsi les murs de Combernonà un étranger, mais ce n'est qu'à son retour de Jérusalem qu'il

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comprend que de veiller à l'ordre et d'administrer le patrimoine ne suffit pas, que l'unité ne se refait pas de l'extérieur mais se recrée de l'intérieur. Aussi avons-nous vu que son pèlerinage était une tentative pour réorganiser l'unité perdue à partir d'un centre cherché dans l'espace. Il semble qu'on soit fondé à dire que l'homme chez Claudel est avant tout un être de l'espace, de l'espace conquis et administré. Son rôle est d'agrandir et d'organiser la chrétienté dans sa dimension spatiale, tel Rodrigue plus tard dans Le Soulier de Satin.

Mais pour accéder à la profondeur, à la vraie naissance - et à la connaissance mystique, pour que les portes lui soient ouvertes, l'homme a besoin du secours de la femme, ou plutôt de la mystérieuse absence de la femme où Dieu se révèle. Si Anne Vercors se présente comme un être de l'espace et de l'horizontalité, Violaine est un être du temps et de la profondeur, de la verticalité. Le mâle est prêtre, mais il nest pas défendu à la femme d'être victime, dit Violaine qui définit ainsi, à sa manière, les rôles impartis aux deux sexes. En tant que victime, la femme est un être élu, victime de l'amour de Dieu comme il s'est fait lui-même victime de son amour. Elle est, à la suite de Marie, celle que Dieu s'est réservée pour renaître au monde. Il semble qu'au travers d'elle Dieu passe dans l'histoire. Elle est pour Dieu et pour l'homme ce qu'est Violaine littéralement dans le Prologue: celle qui ouvre les portes, ellemême porte que l'homme franchit pour aller à Dieu, et Dieu pour venir aux hommes. Pour l'homme, elle est faite absence pour que son passage soit ouvert vers Dieu. Pour Dieu, elle est faite présence pour qu'il l'utilise à ses desseins, à sa propre venue continuelle au monde. Aussi est-elle celle par laquelle l'œuvre de l'homme reçoit son sens profond et véritable et par laquelle ce sens est constamment remis en question pour être renouvelé.

Dans le cas de Violaine, cela veut dire que, se trouvant au centre, c'est elle qui confère son sens mystique à tout ce qui arrive dans la pièce, au drame historique ainsi qu'aux entreprises et aux échecs individuels des hommes. La justification qu'elle donne ainsi aux faits et aux gestes des autres n'est pas celle qu'ils avaient eux-mêmes rêvée. Dieu se sert des hommes, même de leurs péchés, d'une manière qui en transfigure le sens, qui le renouvelle. Vus du centre, les événements prennent leur signification véritable, qui fait éclater celle qu'isolément ils pouvaient donner l'illusion d'avoir.

Ainsi le pèlerinage d'Anne Vercors sert la naissance de l'unité nouvelle,
mais d'une façon radicalement différente de celle qu'il avait prévue. Ce

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n'est pas par sa présence au centre, mais par son absence, qu'Anne Vercors accomplira les desseins de Dieu. Mon père m'a abandonnée, s'écrie Violaine, et cet abandon de l'enfant par le père est la condition indispensable pour que son sacrifice soit total. La passion de Violaine donne à l'absence du père sa signification surnaturelle qui est de permettre,du fond de la solitude et de la mort, l'éclosion de la paternité mystique qui renouvelle la face du monde. -

