Revue Romane, Bind 2 (1967) 2

L'Esthétique de Benedetto Croce

PAR

ASBJØRN AARNES

Je tiens à signaler tout de suite que je n'ai pas la prétention de vous exposer dans les limites d'un article la philosophie de Croce dans toute sa variété et sa profondeur. Je me bornerai à exprimer quelques points de vue et à formuler quelques questions qui se posent à la lecture de ses ouvrages. Mon étude devra plutôt être considérée comme une introduction à la lecture de Croce que comme un résumé de sa pensée.

Dans la section d'études françaises, à l'Université d'Oslo, nous avons des raisons assez intimes de nous occuper de Croce. Peter Rokseth et ses élèves Anders Wyller et Cari Vilhelm Holst, qui ont largement contribué à donner à la section son visage actuel, ont tous subi l'influence de Croce et trouvé chez lui une confirmation de leur propre originalité. Nous allons revenir par la suite à l'importance des idées de Croce pour la formation de ce que le professeur danois F. J. Billeskov Jansen appelle «l'école norvégienne d'esthétique littéraire». (Orbis Litterarum, 1958.)

Dans l'essai intitulé «La Crise de l'esprit», Paul Valéry nous présente un personnage idéal qu'il appelle Homo Europœus - l'homme européen. L'Européen est, selon Valéry, celui qui a reçu l'empreinte de la culture grecque, romaine et chrétienne.

Benedetto Croce est un de ceux qui ont réalisé le plus pleinement cette synthèse spirituelle. Son système philosophique est construit avec un souci des proportions qui évoque le souvenir de l'art géométrique grec - de ses ancêtres romains il a hérité un sens aigu de la justesse et une virtus dura tolerandi. Si Croce est resté toute sa vie sceptique à l'égard de la religion, l'idée chrétienne de la valeur infinie de la personne humaine et de la vie intérieure était profondément ancrée en lui.

La tradition spirituelle ultérieure se reflète également dans sa pensée. Il possédait une véritable passion de l'abstraction, en même temps qu'il se sentait attiré par la vitalité et la curiosité de l'homme de la Renaissance. Il a vécu dans un dialogue perpétuel avec les maîtres de la pensée européenne.Chez Hegel il a été frappé par la conception de l'histoire comme

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un processus dialectique infini: chez Goethe, il a admiré la simplicité
et le sens de la réalité.

A cette orientation universelle s'alliaient en lui une connaissance intime et un grand amour de son pays. Ses premiers écrits sont consacrés à l'histoire de Naples. Les vers de Dante résonnaient dans son esprit et lui fournissaient sans cesse des exemples pour illustrer ses théories. Il a attiré l'attention du monde sur un philosophe italien oublié du XVile siècle: Jean-Baptiste Vico et a remis son œuvre, La Science Nouvelle, à la place qu'elle mérite. Un autre de ses maîtres fut le critique et historien de la littérature, Francesco de Sanctis, qui vécut au XIXe siècle et qui lui révéla l'autonomie, le caractère propre du phénomène esthétique.

Benedetto Croce est né près de Naples, en 1866. Il descendait d'une famille de gros propriétaires fonciers, lignée seigneuriale, et reçut une excellente éducation dans une école catholique privée. Il s'inscrivit à la Faculté de Droit et suivit pendant quelque temps les cours fameux d'Antonio Labriola. En 1910, il fut élu sénateur, et après la première guerre mondiale, de 1920 à 1921, il occupa le poste de Ministre de l'Education Nationale. Il était déjà à cette époque membre de nombreuses académies italiennes et étrangères et docteur honoris causa de plusieurs universités d'Europe - notamment de l'Université d'Oxford, en 1933.

Sous le régime de Mussolini, Croce mena une lutte inlassable contre le fascisme, publiant dans sa revue La Critica, fondée en 1902, et ailleurs, de nombreuses études où il cherche dans l'histoire italienne des exemples démontrant le caractère ignoble de la tyrannie. Après la Libération, on a vu en Croce l'espoir d'une Italie nouvelle, et encore une fois, il a joué un rôle important dans la politique de son pays. Croce a passé presque toute sa vie en Italie. Il est mort en 1952.