De même, Jacques Hury est un brave garçon, fier de sa belle fiancée et du beau domaine de Combernon où il est prêt à travailler et à rendre justice, selon l'idée qu'il se fait de son devoir. Il n'est qu'attente du bonheur de la vie commune, jeunesse impatiente qui voit devant lui sa vie comme un rêve: O ma fiancée à travers les branches en fleurs, salut! Mais Violaine lui révèle la lèpre dont elle est atteinte, et il pense agir selon la justice, lorsqu'il la bannit pour ce qu'il croit être son infidélité. Mais à son attitude, comme à celle d'Anne Vercors, le sacrifice de Violaine donne un sens qui le dépasse, qui lui fait servir malgré lui les desseins de Dieu. Il est incapable, étant celui qu'il est, de pardonner et d'épouser une pestiférée qu'il tient pour moralement responsable de sa propre maladie. C'eût été un miracle qui aurait peut-être guéri Violaine et rendu superflu son sacrifice. Alors, ce sera à travers la perte de Violaine qu'il sera vraiment attaché à elle, qu'elle le tiendra par des liens qui le font prisonnier malgré lui de la grâce terrible qu'il repousse. Le bonheur dont il rêve lui est retiré pour qu'il soit pris dans un mystère qui le dépasse, mais qu'il ne saurait rejeter, Une communication si profonde, dit Violaine, Que la vie, Jacques, ni Fenfer, ni le ciel même Ne la feront plus cesser . Cette communication est ia communication sur la croix et elle n'est possible que si Jacques lui-même y est attaché. La perte de Violaine sera donc l'absence qui l'unit à elle et qui fait de lui, l'étranger, un homme de Combernon et de Monsanvierge. Jacques ne se rend pas compte que Combernon et la fille de Combernon, qu'il reçoit comme des promesses de bonheur terrestre, contiennent une terrible grâce qui changera sa vie, la transfigurera en la marquant du signe de la mort. Lorsque la chrétienté de Combernon accueille dans son sein un homme du dehors, elle ne se donne à lui que pour le mieux transformer. -

Ce qui lie Mara à sa sœur Violaine, c'est la haine. Elle la hait comme
tout ce qui s'oppose à son désir de posséder, un désir qui n'accepte
aucune limite, et qui est entièrement tourné vers la terre, vers ce que

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Mara peut prendre et tenir de ses mains. Dans sa volonté possessionnelle il y a quelque chose de démesuré qui révèle son appartenance à Combernon.Elle est à sa manière marquée par l'esprit de Monsanvierge, bien que, pour ainsi dire, négativement. Comme l'amour des recluses de Monsanvierge s'achève dans le sacrifice et la mort acceptée, la passion de Mara ne se dépasse que dans le suicide. Elle se tuera si Jacques ne lui est pas accordé; elle est prête à se damner si son enfant ne lui est pas rendu vivant. Il y a, dans cette volonté de puissance et de possession, quelque chose de sacrificiel. Mara »la noire» est un être de douleur, une douleur dont à sa manière elle peut faire cadeau aux autres. Derrière sa haine, il y a son désespoir et c'est ce désespoir qui exige le renoncementde Violaine et finalement sa mort. Son désespoir également qui exige de Dieu la résurrection de son enfant. Si sa volonté n'est pas faite, elle se perdra, et elle-même n'y peut rien. Elle ne peut faire en sorte d'être autre que celle qu'elle est. Ainsi, le désespoir de Mara nécessite en quelque sorte le sacrifice de sa sœur, et Violaine semble le comprendre. De même, Mara force pour ainsi dire Dieu à l'exaucer, parce que sa détresseest de celles qu'il ne peut ignorer sans désavouer son propre amour.

On voit ainsi le rôle capital que joue Mara dans la pièce. Sa haine seule est à la mesure de l'amour de Violaine. Il y a entre elle et Violaine une mystérieuse solidarité dont Mara n'a absolument pas conscience, mais qui donne à son personnage sa véritable signification. Les deux sœurs sont nécessaires pour que le renouvellement se fasse, pour que la mort-naissance s'accomplisse et pour que Jacques, l'étranger, acquière l'esprit de Monsanvierge. Comme le dit Violaine à Jacques qui veut se venger sur Mara : Laisse cela entre nous, c'est une affaire de femmes.

La volonté de Mara est donc faite: Violaine meurt et lui laisse Jacques; son enfant vit. Mais cette victoire est justement ce qui la brise. Dieu l'a utilisée telle qu'elle est pour permettre l'éclatement de son amour dans la maternité mystique de Violaine, de même que la faute originelle de l'homme et son malheur ont nécessité l'œuvre de rédemption. Mais les yeux de l'enfant ne sont plus ceux de sa mère selon la chair. Ce qu'a provoqué Mara, c'est une naissance qui fait entrer dans le monde quelque chose qui en renouvelle la signification, qui comporte la réalisation de desseins qui n'étaient pas les siens et qui la dépassent, qui la prive de son être ancien en lui assignant sa place dans l'ordre nouveau.

Pierre de Craon est sans doute celui des personnages qui de La
jeune fille Violaine à VAnnonce faite à Marie a subi la transformation

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la plus spectaculaire. D'ingénieur il est devenu artiste, constructeur de cathédrales. Sa façon de réagir devant le malheur du temps est donc différente de celle d'Anne Vercors et de Violaine. Il agit par l'art, en créant l'église Justice qui sera la plus belle de toutes celles qu'il a bâties. Cette œuvre recevra, comme tout le reste, sa signification du sacrifice de Violaine, mais en même temps elle la reflète d'une façon toute particulière.Elle est prise de conscience, par l'art, de cette signification, et en qualité d'œuvre artistique elle y participe d'une façon toute spéciale qui, en fait, veut dire qu'elle concourt à sa création. Pierre de Craon n'est donc pas seulement, à l'instar d'Anne Vercors et des autres, celui qui reçoit un sens, mais aussi celui qui donne un sens, qui contribue à le créer.

Remarquons d'abord que Pierre est celui qui, par sa tentative de viol, met en branle les événements qui entraînent le sacrifice de Violaine. Il attrape la lèpre qui est une conséquence de son péché et dont Violaine à son tour le libère par le baiser charitable qu'elle lui donne lorsque, au petit matin, il part pour se vouer à la construction de sa nouvelle église. Ces deux personnages donc qui se confrontent dans le prologue, se séparent pour se consacrer, chacun à sa manière, à la création de l'unité nouvelle, Pierre par son art de bâtisseur, Violaine par sa sainteté. Cette solidarité mystérieuse entre l'artiste et la sainte s'exprime symboliquement par les portes qu'ils s'ouvrent mutuellement. Elle appelle Pierre » faiseur de portes», parce que c'est sa tâche à lui d'ouvrir une brèche dans les murs de Monsanvierge lorsqu'une novice va y entrer. Mais comme nous l'avons vu, il est aussi celui qui ouvre à Violaine la porte du martyre et de la sainteté. Quand elle, de son côté, lui ouvre la grande vieille porte, lourde et rouillée, de la grange de Combernon, elle accomplit un geste profondément symbolique. C'est par cette porte, depuis longtemps inutilisée à la ferme, que le chemin est le plus court pour rejoindre «la route Royale». Qui tiendrait contre un tel assaillant?, s'écrie Pierre de Craon:

Quelle poussière! le vieux vantail dans toute sa hauteur craque et s'ébranle
Les épeires noires fuient, les vieux nids croulent,
Et tout enfin s'ouvre par le milieu.

11 y a chez Pierre de Craon une clairvoyance prophétique qui lui est propre en tant qu'artiste. Prophétique veut dire, bien entendu, non pas le don de prédire ce qui va se produire dans l'avenir, mais celui de voir le sens véritable de ce qui est. Pierre pressent chez Violaine la vocation

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extraordinaire qui réside justement dans la simplicité faisant d'elle un
instrument de Dieu :

Qui êtes-vous, jeune fille, et quelle est donc cette part que Dieu en vous s'est
réservée,
Pour que lu main qui vous touche avec désir et la chair même soit ainsi
Flétrie, comme si elle avait approché le mystère de sa résidence?

Cette connaissance prophétique du drame profond du temps et de la mission véritable de la jeune fille qu'il a devant lui, est pour Pierre de Craon liée à la création artistique. Ce sont les lois inébranlables de l'œuvre dont il prend connaissance dans l'acte même de créer, l'ordre tout à la fois humain et divin qui règne dans l'ensemble et y assigne aux parties la place qui leur revient, qui font vibrer l'âme de l'artiste à l'unisson des accords ineffables de la création. Son œuvre sera alors une interprétation et en même temps une conquête et une réalisation de l'unité qui se fait. L'artiste collabore à l'œuvre de Dieu dans le monde. Chaque œuvre, chaque cathédrale, est une naissance - ou une connaissance pour parler avec Claudel. Ainsi Justice, l'église que Pierre va construire, la plus belle de toutes les demeures de Dieu qu'il a » suscitées», sera la réalisation dans l'art de la même œuvre de rédemption que Dieu accomplit sur terre. Elle sera à l'image même du sacrifice de Violaine.