L'œuvre de Croce est immense. Si l'on voulait donner un classement sommaire de sa production, qui s'étend sur la trentaine de volumes publiés par la Maison d'édition Laterza de Bari et les quarante-cinq années de la revue La Critica, on pourrait procéder de la façon suivante : distinguer d'abord les œuvres de philosophie systématique dont le premiervolume parut en 1902 sous le titre: «Esthétique comme science de l'expression et linguistique générale» (comprenant une partie théorique et une partie historique). Le tome Ti a pour titre: «La logique comme science du concept pur». Ces deux volumes constituent ensemble «La Philosophie de l'esprit», Filosofia dello Spirito. Puis, «La Philosophie

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de la pratique» - Filosofia della Pratica, - également traitée en deux parties dont l'une est consacrée à l'activité économique, l'autre à l'activité morale. En 1938, Croce a publié sa philosophie de l'histoire: «L'Histoire comme pensée et action ». Voilà les bases de son système.

Un autre aspect de l'œuvre de Croce est d'ordre historique : Premièrement, des études d'histoire générale comme son premier livre sur Naples. Deuxièmement, des contributions à l'histoire de la philosophie : «Ce qui est vivant et ce qui est mort dans la philosophie de Hegel» (1907), «La Philosophie de Vico», «Matérialisme historique et économie marxiste». Finalement, de grands travaux d'histoire et de critique littéraires : « Essais sur la littérature italienne du XVIIe siècle» (l'époque baroque), «Goethe», «Arioste, Shakespeare et Corneille», «La Poésie de Dante». Particulièrement intéressante est son histoire de la littérature européenne au XIXe siècle, «Poésie et Non Poésie» où l'on trouve, par exemple, une étude remarquable sur Alfred de Musset.

Nous allons maintenant reprendre la question de Croce au sujet de
Hegel, pour méditer un peu sur ce qui est «vivant» et ce qui est «mort»
dans la philosophie du penseur italien.

Je ne crois pas me tromper en affirmant d'emblée que la partie la plus vivante de l'œuvre crocienne, c'est l'esthétique. Que faut-il entendre par ce mot? En pays scandinave, le mot «esthétique» garde un sens odieux depuis Kierkegaard qui l'a choisi pour désigner l'attitude de celui qui veut jouir de la vie en spectateur.

Pour Croce, le mot a un sens tout différent. «Esthétique» signifie pour lui la science du beau, c'est-à-dire toute réflexion plus ou moins systématique sur les œuvres d'art - leurs qualités et leurs effets sur l'homme. Croce reprend la discussion sur le Beau telle qu'elle avait été formulée pour la première fois par Platon dans le dialogue «Ion», puis continuée par Aristote, saint Thomas et vulgarisée par Horace et Boileau.

Pour comprendre les idées de Croce sur le Beau, il faut avoir une notion de l'ensemble de sa philosophie. La philosophie de Croce représenteune réaction idéaliste contre le positivisme du XIXe siècle. Pour Croce, le monde est la création de l'esprit en ce sens que tout ce que nous trouvons dans le monde est le produit de l'ensemble des activités de l'esprit humain. La vie de l'esprit se manifeste sous quatre formes principales: d'une part, deux formes théoriques ou formes de connaissance,à savoir l'intuition, qui est l'acte primaire de l'esprit, et la pensée

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ou l'acte conceptuel; d'autre part, deux formes pratiques, à savoir les
actes économiques et les actes éthiques.

Le but des actes intuitifs est le Beau; la pensée vise le Vrai, l'économie, l'Utile, l'acte moral, le Bon. Il y a entre ces formes de l'esprit une sorte de hiérarchie. L'intuition peut exister sans la pensée, mais il n'y a pas de pensée sans intuition; c'est l'intuition qui fournit à la pensée sa matière. De même, l'acte utile n'est pas nécessairement bon, mais l'acte bon est toujours utile.

» Avant» ce fonctionnement de l'esprit, il y a une zone préthéorique. C'est la zone des impressions ou des sentiments que nous subissons aveuglement. Sur ce plan inconscient, nous nous exprimons par des gestes et des interjections qui doivent être considérés comme des signes ou des symptômes de la joie, de la douleur, de la gêne et de la terreur que nous éprouvons.

Nous pouvons, cependant, fixer et retenir des moments de cette trame sentimentale - par exemple en recourant au langage articulé. En cherchant le vocable qui nomme la douleur et la joie, nous passons dans le monde de l'intuition, ou comme le dit souvent Croce, de l'expression. Par ce passage, les sentiments subissent une transformation, une transfiguration qui les apaise et les purifie. Cette transfiguration est le but essentiel de la création artistique. La différence entre le sentiment à l'état brut et le sentiment transfiguré ou l'image du sentiment, c'est que le sentiment est lié au particulier: «Quelque noble et élevé que soit son jaillissement, il se meut nécessairement dans Funilatéralité de la passion, dans l'antinomie du bien et du mal, dans l'angoisse de la jouissance et de la souffrance; la poésie relie le particulier à l'universel, accueille en le dépassant, pareillement douleur et plaisir et au-dessus de la lutte des parties adverses, elle élève la vision des parties dans le tout, au-dessus de la contradiction, l'harmonie, au-dessus de l'étroitesse du fini, l'étendue de l'infini

Le sentiment transfiguré - ou l'œuvre d'art - est doté d'universalité, c'est un universel individualisé: «Dans l'intuition, le particulier palpite de la vie de l'ensemble, et l'ensemble est dans la vie du particulier; toute pure représentation artistique est à la fois elle et l'univers, l'univers dans cette forme individuelle, et cette forme individuelle pareille à l'univers. Dans chaque mot du poète, dans chaque création de son



1: La Poésie, traduction française de «La Poesia» (4e édition, 1946), par D. Dreyfus, Presses universitaires de France, 1951, p. 8.

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imagination, il y a toute la destinée humaine, toutes les espérances, les illusions, les douleurs et les joies, les grandeurs et les misères humaines, le drame entier du réel, dans son devenir, dans sa croissance perpétuelle, sorti de sa propre substance, fait de souffrance et de bonheur.»2

Cela ne veut pas dire que l'art soit une forme vide. Le sentiment vibre encore après cette lutte au cours de laquelle il a été transformé en image; c'est comme la lueur de l'arrière-saison où resplendit l'été dans la sérénité automnale. Dans le poème, dit Croce, tremble encore l'émotion comme une larme dans le sourire qui l'éclairé. «Et puisque, de même que pour toute autre forme, la poésie ne s'effectue que dans la lutte de l'esprit contre lui-même, et, dans ce cas, dans la lutte contre le sentiment qui, en lui présentant sa matière, tout à la fois oppose le poids et l'obstacle de la matière, la victoire où la matière rebelle se convertit en image, trouve son signe dans la sérénité atteinte, dans laquelle pourtant tremble encore l'émotion, comme une larme dans le sourire qui l'éclairé, et par le sentiment nouveau et cathartique qui est la joie de la beauté.»3

Le sentiment sans l'intuition est aveugle, l'intuition privée du sentiment est vide. Pour désigner cette unité concrète et vivante de «contenu » et de «forme», il arrive que Croce ajoute le mot «lyrique» à l'intuition, notamment à partir de 1913. Il parle d'«intuition lyrique» sans toutefois mettre l'accent sur le côté émotionnel de ce dernier mot. La création artistique est essentiellement transfiguration ou intuition - l'expérience vécue des œuvres est contemplation du phénomène transfiguré.

Voici un texte important du «Bréviaire»: «L'intuition artistique est donc toujours une intuition lyrique, et cette dernière expression n'est point comme une epithète ou un qualificatif de la première, mais comme un synonyme, l'un des synonymes qu'on peut ajouter à plusieurs autres que j'ai déjà rappelés et qui désignent tous l'intuition. Et si l'on s'appuie parfois sur le fait que, sous la forme de synonyme, elle prend la forme grammaticale de l'adjectif, c'est seulement pour faire comprendre la différence entre l'intuition-image, qui est la combinaison d'images (car ce qu'on appelle image est toujours une combinaison d'images, puisqu'iln'existe pas d'images-atomes, pas plus qu'il n'existe de penséesatomes),entre l'intuition vraie, qui constitue un organisme et, comme organisme, possède son principe vital, lequel est l'organisme lui-même;



2: Bréviaire d'esthétique, traduction française de «Breviario di estetica» (1913), par Georges Bourgin, Payot, 1923, pp. 165-166.

3: La Poésie, pp. 8-9.

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et cette fausse intuition, qui est un amas d'images, réunies par amusement,ou par calcul, ou pour une autre fin pratique, et dont la réunion, étant pratique, apparaît, considérée sous l'aspect esthétique, non pas comme organique, mais, comme mécanique. Mais, en dehors de ce rôle particulier d'épithète et d'expression polémique, l'expression de « lyrique » serait inutile; et l'art reste parfaitement défini si on le définit comme intuition.»*