L'église Justice se construit dans un champ où, au cours des travaux, l'on met au jour la tombe d'une petite fille de huit ans, Justitia, martyrisée du temps de l'Empereur Julien. Cette petite martyre est pour ainsi dire le grain d'où germe l'église entière: une semence sous le grand bloc de base, dit Pierre. Pour la construction de cette église, Violaine donne son anneau de fiancée, poussée par une nécessité intérieure dont elle est à ce moment loin de concevoir la portée et les conséquences. Mais Pierre semble soudain frappé d'une illumination:

Est-ce tout ce que vous avez à me donner pour elle?
un peu d'or retiré de votre doigt?

La petite Justitia n'avait pas donné de pierre: elle était devenue ellemême une pierre. Et ce n'est pas la pierre qui choisit la place qu'elle doit occuper dans l'ensemble du bâtiment, mais le Maître de l'Œuvre qui l'a choisie. Violaine n'est-elle pas également une pierre que Dieu a choisie et à laquelle il assigne une place ?

Pierre et Violaine vont chacun de leur côté, mais en même temps> que

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le martyre de Violaine s'accomplit, l'église de Pierre se dresse, et lorsqu'il reviendra à la fin pour voir mourir Violaine, Justice aura aussi été achevée. Et comme Violaine a été une pierre docile dans la main du Créateur, elle sera aussi une pierre dans l'œuvre de l'artiste qui en interprètele sens. Son anneau de fiancée aura été fondu pour devenir une gemme embrasée, il est pour ainsi dire mort pour renaître en une splendeurnouvelle comme l'épi complet sort avec sa tige du grain qui a été mis dans la terre. Mais Violaine elle-même aura la place qui lui revient de droit:

Comme les frêles os de la petite Justifia servent de base à mon grand édifice,
C'est ainsi qu'à son sommet en plein ciel je mettrai cette autre Justice,
Violaine la lépreuse dans la gloire, Violaine l'aveugle dans le regard de tous.
Et je la représenterai les mains croisées sur la poitrine,
comme F épi encore à demi prisonnier de ses téguments.

Ainsi la cathédrale de Pierre de Craon sera l'interprétation par l'art de toute l'époque qui vient de se clore, le Moyen Age chrétien. Cette chrétienté est née du martyre de la petite fille qui fit éclater l'Empire Romain, et elle s'achève avec le martyre de la jeune fille Violaine qui de sa décomposition fait germer une chrétienté nouvelle. Aussi Pierre la représente-t-il pour ainsi dire en mouvement, en train de se déployer, comme si le sommet de l'église où elle est placée était en train de pousser toujours vers le haut dans un geste libérateur. -

L'univers de VAnnonce faite à Marie est donc un univers en mouvement, en passage perpétuel vers la libération, un passage exigeant la destruction permanente de ce qui est, pour qu'éclate ce qui sera. C'est une libération par la mort, mais qui, une fois acceptée, est une mort dans la joie:

Mais moi, dit Anne Vercors, Je vis sur le seuil de la mort et une joie
inexplicable est en moi. -

Cette structure dynamique se reflète non seulement dans le destin des personnages, comme j'ai essayé de le montrer, mais dans tous les détails de la pièce, dans les images, les métaphores et les symboles. Tout s'y tient selon l'expression de Pierre de Craon dans une » diversité merveilleuse».Ainsi, le rôle de Monsanvierge surplombant la ferme de Combernon est capital. Ce couvent, où des femmes sont constamment en prière, n'a pas de portes, «ses guichets ne sont que vers le ciel seul ouverts», il n'y a donc pas de retour: le mouvement vers le haut est