Cette affirmation que l'art est intuition puise en même temps sa signification et sa force dans tout ce qu'elle peut nier implicitement. Elle nie avant tout que l'art soit un fait physique. Et cela, pour la simple raison que les faits physiques n'ont pas de réalité, tandis que l'art auquel tant d'hommes consacrent leur vie entière est éminemment réel. Cette argumentation suppose peut-être que l'on accepte la position idéaliste de Croce, qui mène nécessairement celui-ci à prétendre que le monde physique est une construction de notre intelligence en vue de l'organisation de la science naturelle. D'autre part, il démontre l'absurdité de vouloir construire ou décomposer l'art physiquement. La pensée de Croce prend facilement une tournure polémique, et voici comment il caractérise ces chimistes du langage qui s'obstinent à chercher la poésie dans le style et dans la métrique : «... la question de savoir si l'art est un fait physique doit raisonnablement prendre cette signification différente: l'art peut-il être construit physiquement! Et il peut certainement l'être, et nous arriverions à le faire en réalité, au cas où, nous dégageant de l'impression causée par un poème, renonçant à en jouir, nous nous mettrions, par exemple, à dénombrer les mots dont le poème est composé et à décomposer ceux-ci en syllabes et en lettres, ou, nous dégageant de l'impression esthétique que nous cause une statue, nous la mesurerions et nous la pèserions: chose fort utile aux emballeurs de statues, comme la première est utile aux typographes qui doivent «composer» des pages de poésie, mais fort inutile à celui qui contemple et étudie l'art, et auquel il ne convient pas et il n'est pas permis de se «distraire» de son objet propre. Avec cette seconde signification, l'art n'est donc pas encore un fait physique; c'est-à-dire, quand nous nous proposons d'en pénétrer la nature et la façon d'agir, il ne nous sert à rien de le construire physiquement.»s

Une autre négation qui ressort de la définition de l'art en tant qu'intuitionest



4: Bréviaire d'esthétique, pp. 38-39.

5: Ibid., pp. 12-13.

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tionestque l'art ne peut jamais être un objet utilitaire. On parle de plaisir esthétique, mais tous les théoriciens de l'art s'accordent à reconnaîtrequ'il s'agit là d'un plaisir d'essence particulière. Mais cette restrictionconstitue un véritable abandon de la thèse, car, étant admis que l'art est une forme particulière de plaisir, son caractère distinctif serait à trouver non dans le plaisir proprement dit, mais dans ce qui le distingue des autres formes de plaisir.

En définissant l'art comme intuition, on nie encore que l'art possède le caractère de connaissance conceptuelle ou philosophique. Contre les tendances actuelles à confondre poésie et philosophie, Croce souligne que le rôle de la pensée logique est de porter des jugements - d'établir la réalité ou l'irréalité de l'objet visé. La pensée définit l'objet par ses attributs, tandis que l'intuition vise son correlai en tant qu'image. Autrement dit: l'intuition nous fait «voir» les phénomènes tout simplement, tandis que la pensée les critique et les détermine.

Il se dégage de ces considérations théoriques dont nous n'avons pu ici qu'indiquer quelques points de repère, une méthode ou une orientation pour la recherche littéraire et pour toute approche de la littérature comme objet d'étude. Il en résulte en premier lieu que la seule porte ouverte à qui veut pénétrer dans le monde intuitif ou artistique est Vexpérience vécue des œuvres. Il en résulte également que toute tentative de ramener l'œuvre d'art à toute entité non-immanente à l'œuvre - de la considérer comme un phénomène dérivé d'autres phénomènes ou comme un symptôme, risque de nous éloigner de cette qualité lyrique de l'œuvre. Troisièmement, il s'ensuit que l'étude d'un poème ne peut jamais commencer par un examen des faits physiques comme les sons, par exemple, considérés indépendamment de l'expérience de cette essence lyrique. Même une tentative de recourir aux sons pour légitimer telle interprétation d'un poème est, selon Croce, vouée à l'échec.

Finalement, ce serait méconnaître l'autonomie de la poésie que de chercher des idées ou des pensées dans un poème. La qualité propre de la poésie est intimement liée à la structure de la composition. Celui qui essaie de résumer le poème dans des termes autres que ceux du poète, dit nécessairement autre chose.

Nous voilà donc renvoyés encore une fois à cet acte mystérieux qu'était pour Croce la lecture, l'expérience vécue des œuvres. Cela ne veut pas dire que la pensée de Croce sur l'art se contredise elle-même et nous plonge dans une impasse, où toute recherche et tout enseignementde

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mentdel'art soient superflus. Cependant, il faut reconnaître que la
pensée de Croce est moins explicite quand il s'agit d'établir un programmepositif
pour la recherche littéraire.

Revenons maintenant à l'influence de Croce en Norvège et dans les autres pays. Il n'est pas difficile de sentir et de constater l'affinité profonde entre la position de Croce et celle de Peter Rokseth telle que celui-ci l'exprime dans son livre sur la tragédie classique.6 Rokseth souligne - ainsi que Croce - la nécessité de lire, d'éprouver la poésie par un acte intuitif, il reprend les idées de Croce dans sa critique de l'histoire littéraire de l'école positiviste. Tl emploie encore le même mot que Croce - lyrique - pour désigner la note profonde de l'œuvre poétique.

L'étude d'Anders Wyller sur »Le Canard Sauvage» d'lbsen7 est tout
imprégnée de la pensée et de la terminologie crociennes (Ibsen n'est pas
philosophe, pas psychologue, etc.).

Pour Cari Vilhelm Holst, la position de Croce est le point de départ. Dans son «Fragment d'une philosophie de l'art»,B on retrouve des idées et souvent des phrases de Croce. Dans un cours inédit sur le philosophe italien, il essaie de s'orienter dans une autre direction en s'approchant des résultats de la phénoménologie de Husserl - mais il est significatif, et tout à fait dans la pensée de Croce, que ses études publiées se bornent à une critique des erreurs.

On peut constater cette affinité de points de vue, mais il faut cependant se garder de conclure que l'ensemble de la pensée de Croce est identique à l'ensemble de la pensée de Rokseth ou de Holst. Ce ne sont pas les éléments qui constituent la démarche d'une pensée, mais bien cette vision globale qui est à l'origine de l'orientation de la pensée. D'autre part, il convient de mentionner que des influences françaises issues de la philosophie de Bergson et du mouvement de «la poésie pure» concordent parfaitement avec les idées de Croce. Pour faire l'histoire de «l'école norvégienne d'esthétique littéraire», il faudrait tenir compte de ces deux courants spirituels.

En France, les ouvrages de Croce ont été traduits relativement tard. En 1923, on a publié une traduction de Breviario di estetica (Bréviaire d'esthétique); il existait déjà à cette époque des traductions de son étude sur Vico, de l'essai sur Hegel, du Matérialisme historique et de la Philosophiede



6: Den franske tragédie. I. Den franske tragediefurm. Corneille. Oslo, 1928.

7: Dans la revue nordique Edda, 1939. Voir aussi sa thèse: Paul Claudel. En kristen dikter og hans drama. Oslo, 1936.

8: Fragment av en kunstfilosofi. Oslo, 1953.

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sophiedela Pratique. L'ouvrage le plus récent de Croce, La Poésie, a
paru en français en 1951.

Ces réticences en France à l'égard de Croce s'expliquent par le fait que, d'une part, il existait déjà dans ce pays une conception analogue et que, par ailleurs, la tradition universitaire française est très forte et n'admet que très prudemment les réformes des nouveaux venus. C'est seulement aujourd'hui que de telles idées commencent à être prises en considération dans la recherche littéraire universitaire.

Dans les pays anglo-saxons, Croce a exercé une influence considérable - la plupart de ses ouvrages sont traduits en anglais et je signale que c'est Croce qui a écrit l'article sur l'esthétique dans la 14e édition de la grande Encyclopédie Britannique. Les idées de Croce se retrouvent actuellement dans le mouvement qu'on appelle New Criticism - la Critique nouvelle. Croce a également joué un rôle d'initiateur pour l'école d'esthétique suisse - celle de Staiger et Spoerri. D'une façon générale, on peut dire qu'une conception de l'art et de la recherche esthétique analogue à celle de Croce a gagné partout du terrain au cours des dernières décennies - même là où Croce n'a exercé aucune influence directe. Pour expliquer ce phénomène, il faudrait étudier d'autres esthéticiens de notre époque; en premier lieu, le philosophe polonais Roman Ingarden dont l'influence, sur des points décisifs, est venue rejoindre celle de Croce.

Je conclurai cet exposé par une reflexion sur ce que Ton pourrait appeler le sceau personnel de l'œuvre crocienne. En désignant Croce comme Européen nous avons surtout pensé aux empreintes qu'il avait reçues des autres. Quelle est l'empreinte qu'il a donnée lui-même? Il y a une nette différence entre Croce et les penseurs de l'esthétique qui ont jugé l'art à partir de leurs systèmes philosophiques, remplissant ainsi par l'esthétique une catégorie sans laquelle leur pensée serait restée incomplète. Croce s'est approché de l'art d'une façon empirique. Il a formulé ses pensées à partir d'une connaissance intime et d'un grand amour de l'art. Suivre le cheminement de sa réflexion à partir de son premier ouvrage de 1902, en passant par le Bréviaire d'esthétique de 1913, jusqu'à son œuvre finale, La Poésie, c'est suivre une pensée en perpétuelle modification, une pensée qui s'enrichit par le contact avec les créations artistiques nouvelles et qui reconnaît, en fin de compte, qu'elle n'a saisi que les reflets changeants d'un grand mystère.

Asbjorn Aarnes

OSLO