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irréversible. Par «l'Arche haute» de ce cloître, Combernon communique avec le ciel. Les fruits de ses terres montent vers Monsanvierge pour y être consacrés, le froment pour l'hostie, le vin pour le calice et la cire pour les chandelles qui à l'image de tout dans cet univers poétique se consument sur l'autel pour se transfigurer à la Face de Dieu. La présence de Monsanvierge sanctifie la terre de Combernon, lui donne sa direction qui est une élévation vers un autel, un passage vers Dieu. Ainsi la terre de Combernon est chantée dans sa lourde et grasse fertilité, les profonds labours soumis au travail de l'homme, mais l'ascension comporte une transfiguration par quoi est libéré le spirituel. De nombreuses images parsemant la pièce portent témoignage de cette transfiguration. Les religieuses de Monsanvierge sont présentées comme des colombes sur le point de prendre leur essor, les ailes à demi déployées. Il y a les images des grains de l'encensoir qui libèrent leur parfum en se consumant, il y a la semence qui en mourant fait monter la tige où les épis se déploient, et la fleur qui exhale son odeur en se fanant. L'église de Pierre qui monte vers le ciel en transfigurant la matière dont elle est faite, et Violaine comparée à un tabernacle brisé d'où émane l'odeur du paradis. Elle est aussi »le surgeon secret de l'arbre saint» qui pousse lorsque la vieille Monsanvierge se meurt. Et sur les champs de Combernon plane l'alouette comme le chant de louange presque dématérialisé de cette terre: La voyez-vous, les ailes étendues, la petite croix véhémente, comme les séraphinsqui ne sont qu'ailes sans aucuns pieds et une voix perçante devant le trône de Dieu ? C'est parce qu'elle est cette pointe extrême de la montée vers Dieu, que Pierre de Craon peut comparer Violaine à l'oiseau: Chante au plus haut du Ciel, alouette de France! -

Ainsi VAnnonce faite à Marie semble essentiellement contenir une vision théologique de l'histoire. L'Annonce à la Vierge, c'est l'annonce que Dieu va germer en elle pour entrer dans le monde, dans l'histoire, pour y mourir et y ressusciter. Ce passage mène par le dépouillement total de la mort au trône du Père.

Deux images s'imposent quand on tâche de voir clair dans ce monde en mouvement. L'une est celle de la Maison dans le sens symbolique le plus large. Comme Combernon, comme la France et comme l'église de Pierre, la chrétienté est une maison, un espace organisé, fait pour que les hommes y habitent. Mais l'autre image est celle de la Route, parce que la maison n'a rien de statique, parce qu'il faut constamment la quitter pour la reconquérir, parce qu'elle vit dans son propre dépassement.

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Une partie importante de l'œuvre claudélienne semble s'éclairer à la lumière de ce passage mystérieux que nous avons discerné dans UAnnonce faite à Marie. La trilogie, qu'est-elle d'autre que le passage qui, à travers le 19ème siècle, mène aux temps modernes? Passage aussi de Christophe Colomb et, avant tout, dans cette somme de l'œuvre claudélienne qu'est Le Soulier de Satin, traitant la conquête du Nouveau- Monde par delà l'Océan: Rodrigue à l'assaut de la barrière du Panama, pendant que la femme que Dieu s'est réservée, Dona Prouhèze, sur la terre brûlante de l'Afrique, se fait victime, pour que le véritable passage se fasse à travers son renoncement total et sa mort.

Passage donc hors des murs étroits de la maison, mais passage qui est en même temps retour vers la maison. Concluons par ces paroles du vieil Anne Vercors qui s'en revient de Terre sainte vers un Combernon nouveau:

M''étant réveillé, j'ai vu que la nuit s'éclairait,
Et là-haut, surmontant le sombre cimier de Monsanvierge,
resplendissante, arrivant de F Arabie,
L'étoile du matin sur la France comme un héraut qui s'élève dans la solitude!
Et je me suis mis en marche vers la maison.

Hans Aaraas

BERGEN